Certains de mes amis Facebook discutent tout à fait sérieusement du slogan poutinien « Ils [la population civile russe du Donbass] étaient sous les tirs d’artillerie depuis huit ans »… Parmi ces amis, tous n’avaient pas l’âge de suivre l’actualité en 2014, et d’autres ont pu, depuis lors, simplement oublier (si tant est qu’ils et elles en aient eu connaissance avant) les éléments suivants :
Pas de « peuple du Donbass »
Il n’y a pas de « peuple du Donbass ». C’est là une construction idéologique qui a été introduite avec force par la propagande du Kremlin dans la conscience des Russes et des Ukrainiens depuis 2014. Du reste, huit ans plus tard, les deux entités administratives, relativement petites, qui sont censées représenter ce projet d’ensemble, demeurent divisées, séparées par des postes de contrôle douaniers et policiers. La population des deux régions administratives ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk/Lougansk était au départ extrêmement composite. Son identité était plurielle, on y trouvait à la fois des sympathies pro-ukrainiennes (plutôt marquées dans le nord de la région de Lougansk et l’ouest et le sud de celle de Donetsk) et des sympathies pro-russes dans les villes minières et industrielles et la population rurale (cosaque) du sud de la région de Lougansk. Par ailleurs, avant le début des combats au Donbass, le désir réel de réunification avec la Fédération de Russie ou bien de fédéralisation de ces régions était formulé par environ un tiers de la population de cet ensemble ; un autre tiers était favorable à une intégration renforcée avec la Russie, et le dernier tiers pour le maintien du statu quo. L’activisme pro-russe était donc concentré sur une partie des localités de la région, tout en étant absent des autres, où les autorités, puis l’armée ukrainiennes ont rencontré un soutien local (par exemple à Debaltseve/Debaltsevo). Le pseudo-référendum sur la création des « républiques populaires » fut organisé dans un contexte de vide du pouvoir, et seulement dans une partie des localités (principalement dans l’agglomération de Donetsk) dans un très petit nombre des bureaux de vote habituels. On ignore purement et simplement quelle part de la population a réellement voté ; aucune vérification extérieure des résultats n’a eu lieu ni n’avait été prévue.
Pas de « soulèvement populaire »
Il n’y a pas eu de « soulèvement populaire » dans cette région. L’assistance maximale enregistrée dans un meeting pro-russe à Donetsk (une ville millionnaire) est de l’ordre de 30 à 35 000 personnes, le nombre maximum d’attaquants ayant pris part à l’assaut des bâtiments administratifs, et ensuite participé aux bataillons de la « milice populaire » est de 1500 à 2000 personnes dans les grandes villes. Par ailleurs, une partie importante de ces gens, sinon la majorité, étaient soit les membres de bandes armées de petites villes (comme le groupe « Stakhanov », à l’origine de l’« État » de Lougansk), soit des citoyens de la Fédération de Russie qui avaient commencé à affluer pour saper l’État ukrainien dès février 2014 (comme bon nombre de futurs « chefs armés sur le terrain »). Mais jusqu’à juin-juillet 2014, les autorités ukrainiennes restaient présentes dans la majorité des villes du Donbass, par le biais des municipalités et des maires, en parallèle avec l’activité des groupes se présentant comme « républiques populaires ».
Les combats militaires dans le Donbass commencèrent à l’initiative de la Fédération de Russie, laquelle a armé et laissé passer à travers la frontière le groupe « bataillon Crimée » du lieutenant-colonel du FSB [Service fédéral de sécurité, les services secrets russes] en retraite Igor Guirkine (Girkin), spécialiste d’abord de la thématique « tchétchène », puis de l’« ukrainienne », connu également sous le pseudonyme « Strelkov » [2]. Le bataillon était de manière significative constitué d’anciens membres des forces spéciales de la Direction générale des renseignements (GRU) et d’autres unités de combat spécialisées de l’Armée russe formées aux activités de diversion (entendons par là : terroristes). Guirkine n’était pas un officier du FSB ordinaire. Il était étroitement lié au milieu souterrain militant et terroriste des nationalistes russes en armes (y compris, de manière indirecte, avec le groupe terroriste néo-nazi BORN [3]) et les « black diggers » (« dénicheurs noirs ») du marché illégal des armes. Il modérait même un forum en ligne consacré à ces sujets. C’est Guirkine encore qui, après l’assaut contre les bâtiments administratifs dans la ville de Sloviansk/Slaviansk le 12 avril 2014, a enclenché les combats militaires avec les forces de l’ordre, puis avec l’armée ukrainiennes. Il a commencé en faisant tirer par surprise sur les agents du Service de sécurité ukrainien (SBU) qui étaient arrivés pour faire le point sur la situation dans la ville.
Les tirs d’artillerie sur Sloviansk ont débuté après que Guirkine a utilisé un mortier automoteur « Nona » pris à l’armée ukrainienne pour bombarder les positions ennemies [ukrainiennes]. À cette fin, le Nona (et plus tard d’autres armes acheminées dans la ville, pour partie capturées à l’armée ukrainienne, et pour partie fournies par l’armée russe) a tiré depuis des quartiers résidentiels de la ville. Les tentatives de le détruire se sont soldées par des tirs d’obus sur des immeubles d’habitation et par des destructions. Mais les citadins qui habitaient là avaient eu largement le temps d’évacuer soit vers le côté ukrainien soit vers le côté « pro-russe », y compris en transports en commun.
J’omets (vu l’ampleur des événements qui s’y sont déroulés : pour aller vite) toute la période de la guerre qui va de l’été 2014 au début 2015, au cours de laquelle l’armée ukrainienne a tenté de libérer son territoire d’unités (et pour tout dire souvent de bandes) de « chefs armés sur le terrain » qui ont afflué alors sur ce territoire depuis toute l’ex-URSS, et même de lointains pays étrangers. Ils ont essayé d’utiliser le tissu urbain pour causer un maximum de dégâts à l’armée ukrainienne, et pour s’en infliger le moins possible à eux-mêmes. Guirkine aurait même suggéré, selon son allié de l’époque Alexandre Zakhartchenko (Zaharčenko) [4], de faire sauter les immeubles de plusieurs étages situés à l’entrée de Donetsk, afin de faciliter la défense de leurs positions. Plus tard, des militants enquêtant sur des attentats à la bombe à Moscou et dans d’autres villes russes en 1999 ont trouvé une similitude indéniable entre le portrait-robot du terroriste qui a placé des sacs de RDX dans un immeuble de Riazan et le portrait de Guirkine, devenu populaire en 2014. En 1999, Guirkine était un officier du FSB qui luttait contre le terrorisme djihadiste salafiste au Nord Caucase – d’abord au Daguestan, puis en Tchétchénie –cette théorie est donc séduisante, même si elle n’est pas vérifiée à ce jour [5].
Pillage et terreur
Enfin, sur ce qui s’est passé après la cessation des combats les plus intenses, au début de 2015. Oui, l’armée ukrainienne et les « milices populaires » des « républiques populaires » contrôlées par la Russie ont périodiquement échangé des tirs d’artillerie. Comme, la plupart du temps, la frontière qui les séparait suivait exactement les limites des agglomérations de Donetsk et de Louhansk (à ne pas confondre avec les limites des régions administratives), c’est-à-dire qu’elle se trouvait entre les zones urbaines denses sous contrôle des deux « républiques de Donetsk et de Lougansk » (désormais désignées par leurs initiales en russe : DNR et LNR) et les banlieues et champs sous contrôle du gouvernement ukrainien (qui, ne l’oublions pas, contrôlait les deux-tiers du territoire de chaque région administrative), les tirs envoyés depuis les quartiers urbains ont entraîné des « réponses » vers les endroits d’où ils étaient partis. À leur tour, les obus d’artillerie et les roquettes des « républiques populaires » « atterrissaient » souvent vers les villes et villages occupés par l’Ukraine. Outre les célèbres bombardements de zones résidentielles de Marioupol et de Kramatorsk (pendant la période des combats de 2014-2015) par des roquettes (russes), Avdeïevka (la première ville à l’ouest de Donetsk occupée par l’armée ukrainienne), Stanytsia Louhanska (banlieue nord de Lougansk, contrôlée par l’Ukraine), Marioupol et d’autres villes ont également été constamment touchées après 2015.
Cependant, ces bombardements n’étaient pas très intenses. Et les deux camps visaient principalement les militaires, plutôt que de simplement tirer à l’aveugle. C’est pourquoi, pendant les combats, les habitants des zones de la ligne de front qui, pour une raison quelconque, ne pouvaient ou ne voulaient pas évacuer, « restaient assis dans les caves ». Mais 98 % des habitants « vivaient une vie normale », selon les « autorités » de DNR et de LNR (ensemble : LDNR), alors qu’en réalité en 2014-2015 ils avaient souffert des pillages et de la terreur de ces mêmes nouvelles autorités soutenues par la Russie. La prise de contrôle de cette partie de l’Ukraine par des bandes criminelles déguisées en forces d’« autodéfense du peuple » a donné lieu au plus grand cambriolage de l’histoire post-soviétique. Tous les citoyens aisés se sont vu confisquer leur argent, leurs voitures et leurs logements par les « chefs armés sur le terrain », beaucoup d’entre eux et de leurs proches sont passés par des « caves », des sous-sols insalubres où ils ont été torturés et humiliés en attendant que leurs proches rassemblent le montant des rançons. Tous n’ont pas eu la vie sauve, loin de là (et beaucoup y ont perdu leur santé). Les personnes intéressées peuvent consulter sur Google l’histoire du plus sanglant des gangs : « USSR-Bryanka » (une unité spéciale chargée de contrôler l’arrière de la LNR), mais ce n’était qu’une des dizaines de formations de ce type, dont la plupart ne sont plus aujourd’hui. En effet, de nombreux « chefs armés sur le terrain » et combattants sont morts à Donetsk des mains de leurs compagnons d’armes et de leurs alliés, et ce n’est qu’en 2017 que la situation est revenue, relativement, à la normale, autrement dit se limitant à l’écrasement de toute opposition politique et aux rancœurs et tueries permanentes dans le partage du butin de la « verticale du pouvoir » [6].
Trois personnes en particulier ne participeront pas aux célébrations marquant la reconnaissance de la République populaire de Lougansk par la Fédération de Russie : ses trois premiers chefs d’État. Officiellement, Gennady Tsypkalov s’est pendu dans une cellule à Lougansk en 2016 ; Valery Bolotov est mort d’une crise cardiaque à Moscou en 2017 ; et Igor Plotnitsky a démissionné de son poste en 2017. Officieusement, Tsypkalov a été étranglé, Bolotov empoisonné lors d’une réunion avec l’ancien président du Parlement de la République populaire, Plotnitsky démis de ses fonctions par un coup d’État armé. Arrêté en Russie, on n’a plus jamais entendu parler de ce dernier.
En revanche, le chef actuel de la République populaire de Lougansk, en poste depuis 2017, le colonel retraité des services de sécurité ukrainiens Leonid Pasechnik, sera présent. Pasechnik a passé toute la période des hostilités en 2014 dans les territoires contrôlés par l’Ukraine, et n’a décidé de faire carrière dans la République populaire qu’à partir d’octobre 2021. La situation des récents dirigeants de la République populaire de Donetsk est sinistrement similaire : des mafiosi sur lesquels le Kremlin a misé pour tenter de donner l’impression d’un « soulèvement populaire » dans le Donbas, beaucoup d’entre eux sont morts aussi violemment qu’ils ont vécu. Tous ont fait de leur mieux pour se détruire mutuellement, durant les cinq années qui ont suivi la naissance de cette zone de non-droit dans l’est de l’Ukraine.
Pendant ce temps, la LDNR a connu une dégradation de son économie du fait du contrôle russe. Les droits des propriétaires n’étaient pas protégés, leurs biens leur étaient extorqués puis redistribués entre les auteurs de ces extorsions. Les usines et les installations qui faisaient autrefois l’orgueil de ces régions ont été découpées pour en faire de la ferraille et expédiées en Russie pour presque rien, les travailleurs des usines restantes n’ont pas reçu leurs misérables salaires pendant six mois, et tous les rares profits de ce territoire autrefois prospère sont passés dans les mains des fonctionnaires et des oligarques de Moscou. Au moins un tiers de la population (peut-être jusqu’à la moitié) a quitté le territoire pour se rendre en Ukraine ou en Russie, car il était tout simplement dangereux d’y vivre — non pas à cause des bombardements, mais à cause des atrocités des vainqueurs et de l’absence de vie économique normale.
C’est un beau prétexte, bien sûr, pour dire, comme le fait Poutine, qu’on doit protéger les gens là-bas. La question est de savoir contre qui.