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Recension Histoire

Affrontements à Chicago

À propos de : C. Rolland-Diamond, Chicago. Le moment 68. Territoires de la contestation étudiante et répression politique, Syllepse.


par Xavier Vigna , le 10 octobre 2011


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Dans un ouvrage consacré au mouvement de contestation dont la métropole américaine fut le théâtre entre 1965 et 1973, Caroline Rolland-Diamond révèle l’étendue de la répression et la constitution d’alliances improbables par-delà les limites des campus. Un regard français sur les événements met en évidence les similarités du moment 68 de part et d’autre de l’Atlantique.

Recensé : Caroline Rolland-Diamond, Chicago. Le moment 68. Territoires de la contestation étudiante et répression politique, Paris, Syllepse, 2011. 366 pages, 25 €.

Si le caractère mondial du « moment 68 » est bien connu [1], les études publiées en français sur tel ou tel lieu emblématique de la révolte brillent par leur rareté, malgré une meilleure prise en compte de la dimension internationale depuis 2008 [2]. En ce sens, la publication de la thèse de Caroline Rolland-Diamond, historienne des États-Unis, marque une inflexion salutaire. Dès lors, son ouvrage intéresse, au-delà des seuls cercles américanistes, toutes celles et tous ceux qui interrogent ce moment.

Une parabole de la contestation

Dans le meilleur des cas, le moment 68 à Chicago est connu à travers les émeutes qui secouent la ville en avril 1968 et les affrontements qui ont lieu à l’occasion de la Convention démocrate d’août. Tout l’intérêt de l’ouvrage de Caroline Rolland-Diamond est d’inscrire cet épicentre dans un arc temporel plus vaste, entre 1965 et 1973 pour l’essentiel, dessinant par là comme une parabole de la contestation dans la métropole de l’Illinois, de ses prodromes jusqu’à son exténuation. L’historienne entremêle quatre récits : celui de la contestation étudiante contre la guerre du Vietnam ; le développement de l’idéologie du Black Power et son enracinement local ; l’engagement des étudiants dans leurs communautés et leurs quartiers, notamment autour des questions scolaires ; le développement puis l’utilisation d’un arsenal répressif par les autorités municipales et fédérales pour juguler la contestation. Chacun de ces récits constitue la trame principale des quatre parties de l’ouvrage.

La première relate la mobilisation étudiante croissante, à partir des bombardements massifs sur le nord Vietnam de février 1965. À compter de cette année, la ville abrite en effet le siège du bureau national du Students for a Democratic Society, principale organisation étudiante de la New Left. C’est cependant l’annonce en février 1966 que les étudiants les plus faibles seraient incorporés qui accélère la mobilisation, et débouche en mai sur l’occupation du bâtiment administratif de l’Université de Chicago, la plus prestigieuse de la ville.

La deuxième partie examine, à compter de 1966, le ralliement des étudiants afro-américains – ultra-minoritaires sur la totalité des campus mais plusieurs centaines au total – à l’idéologie du Black Power. Marquée par le slogan « Black is beautiful  », cette idéologie entend remplacer « l’effacement de la différence défendu par les militants des droits civiques par la conscience de la différence » (p. 92). Plus concrètement, ces étudiants noirs n’entendent pas détruire l’institution universitaire, mais la réformer. Caroline Rolland-Diamond dresse la liste des revendications qu’ils formulent dans les différents centres universitaires, notamment l’augmentation des étudiants noirs, le recrutement d’enseignants et d’administrateurs afro-américains, la création de départements d’études noires, etc. En outre, cette génération entend que la réforme de l’Université serve les 700 000 membres de la communauté locale, à laquelle elle entend offrir ses compétences.

Alors que Chicago avait longtemps été préservée des tensions raciales qui avaient marqué d’autres métropoles américaines, l’assassinat de Martin Luther King à Memphis le 4 avril 1968 précipite une explosion de rage dans le ghetto noir de West Side, se soldant par un lourd bilan de 9 morts. Pire, la réaction du maire de la ville, Richard Dalley, intimant aux policiers l’ordre de « tuer tous les incendiaires », accélère la dégradation des relations entre les Afro-américains et les forces de l’ordre (p. 106-107).

L’année 1968 constitue bien l’épicentre de la contestation, marquée à la fois par la poursuite de la mobilisation contre la guerre du Vietnam et l’investissement des militants sur les problèmes locaux, comme la persistance des taudis. Les thématiques de la justice sociale et raciale incitent ainsi les activistes à dénoncer le racisme ou la pauvreté qui affecte peu ou prou 20 % des habitants de la ville. L’organisation de la convention démocrate en août précipite la jonction des militants locaux, avec le Youth International Party créé par Jerry Rubin, Abbie Hoffman et d’autres hippies new-yorkais. Si la convention est marquée par des épisodes burlesques comme le lâcher de Pigasus le cochon comme candidat à la présidence, elle se caractérise surtout par des affrontements extrêmement violents entre les manifestants et les forces de l’ordre, dont le comportement brutal favorise ensuite l’essor de la contestation. Le 28 septembre, « la plus grande manifestation contre la guerre de l’histoire de Chicago » rassemble 25 000 manifestants (p. 207). C’est le sommet de la parabole, qui coïncide avec la structuration du Black Panther Party (BPP) dans la ville.

L’ampleur de la contestation précipite la réaction des autorités. Les pages que Caroline Rolland-Diamond lui consacre figurent parmi les plus fortes de l’ouvrage. L’historienne relate les agissements de l’unité anti-subversive de la police de Chicago, baptisée Red Squad. Son appellation manifeste l’assimilation entre contestation et communisme, selon une logique de guerre froide. Après août 1968, elle multiplie le harcèlement et les arrestations des activistes sous les motifs les plus futiles (p. 265-266), et collabore aux deux programmes de contre-subversion mis en place par le FBI de J. Edgar Hoover à partir de l’été 1967, visant les organisations nationalistes noires et la Nouvelle Gauche.

Ce travail de sape mené par les autorités contribue à déstabiliser le Mouvement, miné également par des tensions internes. En juin 1969 en particulier, le SDS éclate. Sa branche la plus radicale, baptisée les Weathermen, est en particulier à l’initiative d’une offensive, baptisée Days of Rage, qui vise à porter le conflit sur le sol américain. Cette aventure hautement hasardeuse aboutit à Chicago les 8 et 9 octobre 1969 à des heurts extrêmement sévères et se soldent par un fiasco complet (p. 301-303, 310-311). Pis, les activités répressives conduisent à l’exécution par la police de Fred Hampton, le leader local du BBP, le 4 décembre 1969 chez lui, au petit matin par la police (p. 314 sq.). La répression, les dissensions internes ainsi que la contre-offensive des étudiants conservateurs, menée sous l’égide des Young Americans for freedom, précipitent un déclin accéléré du mouvement qui dépérit jusqu’en 1973.

Alliances improbables

Déjà fort riche du récit des événements qu’il propose, l’ouvrage de Caroline Rolland-Diamond emporte la conviction en mettant en scène les acteurs politiques. La focalisation sur Chicago permet en effet d’insister sur la capacité des militants étudiants à nouer des alliances au-delà des différents campus. Si l’historienne ne nous livre malheureusement aucune estimation du nombre d’étudiants dans la ville, elle estime à 20 % la part des radicaux dans la jeunesse des écoles en 1968 (p. 142). Cette proportion, somme toute modeste, oblige à chercher des partenaires au-delà des universités. De ce fait, les activistes rencontrent d’autres acteurs sociaux, socialement et/ou racialement éloignés d’eux, dans cette ville fortement ségrégée. Par là, le livre fait écho à une des thématiques qui a renouvelé l’historiographie du moment 68 : celle des rencontres improbables [3]. La séquence de contestation dans la ville offre quelques exemples particulièrement intéressants. Ainsi la tentative d’un groupe baptisé JOIN d’investir un quartier pauvre blanc pour y développer des contacts avec la classe ouvrière. Mais JOIN demande aux étudiants désireux de s’investir de s’engager sur une longue durée, de partager les conditions de vie du quartier, et surtout de ne porter aucune des marques de l’esthétique hippie (p. 177). De même, les étudiants afro-américains entendent ouvrir leur campus à la communauté noire, en même temps qu’une partie d’entre eux rejoint les Black Panthers. Or, ces dernières se distinguent notamment en offrant des petits déjeuners aux enfants déshérités de West Side (p. 209-210). La même année, le SDS voit ses militants prêter main forte aux jeunes Noirs des ghettos.

Le symbole de ces rencontres débouchant sur des alliances politiques est la coalition arc-en-ciel (Rainbow Coalition) qui entend contester la machine démocrate de Richard Daley à compter de 1969. Elle rassemble des blancs, des noirs et des hispaniques. Ces derniers ont commencé de se mobiliser en 1966 (p. 111). Deux ans plus tard, une petite structure étudiante, l’Organization of Latin American Students, apparaît également. Et d’anciens membres de gangs hispaniques ou blancs se retrouvent dans la Rainbow Coalition, comme les Young Lords et les Young Patriots ! À cet égard, cette coalition n’est pas seulement interraciale mais aussi interclassiste.

Ces rencontres, tout à la fois sociales et politiques, conduisent à souligner la labilité des territoires de la contestation. Un des intérêts du livre de Caroline Rolland-Diamond est précisément de montrer – quitte peut-être à malmener le sous-titre de son livre ! – que ces territoires ne se limitent pas aux différents campus, mais qu’ils concernent également les rues et les quartiers défavorisés de Chicago. À propos des événements du printemps 1968 en France, j’ai proposé d’examiner « l’émergence compliquée d’espaces de rencontres, par-delà des territoires sociaux [et] la constitution polémique d’espaces politiques par-delà des territoires sociaux. » [4] Il me semble que la situation dans la métropole américaine correspond admirablement à cette configuration, et qu’elle met au prise, comme en France, deux logiques à la fois politiques et spatiales : celle du pouvoir qui tente de maintenir l’assignation traditionnelle des territoires ; celle du mouvement qui entend la subvertir.

Chicago vu d’ailleurs

La lecture de l’ouvrage suscite en effet toute une série de comparaisons spontanées, que l’auteur n’envisage pas, dans la mesure où elle dialogue quasi exclusivement avec l’historiographie américaine. Or, une comparaison, même très sommaire, avec « la vieille Europe », fait repérer des échos, mais enrichit et/ou infléchit également l’analyse. L’analogie avec la mobilisation des étudiants français contre la guerre d’Algérie vient spontanément à l’esprit, puisque dans les deux cas, c’est la possible révocation des sursis, qui favorise la diffusion de la contestation.

Une seconde comparaison possible concerne les classes sociales avec lesquelles les étudiants mobilisés entendent nouer des alliances. L’auteur évoque un débat à Chicago en 1967-68 : un petit parti maoïste, le Progressive Labor Party, entend construire une alliance entre ouvriers et étudiants et incite ces derniers, en vain d’ailleurs, à se faire embaucher dans les usines (p. 175). La majorité du SDS en revanche promeut une alliance avec une nouvelle classe ouvrière constituée notamment de techniciens, d’employés mais aussi des professions libérales (p. 116 et 158). Pour un lecteur familier de la situation française, ce débat n’est pas sans analogie avec des controverses qui surgissent par la formalisation de la catégorie de « Nouvelle classe ouvrière », notamment par Serge Mallet [5], tandis que l’organisation maoïste, essentiellement étudiante, l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes) engage une campagne d’établissement dans les usines à compter de l’été 1967. On est donc frappé que les débats se posent dans des termes similaires de part et d’autre de l’Atlantique.

En revanche, il m’apparaît évident que la capacité des militants étudiants en France et en Italie à nouer des relations, certes précaires et tumultueuses, avec telle ou telle organisation du mouvement ouvrier mais aussi à intervenir aux portes des usines, facilite l’essor de la contestation, en regard de laquelle la situation à Chicago apparaît plus précaire. Ce qui frappe en effet est la minceur des effectifs concernés. 15 000 manifestants en août 1968 contre la convention démocrate dans une ville de 3,5 millions d’habitants par exemple, ou 25 000 en octobre. De fait, et c’est notre principal regret, nous restons largement ignorants de la masse des habitants de la ville faute, d’une présentation à la fois sociale et politique de Chicago.

De même, une comparaison avec la contestation italienne me semble pertinente à propos de la violence. Analysant les affrontements entre les forces de l’ordre et les étudiants de 1968, Caroline Rolland-Diamond signale l’opposition des valeurs – patriotisme et traditionalisme des premières vs internationalisme et anticonformisme des seconds – mais rappelle également la haine de classe qu’éprouvent des policiers, souvent issus des milieux ouvriers, face à des étudiants perçus comme des rejetons gâtés (à tous les sens du terme !) de la bourgeoisie (p. 194-195). Or, suite à la bataille dite de Valle Giulia à Rome du printemps 1968, Pier Paolo Pasolini repérait la même dimension de classe, mais pour choisir le camp des « flics », « fils de pauvres », contre les « tronches de fils à papa » [6]. Plus fondamentalement, l’historienne souligne à plusieurs reprises la radicalisation croissante des activistes, qui va jusqu’à l’attirance grandissante pour la lutte armée. Or, la preuve qu’elle administre est beaucoup plus nuancée, puisque des membres d’un centre culturel afro-américain annoncent leur résolution de riposter par arme à feu en cas d’agression, sans qu’on ne sache jamais s’ils passent vraiment à l’acte (p. 308). De fait, son livre refermé, les rares épisodes de violence ouverte qu’on retient sont les affrontements à l’occasion de la convention démocrate d’août 1968 et les Days of Rage d’octobre 1969. À Chicago au moins, les militants, y compris ceux du BPP, ne versent guère dans l’affrontement régulier avec les forces de l’ordre et ne choisissent pas la logique de la confrontation « militaire » avec l’appareil répressif, à la différence de la majorité de leurs homologues italiens d’extrême gauche notamment après 1969 [7].Au final, une esquisse de lecture comparée tend non à minimiser la portée de la contestation, mais plutôt à souligner l’extrême brutalité de la répression menée par les autorités municipales et fédérales pour maintenir un ordre proprement inique. On sait gré à Caroline Rolland-Diamond de nous l’avoir démontré.

par Xavier Vigna, le 10 octobre 2011

Pour citer cet article :

Xavier Vigna, « Affrontements à Chicago », La Vie des idées , 10 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Affrontements-a-Chicago

Nota bene :

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Notes

[1Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68. Une histoire contestée, Paris, Le Seuil, 2008.

[2Trois publications notamment signalent cette inflexion : Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008  ; Les années 68. Un monde en mouvement. Nouveaux regards sur une histoire plurielle (1962-1981), Nanterre – Paris, BDIC – Syllepse, 2008  ; et le dossier de Histoire@politique, coordonné par Emmanuelle Loyer et Jean-François Sirinelli, «  Mai 68 dans le monde. Jeu d’échelles  », 2008/3. Caroline Rolland-Diamond a d’ailleurs contribué aux deux dernières.

[3Pour la France, voir notamment Xavier Vigna et Michelle Zancarini-Fournel : «  Les rencontres improbables dans “les années 68”  », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 101, 2009/1, p. 163-177.

[4Xavier Vigna et Jean Vigreux (dir.), Mai-Juin 1968. Huit semaines qui ébranlèrent la France, Dijon, EUD, 2010, p. 19-20.

[5Outre Serge Mallet, La nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil,1963, voir également les contributions de Frank Georgi et Olivier Kourchid dans Jean-Michel Chapoulie et alii (dir.), Sociologues et sociologies. La France des années 60, Paris, L’Harmattan, 2005.

[6L’Espresso, 16 juin 1968 cité in Guido Crainz, Il Paese mancato. Dal miracolo economico agli anni ottanta, Roma, Donzelli, 2005 (1é ed. 2003), note 11, p. 262.

[7Voir par exemple Guido Panvini, Ordine nero, guerriglia rossa. La violenza politica nell’Italia degli anni Sessanta e Settanta (1966-1975), Torino, Einaudi, 2009.

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