Empoisonner, asphyxier ou brûler l’ennemi : les « armes « non conventionnelles » ne manquaient pas à l’époque gréco-romaine. Cette réalité met à mal notre vision héroïque de la guerre antique.
Empoisonner, asphyxier ou brûler l’ennemi : les « armes « non conventionnelles » ne manquaient pas à l’époque gréco-romaine. Cette réalité met à mal notre vision héroïque de la guerre antique.
Alors que l’Europe redécouvre la menace d’une guerre nucléaire et que la communauté internationale dénonce les pertes civiles inhérentes aux méthodes de guerre modernes, l’Antiquité nous apparaît encore comme une époque différente. Un temps révolu où tous les combattants brandissaient les mêmes armes, luttaient d’égal à égal, jusqu’à une mort héroïque digne des vers d’Homère. Historienne des sciences antiques, Adrienne Mayor se propose de dissiper ces illusions romantiques.
Plus qu’une histoire de la guerre, l’autrice y propose un inventaire critique de ce qu’elle qualifie, au prix d’un nécessaire anachronisme, d’« armes non conventionnelles » : armes chimiques et armes biologiques, selon nos critères modernes. L’incapacité technologique et scientifique des sociétés anciennes à comprendre la chimie et la biologie de ces armes n’a pas empêché leur conception et leur utilisation, comme le montre amplement la littérature gréco-romaine dans laquelle Adrienne Mayor mène son enquête, enrichie de quelques excursions en Inde et en Chine anciennes.
Les premières armes chimiques – à entendre comme les substances toxiques, corrosives ou inflammables utilisées à la guerre – sont attestées d’emblée par les mythes grecs. Dès qu’il eut tué l’hydre de Lerne, Héraclès trempa les pointes de ses flèches dans le venin du monstre pour empoisonner ses futures cibles. Poison et flèches étaient d’ailleurs liés jusque dans la langue grecque. L’étymologie de l’adjectif toxikon – dont dérive notre « toxique » – renvoie à la flèche (toxos), que l’on enduisait de venin animal ou de poisons végétaux.
Grecs et Romains empoisonnaient également l’eau et la nourriture de l’ennemi, comme en 478 avant notre ère, quand les Athéniens abandonnèrent à l’armée perse leur cité et ses citernes d’eau potable, remplies de poison. Le consul Manus Aquilius, envoyé en Asie Mineure contre une révolte grecque en 129 avant notre ère, fit de même avec les citernes ennemies. Mais le maître-empoisonneur de l’Antiquité fut incontestablement le roi Mithridate, qui s’empoisonnait lui-même à petites doses pour prévenir un véritable empoisonnement. En 65 avant notre ère, il fit placer sur la route des armées romaines des ruches d’abeilles ayant butiné des rhododendrons. Affamés et ignorants tout des propriétés de cette plante, les légionnaires se gavèrent de ce miel toxique jusqu’à la mort.
La chimie de guerre antique était aussi celle des substances incendiaires. Même les Spartiates, pétris de valeurs héroïques, s’illustrèrent lors du siège de Platée en 429 avant notre ère : ils empilèrent bois, souffre et poix au pied de la muraille ennemie et y mirent le feu pour asphyxier les défenseurs. Énée le Tacticien, auteur de plusieurs traités militaires au IVe siècle avant notre ère, proposait diverses recettes de bombes incendiaires à jeter sur l’ennemi. Alexandre le Grand fit les frais de cette chimie incendiaire lors du siège de Tyr, en 336 avant notre ère : les Phéniciens lancèrent contre les Macédoniens un navire rempli de poix, de soufre et de paille, dont l’embrasement s’étendit à la flotte ennemie.
Parler d’« armes biologiques » antiques suppose d’opter – avec l’autrice – pour une définition large de ces armes, comme recourant à tout être vivant (et pas seulement à des pathogènes microscopiques) pour nuire à l’ennemi.
Dès lors, les exemples ne manquent pas, depuis les nids de guêpes catapultés dans les rangs ennemis, jusqu’aux éléphants d’Afrique amenés par Hannibal en Italie lors de la Deuxième Guerre punique (218-202 avant notre ère), en passant par les jarres remplies de scorpions, serpents, frelons ou punaises, ou les troupeaux de moutons affublés de branchages pour soulever des nuages de poussière simulant l’arrivée d’une immense cavalerie. Comme les armes biologiques modernes, celles des Anciens étaient susceptibles de se retourner contre leurs concepteurs ; les Romains qui tentèrent de lancer des lions tenus en laisse contre l’ennemi en firent les frais.
Adrienne Mayor pousse le raisonnement – et l’anachronisme – jusqu’à envisager une véritable utilisation guerrière antique d’agents pathogènes, malgré l’absence de compréhension des phénomènes de contagion. Elle prend ainsi au sens littéral les témoignages anciens selon lesquels la peste antonine (165-180 de notre ère) – épidémie dévastatrice nommée d’après à la dynastie impériale d’alors, et qui relevait davantage de la variole que de la peste de Yersin – aurait été causée par l’ouverture d’un coffret en or par des pillards romains, dans un sanctuaire babylonien.
Y voir la preuve de la conservation, dans les sanctuaires, de matériaux infectés destinés à punir pillards et envahisseurs, semble imprudent. La majorité des historiens y voient plutôt une énième explication morale et religieuse d’une catastrophe que les sciences antiques étaient impuissantes à expliquer. L’autrice est davantage convaincante quand elle souligne l’usage guerrier des marécages infestés de moustiques – dont les Anciens devinaient les liens avec le paludisme – vers lesquels on tentait de repousser l’ennemi en campagne. Les Grecs de Sicile y piégèrent les envahisseurs athéniens lors de la désastreuse campagne de 415 avant notre ère.
Grecs et Romains tentèrent de parer ces coups bas, d’abord par une contre-offensive technique. La médecine ancienne mit ses maigres connaissances au service de la lutte contre les poisons de guerre. Les mythes en témoignent encore, avec la mésaventure du héros Télèphe, blessé par ses propres flèches empoisonnées et soigné par la rouille de la lance d’Achille. Rouille que les médecins utilisaient contre les plaies purulentes.
Aux offensives animales, les stratèges antiques répondirent par des contre-mesures étonnantes. Dès leur première rencontre avec les éléphants de guerre – ceux du roi Pyrrhus d’Épire en 280 avant notre ère, avant même Hannibal – les Romains eurent l’idée d’effrayer ces animaux en lançant contre eux des cochons enflammés, créant une panique générale.
Mais d’autres réponses des Anciens interpellent davantage encore : une myriade de discours désapprobateurs condamnant le recours à ces armes déloyales. Grecs et Romains s’entendirent pour attribuer hypocritement l’usage de pareilles ruses aux Barbares, qui ignoreraient tout de l’honneur et de la guerre « civilisée ». Les Scythes, habitants du nord de la mer Noire, étaient réputés experts en flèches empoisonnées, grâce à une mixture de sang et d’excréments humains et de venin et de chair putréfiée de vipère.
Les auteurs romains, qui racontaient régulièrement l’usage d’armes analogues par leurs propres généraux, les condamnaient chaque fois comme une dangereuse première fois. Utiliser ces armes contre des Barbares était en revanche acceptable, puisqu’ils avaient violé les règles tacites les premiers. Les auteurs grecs et romains se rejoignirent finalement sur un point qui rappelle nos propres illusions : toutes ces armes et techniques non conventionnelles rompaient avec une époque révolue, où la guerre était bien plus « morale », franche et exempte de ces ruses perfides…
Adrienne Mayor propose dans son ouvrage un impressionnant catalogue d’innovations guerrières aussi étonnantes qu’effrayantes, qui met sérieusement à mal notre vision romantique et parfois naïve de la guerre antique. Même si l’on peine à la suivre sans nuance sur certains raisonnements anachroniques, elle jette une lumière nouvelle sur un sujet que les Anciens n’ont jamais réussi à trancher, et que notre actualité nous impose malheureusement de réinterroger.
par , le 13 mai
Kevin Bouillot, « Le miel toxique de l’Antiquité », La Vie des idées , 13 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Adrienne-Mayor-Feu-gregeois
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