Charles Serfaty présente une histoire économique de la France qui réussit le pari d’être accessible au plus grand nombre tout en présentant les apports récents de la recherche universitaire.
Charles Serfaty présente une histoire économique de la France qui réussit le pari d’être accessible au plus grand nombre tout en présentant les apports récents de la recherche universitaire.
Dans les remerciements qui figurent à la fin de son ouvrage, l’auteur révèle l’ambition qui guida l’écriture de son Histoire économique de la France. Économiste curieux, Charles Serfaty s’étonnait qu’il n’existe pas de synthèse qui puisse retracer l’évolution économique de la France au cours des siècles et présenter l’état actuel des débats historiographiques. C’est ainsi qu’il se décida à écrire le livre qu’il aurait aimé lire. Nul doute que l’auteur a rempli son objectif, et qu’il réussit à communiquer au lecteur le plaisir qu’il a pris dans l’écriture. Il commence son récit en Gaule pour finir dans la France contemporaine, dressant un large panorama des évolutions du commerce, de la finance, du travail, de la production ou du budget de l’État, et tissant les liens entre les forces économiques et les principales évolutions politiques de ce qu’on appelle aujourd’hui la France (tout en reconnaissant évidemment que le sens territorial et politique de ce nom a varié au cours du temps).
Se présentant comme un ouvrage de synthèse introductif, rappelant parfois le ton de l’Histoire de France de Marc Ferro, cette histoire économique ne défend pas quelque grande thèse qui chercherait à définir l’identité économique de la France, ou des causes premières déterminant l’évolution de la production et des revenus français au cours du temps. C’est sans doute mieux ainsi ; l’histoire économique a souffert de grands arguments sur la causalité de l’histoire et l’identité des nations qui ont mal vieilli. L’auteur reconnaît toutefois en introduction que son histoire est en partie guidée par deux prismes particuliers qui, au fil de la lecture, se révèlent effectivement comme des cadres importants de l’argumentation.
Il y a d’abord la position territoriale singulière de la France métropolitaine – lien entre l’Europe du Sud et l’Europe du Nord – qui forgea souvent la direction de son commerce et donc la spécialisation de sa production. L’attention que l’auteur prête à la géographie, tout en évitant des déterminismes simplificateurs, parcourt l’ouvrage – et s’étend, quoique plus rapidement, à la situation géographique des colonies françaises. Deuxièmement, l’auteur insiste sur la nécessité de prendre en compte la spécialisation agricole de la France pour comprendre l’évolution économique du pays depuis le XIXe siècle. C’est sans doute l’un des arguments les plus développés de la partie de l’ouvrage consacrée à l’histoire contemporaine – s’appuyant là encore sur une considérable historiographie récente – que de ne pas interpréter la prédominance de l’agriculture en France (à l’heure où l’Angleterre s’industrialisait plus rapidement) comme un retard, mais comme une spécialisation, un « avantage comparatif » ou une « préférence » (p. 284-285), qui demeure en partie aujourd’hui, notamment avec l’importance du secteur viticole.
Sans surprise, la tension entre le libéralisme économique et l’intervention de l’État traverse également l’ouvrage, du moins ce qui touche à l’histoire moderne et contemporaine. Sur ce sujet, l’auteur prend soin de remettre en contexte ce que ces termes ont pu signifier au cours du temps et d’aller contre certains préjugés et visions simplificatrices. Les pages sur Colbert et Turgot, par exemple, montrent bien la différence entre les deux et restituent l’activisme du premier pour organiser la production et le commerce à partir d’une impulsion de l’État. Mais elles révèlent aussi les ambiguïtés de ces grands argentiers, et surtout s’attachent à démontrer que les institutions économiques françaises du XVIIe et XVIIIe siècle n’étaient pas moins libérales que celles de l’Angleterre. Sa comparaison de la production agricole avec l’Angleterre (empruntant notamment aux travaux de Philip Hoffman) va également à l’encontre de l’idée selon laquelle les différentes formes de propriété foncière suffisent à expliquer des trajectoires divergentes. Ici, comme à de nombreux autres endroits du livre (dans sa discussion des brevets et inventions au XIXe siècle, par exemple), l’auteur se montre très sceptique vis-à-vis des thèses néo-culturalistes et néo-institutionnalistes – très en vogue actuellement en économie, notamment à la suite des travaux de Douglass North et Joel Mokyr – qui voient dans la culture du libéralisme économique et politique et/ou ses traductions institutionnelles les causes principales et quasi uniques du développement économique. Lorsqu’il discute des différences de croissance de l’industrialisation et du revenu entre la France et l’Angleterre au XIXe siècle, il privilégie les explications multifactorielles, y compris contingentes. Il rejoint ainsi Robert Allen sur l’impact de la différence du niveau des salaires sur la croissance du capital, ou Kenneth Pomeranz sur l’importance du charbon en Angleterre, soulignant les interactions entre les deux.
Conformément à son ambition, l’ouvrage offre plusieurs niveaux de lecture. Le style pédagogique et haletant – agrémenté de citations bien choisies et de références littéraires – lui permet d’être aisément parcouru par les lectrices et lecteurs non spécialistes, mais curieux de suivre l’évolution de l’économie sur plusieurs siècles ou d’en apprendre plus sur une période donnée. Et pour celles et ceux qui souhaiteraient – pour leurs études ou leurs recherches – entrer dans les débats historiographiques et lire des références académiques plus précises, les 90 pages de notes et bibliographies qui accompagnent les 400 pages de texte forment une ressource très précieuse et aujourd’hui sans équivalent. Je ne peux juger que de ce qui touche à l’histoire contemporaine, mais sur cette période, la bibliographie est remarquablement à jour, particulièrement dans le domaine de l’histoire économique quantitative. Elle fourmille des dernières thèses soutenues – ou même mémoires de master – et d’articles publiés très récemment, au cours des 5 ou 10 dernières années. Il faut souligner l’importance que donne l’auteur aux notes, qui sont souvent le lieu de considérations méthodologiques et historiographiques perspicaces et utiles destinées aux spécialistes. C’est ainsi que l’on y trouvera des précisions et réflexions sur la fiabilité des statistiques et des calculs proposés par l’auteur ou les références qu’il cite. C’est également ici que l’auteur se montre régulièrement critique – non sans ironie – sur certains travaux de recherche, en en pointant les limites manifestes, et en soulignant ainsi les manques et insuffisances de notre connaissance actuelle des phénomènes économiques et historiques. Les étudiantes et étudiants qui s’y aventureront pourront sûrement y trouver des idées de projets de recherche !
L’auteur est économiste et ne s’en cache pas. Cela ne l’empêche pas, bien au contraire, d’être critique des travaux des économistes appliqués à l’histoire et en particulier des approches les plus réductionnistes qui visent à trouver une cause unique au développement économique. Son pedigree d’économiste est toutefois bien présent à deux égards. Tout d’abord, dans l’utilisation de raisonnements économiques pour tenter d’expliquer certains phénomènes historiques. Il utilise par exemple – toujours avec un grand souci pédagogique – diverses théories de détermination des salaires ou de l’inflation pour voir si certaines sont mieux à même d’expliquer les évolutions de salaires et de prix. Deuxièmement, il a souvent recours à l’histoire quantitative – et plus particulièrement ce que l’on appelait naguère l’histoire sérielle – pour qualifier les évolutions historiques, notamment sur la production, les prix, le niveau de vie, les coûts de transport, la démographie, etc. Cette utilisation des séries statistiques longues se fait avec précaution (les questions de méthode étant souvent bien développées, mais reléguées dans les notes) et avec un certain souci de présentation. Cela permet d’éviter que ces chiffres ou cartes paraissent trop ésotériques, tout en constituant une ressource très utile, notamment pour l’enseignement ; en espérant que ces fichiers puissent être mis à disposition de toutes et tous sur le site internet de l’éditeur ou de l’auteur. On pense par exemple à la mise sous forme cartographique des temps de parcours, en diligence, en train ou voiture à quelle période (p. 279-280).
Charles Serfaty a réussi son pari d’offrir en 500 pages une histoire économique de la France depuis Vercingétorix, accessible au plus grand nombre et tenant compte des apports historiographiques les plus récents. La tâche demeure toutefois évidemment impossible à réaliser de manière complète et parfaite, et chaque spécialiste y trouvera nécessairement des erreurs, manques et imperfections, ou discutera certain des partis-pris historiographiques.
Ainsi, lorsqu’il présente les crises bancaires des années 1930 et de la Grande Dépression, l’auteur souligne à raison que ni la banque centrale ni le gouvernement ne tentèrent d’éteindre véritablement la crise, mais il passe sous silence le fait que, pour la première fois, l’État français renfloua deux banques aux frais du contribuable, alors que ce tournant fut une rupture majeure et inaugura un soutien implicite de l’État aux banques qui n’a pas cessé depuis. L’analyse de l’inflation des années 1970 montre bien les différences avec l’Allemagne et les compromis entre gouvernement et syndicats outre-Rhin, mais l’auteur parle un peu vite de « concorde sociale » (p. 385) pour qualifier ces quelques années, alors que les syndicats de l’Allemagne de l’Ouest organisaient les plus grandes grèves de l’après-guerre. Certains manques ne sont d’ailleurs pas imputables à l’auteur, mais reflètent la relative faiblesse de l’historiographie ; ainsi en est-il de l’économie du « Premier Empire colonial » français, aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui n’est abordée qu’à travers la question du commerce avec la métropole. Les enjeux macroéconomiques de l’activité salariée et travail domestique des femmes sont peu traités avant le XXe siècle, mais, à ma connaissance, il n’existe pas encore en France – contrairement aux travaux de Janes Humphries, Joyce Burnett ou Nancy Folbre sur les États-Unis et l’Angleterre – d’estimation quantitative de long terme des salaires des femmes par rapport aux hommes ou de la production domestique. Les spécificités économiques des collectivités et départements d’outre-mer depuis la fin de la colonisation demeurent également un angle mort de l’histoire économique contemporaine.
Quant à l’histoire sociale et l’histoire des élites économiques (dirigeants d’entreprise ou hauts fonctionnaires), elle est intégrée de manière hétérogène selon les périodes, même quand des travaux de recherche existent. S’appuyant notamment sur la synthèse de Fabrice Grenard, Florent Le Bot et Cédric Perrin (Histoire économique de Vichy. L’État, les hommes, les entreprises, Paris, Perrin, 2017), l’auteur y donne toute sa place lorsqu’il étudie le régime de Vichy. Mais cette perspective n’est pas prolongée pour l’après-guerre et la période actuelle, alors qu’il est difficile de comprendre la singularité du capitalisme français et le fonctionnement de ses grandes entreprises sans tenir compte des liens tenus entre haute fonction publique et entreprises privées, que la libéralisation économique et les privatisations des années 1980 n’ont pas amoindris. Sur la période récente, l’auteur se montre critique vis-à-vis du terme de « néolibéralisme », au motif que les dépenses publiques n’ont pas baissé. Mais il oublie la littérature en sociologie et histoire économique qui insiste bien sur une rupture au cours des années 1980 et 1990 avec notamment la « financiarisation » d’une partie de plus en plus importante des échanges économiques (immobilier, dette des entreprises) et l’introduction de modes de gestions « néolibéraux » dans la fonction publique (new public management, benchmarking), qu’il est difficile d’ignorer pour comprendre le fonctionnement et les déboires des services publics aujourd’hui (voir notamment Pierre François, Claire Lemercier, Sociologie historique du capitalisme, 2021).
La critique demeure toutefois un peu facile. Il s’agit d’un ouvrage d’introduction particulièrement rigoureux et qui impressionne par l’ampleur gigantesque de la tâche accomplie. Suffisamment riche grâce à ses innombrables références, il offrira sans nul doute nombre de découvertes à toute personne qui s’y plongera. Il s’agit du meilleur point de départ actuel pour s’initier aux questions qui animent la recherche et les débats sur l’histoire économique française. On ne peut que souhaiter qu’il soit lu le plus possible.
par , le 2 septembre
Références
– Robert C. Allen, Introduction à l’histoire économique mondiale. Paris, La Découverte, 2023.
Joyce Burnette, Gender, work and wages in industrial revolution Britain. Cambridge University Press, 2008.
– Pierre François et Claire Lemercier. Sociologie historique du capitalisme. Paris, La Découverte, 2021.
– Nancy Folbre et Barnet Wagman. "Counting housework : New estimates of real product in the United States, 1800–1860." The Journal of Economic History 53.2 (1993) : 275-288.
– Fabrice Grenard, Florent Le Bot et Cédric Perrin, Histoire économique de Vichy. L’État, les hommes, les entreprises, Paris, Perrin, 2017.
– Jane Humphries, "The lure of aggregates and the pitfalls of the patriarchal perspective : a critique of the high wage economy interpretation of the British industrial revolution." The Economic History Review 66.3 (2013) : 693-714.
– Jane Humphries, Childhood and Child Labour in the British Industrial Revolution, Cambridge : Cambridge University Press, 2010.
– Joel Mokyr, La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2020.
– Kenneth Pomeranz, La force de l’empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Éditions Ere, coll. « Chercheurs d’ère », 2009.
– Douglass C. North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2010.
Éric Monnet, « 2000 ans d’économie française », La Vie des idées , 2 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./2000-ans-d-economie-francaise
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.