Les structures fondamentales des sociétés humaines se présente comme une réforme de l’épistémologie de la sociologie (et des sciences sociales en général). Dans l’introduction (« L’oubli du réel », p. 15-51), Bernard Lahire affirme en effet qu’il est possible et désirable de faire converger les études sociologiques, psychologiques et biologiques vers une grande « science sociale » unifiée, afin d’éviter l’éparpillement des paradigmes analytiques. Cette unité seule permettrait, selon les mots de Maurice Godelier, de « produi[re] des connaissances qui s’accumulent et s’enrichissent par les deux voies classiques des sciences que sont la découverte de nouveaux faits et l’invention de nouveaux paradigmes » (p. 80).
L’ambition de l’ouvrage est ainsi de montrer ce qu’apportent les sciences du vivant à l’étude des faits sociaux (domination, soins parentaux, altruisme, etc.). L’objectif n’est donc pas tant d’avancer telle ou telle connaissance scientifique nouvelle que de proposer un cadre général permettant de les organiser, en articulant des données issues des sciences sociales (anthropologie, histoire, sociologie et, plus ponctuellement, économie) et des sciences naturelles (biologie, éthologie, paléoanthropologie et préhistoire notamment) - même s’il ne s’agit probablement que d’une modalité d’articulation parmi d’autres.
Contre la sociologie « relativiste » et « constructiviste »
La première partie de l’ouvrage (« Des sciences sociales et des lois ») justifie le projet de réforme de l’épistémologie de la sociologie en critiquant les approches relativistes ou nominalistes, et en défendant une version à la fois réaliste et transdisciplinaire des sciences sociales. Selon B. Lahire, « les chercheurs en sciences sociales en général, les sociologues en particulier » (p. 67) cherchent surtout à comprendre le point de vue de tel ou tel groupe social (à décrire leurs « représentations subjectives ») et non à expliquer pourquoi et comment un tel point de vue s’est constitué. Contre cet « hyper-constructivisme », Lahire revendique une position sobrement « réaliste » qui affirme l’existence d’une réalité sociale qui excède la représentation que les agent·es s’en font et que le travail sociologique doit tenter d’atteindre.
En cela, il suit strictement la théorie bourdieusienne du point de vue selon laquelle le rôle du sociologue est de décrire le point de vue des agents sociaux en les resituant pour cela dans l’espace social qui seul permet d’en rendre compte. Il faudrait donc distinguer le « perspectivisme relativiste » (p. 16) que Lahire fustige (et qui correspond à la stricte compréhension du point de vue des agent·es) et un « perspectivisme réaliste » qui cherche à expliquer l’émergence et le maintien de ces points de vue [1]. Une telle démarche « explicative » (et non exclusivement compréhensive) se heurte à la longue liste des partisan·nes d’une sociologie essentiellement « idiographique », consacrée à la description de cas particuliers plutôt qu’à l’explication de phénomènes généraux. Cette dualité est illustrée dans l’ouvrage par l’opposition entre les principes épistémologiques développés par Jean-Claude Passeron dans Le Raisonnement sociologique et ceux développés par Alain Testart dans Essai d’épistémologie – sur lequel Bernard Lahire s’appuie largement pour avancer une épistémologie générale et comparatiste (p. 96-111).
Ce premier enjeu épistémologique s’accompagne d’un second, moins explicite : les phénomènes sociaux dont il est question (comme la domination) ne relèvent pas uniquement de la sphère « symbolique », mais impliquent d’abord le domaine vaste des conditions de vie matérielles – l’accès à la nourriture, aux soins, aux espaces de vie, etc. L’ouvrage accorde en effet une place importante à la « production d’artefacts » (médicaments, vaccins, prothèses, etc.) et à leur inégale répartition au sein de la population ; les inégalités dont il est question relèvent donc d’abord de l’espérance de vie, des conditions de sécurité, des degrés de confort (p. 523). Il en résulte une approche plus résolument « matérialiste » de la question de la domination (p. 908).
Ces deux dimensions (l’anti-subjectivisme et le réalisme matérialiste) permettent de souligner la continuité qui existe entre Les structures fondamentales des sociétés humaines et les travaux antérieurs de l’auteur (la question est évoquée en conclusion, p. 905 et suivantes). Dans Enfances de classe, Bernard Lahire rejetait déjà fermement une analyse strictement « conventionnelle » des inégalités qui se limite à l’étude des représentations sociales [2] et une approche strictement « compréhensive » de la sociologie qui réduit le monde social à un univers de représentations symboliques en conflit [3]. Il objectait alors que sous l’arbitraire des goûts et leurs degrés de légitimité se cachent souvent d’autres inégalités bien plus problématiques [4]. Ainsi, la distribution sociale des pratiques alimentaires ne renvoie pas simplement à la hiérarchie arbitraire des goûts « distingués » et « populaires », mais implique également une inégale distribution des risques de développement de pathologies – en termes d’obésité, de diabète, de tension artérielle [5], etc. De même, les moyens de transport privés impliquent certes différents degrés de légitimité symboliques (ce qui distingue la « vieille Renault 4 L et la Renault 25 ou la Rolls-Royce [6] », pour reprendre l’exemple de Jean-Claude Chamboredon) ; mais ils renvoient aussi à une grande hétérogénéité en termes de vitesse, de degré de confort et de sécurité. C’est pourquoi Bernard Lahire affirmait que « le monde ne se réduit pas à n’être qu’un grand jeu de classement à partir d’une hiérarchie arbitraire des légitimités », mais que les biens culturels « ont des effets très concrets dans la vie des porteurs de cette culture [7] ». Un des enjeux importants des Structures élémentaires des sociétés humaines consiste à développer un cadre épistémologique susceptible de rendre compte de ces inégalités aux dimensions moins directement « symboliques » et « conventionnelles » et plus directement « pratiques » voire « physiologiques ». C’est en ce sens que la revendication d’une épistémologie « réaliste » et « anti-constructiviste », ainsi que, symétriquement, le recours aux sciences de la vie, se trouvent justifiés.
L’altricialité secondaire propre à l’humain
La deuxième partie de l’ouvrage (« Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant ») élabore positivement l’épistémologie réaliste et transdisciplinaire évoquée dans un premier temps ; et la troisième partie (« De la structuration des sociétés humaines ») en développe les principes généraux. C’est là que l’ouvrage tranche résolument avec les principes avancés par l’auteur dans ses travaux précédents (ce qu’il reconnaît explicitement p. 905).
La méthode avancée répond à une triple exigence. D’abord, montrer qu’il est possible d’identifier, « derrière le foisonnement des formes historiques-culturelles », « des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines » (p. 308). Ce faisant, l’auteur mobilise une vaste littérature historique, préhistorique et anthropologique dans une perspectiviste comparatiste. Ensuite, il s’agit d’isoler parmi ces universaux ceux qui sont propres aux sociétés humaines, par distinction avec les sociétés animales : c’est à ce niveau que le recours aux sciences du vivant (biologie et éthologie au premier plan) devient décisif. En s’appuyant sur des travaux divers, de Françoise Héritier à Priscille Touraille, Lahire prolonge la piste ouverte dès 1877 par Alfred Espinas qui engageait à étudier les « sociétés animales » afin de circonscrire le type de socialité propre aux « sociétés humaines » (p. 268). Symétriquement, la proposition de Durkheim d’isoler le « social » du « psychologique » et du « biologique » afin d’en faire le domaine d’étude propre aux sociologues est explicitement rejetée (p. 269). Enfin, une troisième piste consiste à identifier les processus de co-évolution gène-culture (p. 300) : en transformant culturellement leur environnement, les humains ont modifié la pression sélective qui pèse sur eux. On sait ainsi que la taille de la mâchoire et de notre intestin est liée à la cuisson des aliments ; que certaines enzymes (comme la lactase qui permet de digérer le lait) sont liées à l’élevage ; que la taille du cortex préfrontal semble corrélée à la taille des sociétés et à la complexité de nos relations sociales, etc. Ces deux parties centrales de l’ouvrage exposent ainsi une quantité impressionnante de données issues des sciences sociales (anthropologie, histoire, sociologie et, plus ponctuellement, économie) et des sciences naturelles (biologie, éthologie, paléoanthropologie et préhistoire notamment). Cette démarche conduit à la thèse générale de l’ouvrage, qui consiste à dériver nombre de dimensions de notre vie sociale des propriétés biologiques de l’être humain (viviparité, relativement grande longévité, etc.), et notamment de son altricialité (p. 44).
La notion d’altricialité secondaire sert, dès les travaux d’Adolf Portmann, à désigner la naissance « prématurée » des humains et la lente croissance extra-utérine des bébés, comparée aux autres espèces animales. Le fil rouge de l’argumentation est que cette croissance lente entraîne irréductiblement une longue période de dépendance des plus jeunes à l’égard des plus âgés dont il s’agit de mesurer l’immensité des conséquences sociales – en termes de division du travail, d’attribution du pouvoir politique, de représentations cosmologiques, etc. L’auteur parle alors d’« altricialité tertiaire » (ou « permanente ») afin de souligner que l’humain demeure dépendant de plus experts ou savants que lui tout au long de sa vie – et ce, d’autant plus que la division du travail est avancée (p. 551). D’autres dimensions biologiques possèdent un pouvoir explicatif tout aussi important – la partition sexuée, la grande longévité de l’espèce, etc. L’ouvrage synthétise ainsi 17 lois générales du fonctionnement des sociétés humaines : ces lois ne sont pas des nouveautés théoriques (elles portent d’ailleurs généralement présentées par le nom de leur illustre énonciateur – « loi Marx », « loi Tarde », etc.), mais constituent « les acquis sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour travailler » (p. 325-422).
Le défi titanesque de l’ouvrage consiste donc à synthétiser une énorme quantité de données « biologiques » afin d’en identifier à chaque fois les « corrélats » sociaux. Il ne s’agit donc pas de revendiquer une forme de déterminisme génétique ni d’ « expliquer le social par le biologique » (p. 908) ; il s’agit plutôt d’éviter le rêve culturaliste d’un humain réduit à une simple « page blanche » (p. 290) en prenant en compte les conditions qui contraignent ou orientent toute organisation sociale.
Un programme de recherches par-delà nature et culture
L’ouvrage étant impossible à résumer précisément, étant donnée la diversité des domaines évoqués, nous nous contenterons de quelques remarques générales en guise de discussion.
D’abord, sur le plan académique, ou au niveau du débat d’idées, voir un sociologue comme Bernard Lahire s’emparer aussi nettement de la question du rapport entre sciences naturelles et sciences sociales est particulièrement intéressant. À notre connaissance, ces dernières années, l’utilisation de données issues de la biologie dans un cadre sociologique a surtout conduit à promouvoir une « sociologie analytique » ou un individualisme méthodologique : les sciences naturelles (essentiellement neurocognitives) étaient alors mobilisées pour critiquer l’existence de déterminismes sociaux robustes et souligner l’ « imprédictibilité de la vie sociale [8] ». Contre cette tendance, l’ouvrage de Bernard Lahire montre bien que l’opposition entre des « sociologues déterministes » excessivement culturalistes et ignorant·es des sciences naturelles, d’une part, et des « sociologues analytiques » ouvert·es à la biologie, d’autre part, est un artefact idéologique et éditorial. Au-delà du contenu même des thèses développées, l’ouvrage a ainsi le grand mérite de déstabiliser un certain nombre de présupposés que les chercheurs et les chercheuses partagent certainement avec le grand public. On imagine que cette convergence disciplinaire pourrait encore être enrichie en articulant à l’intégration de données biologiques au sein de la sociologie ici préconisée une discussion des présupposés sociologiques des biologistes, afin d’entrevoir une science sociale unifiée « à double sens [9] ».
Ensuite, sur le plan théorique, l’ouvrage a indéniablement une valeur programmatique ou propédeutique. Une des ambitions consiste à diffuser, au sein des cercles sociologiques, un certain nombre de données susceptibles de transformer le socle sur lequel reposent les travaux contemporains. Pourtant, la polémique à l’égard du « culturalisme » des chercheur·ses en sciences sociales est-elle réellement justifiée ? Ainsi, dans le chapitre sur la domination masculine, Bernard Lahire souligne le caractère sexuellement asymétrique de la gestation, de l’accouchement et de l’allaitement et ses conséquences sur la vie sociale, avant de conclure que ces rapports asymétriques « peuvent être contournés par des moyens artefactuels », qui vont de la césarienne au biberon en passant par l’utérus artificiel (p. 823). Or, s’agit-il là réellement de lois inconscientes que la science nous révélerait enfin ? Ne s’agit-il pas, plus sobrement, de prénotions de sens commun que les sciences naturelles permettent d’étayer et de mieux comprendre ? En plus du « mélange d’hostilité et d’ignorance » (p. 33) des sociologues à l’égard de la biologie, il faut certainement ajouter une part de « méfiance » à l’égard de discours complexes, aux accents souvent impérialistes et aux retombées parfois limitées [10]. Cela n’ôte évidemment rien à la valeur de ces démonstrations ; mais on peut se demander si elles ne rendent pas artificielles les franches oppositions (réalisme vs constructivisme, culturalisme vs science intégrative, etc.) qui les encadrent généralement.
Ce genre de question théorique possède par ailleurs son corrélat au niveau épistémologique. L’articulation du « biologique » et du « sociologique » (si on accepte de conserver cette dichotomie) se présente parfois comme le rappel d’un principe de réalité, à savoir l’existence de « cadres » ou « bornes » biologiques au sein desquels une certaine variation socio-historique est certes possible, mais toujours limitée (p. 822-823). Or, cette modalité d’articulation laisse dans l’ombre un certain nombre de difficultés. En effet, si on admet, que les « cadres » en question sont des données fondamentales de l’existence sociale, comment explique-t-on que cette grande tendance prend telle forme dans tel contexte socio-historique (que l’ethnocentraisme, par exemple, conduit au racialisme scientifique du XIXe siècle, par exemple) ? Ce passage n’est-il pas biologiquement contingent ? Pour répondre, il faudrait savoir avec certitude si on parle de « conséquences » sociales de propriétés biologiques, de « conditions » biologiques de la vie sociale, d’« implications » sociales du biologique, de « corrélats » sociaux des propriétés biologiques, etc. Ces termes, utilisés de façon plus ou moins interchangeable, impliquent en réalité des modèles épistémologiques (et ontologiques) très différents les uns des autres qu’il est désormais nécessaire de distinguer [11]. Le risque est alors de ne se situer qu’au niveau d’une « nature humaine » générique qui rend les individus indistincts [12].
Par ailleurs, le principe du biologique « limitatif » est contrebalancé dans l’ouvrage par l’idée symétrique selon laquelle « le culturel contribue à transformer le biologique » (p. 42). Ce programme théorique, complémentaire avec celui énoncé ci-dessus, conduit plutôt à étudier les variations sociohistoriques des activités enzymatiques, des compositions microbiotiques, des capacités d’antibiorésistance – bref, de ce que Margaret Lock appelle des « biologies locales » ou des « biologies situées » (local biology) [13]. On le voit : l’articulation des sciences sociales et des sciences du vivant peut prendre différentes formes, et l’ouvrage de Bernard Lahire constitue une bonne porte d’entrée dans ce problème complexe.
Ce genre de considération nous conduit enfin aux enjeux politiques de l’ouvrage. La tonalité réaliste-limitative du propos a pu être interprétée comme une manière de s’opposer à certaines revendications sociopolitiques jugées excessivement constructivistes [14]. Pourtant, il est certainement possible de l’envisager autrement. Ainsi, l’idée selon laquelle « les marqueurs du sexe sont multiples – chromosomique (XX/XY), gonadique (ovaires/testicules), hormonal (œstrogènes/testostérone), etc. » (p. 754), rapidement évoquée dans l’ouvrage, semble socialement et politiquement fondamentale : en effet, elle constitue à la fois une avancée théorique importante pour la biologie contemporaine, une information relativement méconnue des chercheur·ses et du grand public, et un problème de premier plan pour une redéfinition contemporaine des notions de « domination » et de « discrimination » [15]. Si cette question peut donc sembler secondaire à l’élaboration d’une grande fresque transhistorique de la domination (p. 754-755), on peut symétriquement affirmer qu’en repartant des questions sociétales les plus actuelles, on est conduit à repenser l’articulation entre biologie et sociologie autrement que dans un cadre « réaliste-limitatif ».
Cette perspective n’a rien de contradictoire avec le projet développé dans Les Structures fondamentales des sociétés humaines. Elle illustre même parfaitement le rôle que Bernard Lahire attribue aux sciences biologiques, à savoir découvrir des dimensions de l’existence dont nous n’avions jusque-là pas conscience afin de pouvoir les maîtriser et éventuellement s’en dégager (p. 913). En ce sens, des conséquences de l’antibiorésistance aux enjeux de « justice reproductive », en passant par la structuration « gastro-nationaliste » des corps, les effets de l’exposition aux pesticides, le statut socio-politique des personnes intersexes, etc., l’articulation entre sociologie et biologie doit aujourd’hui permettre de repenser les formes de la domination de façon radicalement critique [16].
Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, 2023, 972 p., 32 €.