Comment l’assistance publique s’est-elle constituée en France ? Une étude approfondie qui traverse les XIXe et XXe siècles montre l’articulation du social et du sanitaire, du local et du national dans les politiques assistancielles.
Comment l’assistance publique s’est-elle constituée en France ? Une étude approfondie qui traverse les XIXe et XXe siècles montre l’articulation du social et du sanitaire, du local et du national dans les politiques assistancielles.
Dans ce nouvel ouvrage, Axelle Brodiez-Dolino poursuit son analyse des institutions et des organisations vouées à secourir les plus démunis. Après avoir étudié des associations humanitaires comme le Secours populaire et le mouvement Emmaüs [1], l’auteure entreprend un projet plus vaste en retraçant l’histoire contemporaine de l’assistance sociale à partir du cas de la ville de Lyon. L’approche par le local constitue une originalité de ce travail, elle permet en effet de compléter les analyses centrées sur les grandes lois nationales en s’attachant aux réalités concrètes de la mise en œuvre des politiques assistancielles. L’articulation du local et du national s’avère également pertinente pour comprendre le processus de construction de l’assistance publique, qui déroge fortement à l’image d’un État jacobin. La plongée dans les archives municipales de Lyon nous enseigne que l’assistance s’est constituée par strates successives, d’abord à partir d’initiatives privées (généralement religieuses), puis par l’action des municipalités et enfin au travers de l’intervention de l’État.
En mobilisant le concept de mixed economy of welfare, développé dans les pays anglo-saxons depuis les années 1980, l’auteure intègre dans l’analyse cette diversité d’acteurs privés et publics afin d’envisager l’assistance comme « un écheveau complexe et multiforme, fait de niveaux et de hiérarchies, de conflits, de coopérations et de complémentarités » (p. 13). Au cœur de cette complexité, un principe semble toutefois être partagé par l’ensemble des acteurs tout au long de la période étudiée : les personnes considérées comme dignes d’être aidées relèvent de problématiques à la fois sociales et sanitaires. Cette intrication du social et du sanitaire, qui se manifeste tant dans les politiques assistancielles que dans les conditions de vie des personnes les plus démunies, est appréhendée à partir de la notion de vulnérabilité. Au sein du vaste monde de la pauvreté, les vieillards, les enfants, les femmes en couches, les infirmes, les incurables, les mal-lotis, les SDF et autres populations doublement vulnérables forment en effet les catégories ciblées prioritairement par les associations, les services municipaux et les grandes lois nationales. Ainsi, la thèse défendue par l’auteure est que « les politiques assistancielles se sont construites sur le seul socle politiquement acceptable, une articulation des vulnérabilités sociales et sanitaires » (p. 16).
Cette idée sert de fil conducteur à l’ensemble de l’ouvrage qui est structuré en trois parties correspondant à trois périodes : 1880-1914 ; 1914-1945 ; 1945-1975. De manière chronologique, le lecteur suit l’évolution de l’assistance sociale à Lyon au travers des principaux dispositifs publics et de quelques cas associatifs. La première partie (chapitres 1 à 3) expose la constitution de l’assistance avec l’entrée en scène successive des acteurs associatifs, municipaux et étatiques. La deuxième partie (chapitres 4 à 7) souligne les conséquences des guerres mondiales sur les politiques d’assistance et sur les formes de vulnérabilité. La troisième partie (chapitres 8 à 10) illustre le maintien d’une importante politique d’assistance après-guerre, malgré le développement de la protection sociale et la prospérité économique des Trente glorieuses.
Avant l’avènement de la pensée solidariste et l’arrivée au pouvoir des républicains, l’assistance sociale repose essentiellement sur des associations liées soit à la tradition philanthropique des Lumières, soit à la tradition caritative du christianisme. La ville de Lyon n’échappe pas à cette situation de quasi-monopole des œuvres sociales et religieuses dans l’aide aux plus démunis. On y recense des associations de toute taille menant le plus souvent une action spécifique envers une seule catégorie des traditionnels « bons pauvres » : enfants, vieillards, malades ou infirmes. Ces associations apportent des secours à domicile, tandis que l’action publique se concentre dans une assistance hospitalière encore peu médicalisée et aux capacités réduites.
À partir des années 1880, la situation change avec le rétablissement de l’autonomie des villes qui basculent pour beaucoup dans le républicanisme. Dans le contexte de la deuxième industrialisation et d’une forte urbanisation, les municipalités deviennent le premier terrain d’expérimentation d’une action publique faisant de l’assistance un droit. Les structures d’accueil sont alors rénovées et développées (asiles, hospices, dispensaires, cantines), mais c’est la transformation de l’aide à domicile qui marque un véritable tournant dans l’assistance aux pauvres. Le bureau de bienfaisance (ancêtre du CCAS) devient l’organe para-municipal d’une intervention laïque, professionnelle et médicalisée auprès des nécessiteux. Cette évolution de l’assistance publique, corrélée à la grande dépression qui contraint une multitude de travailleurs au désœuvrement, modifie la représentation sociale du « bon pauvre » et du « mauvais » pauvre. Ainsi, le chômeur, en tant que victime de la conjoncture économique, devient digne d’être assisté, à condition toutefois d’exprimer un sentiment de honte à l’égard de sa situation et une volonté farouche d’en sortir.
Le droit à l’assistance est véritablement consacré par les lois de 1893 (assistance médicale gratuite), de 1905 (assistance aux « vieillards, infirmes et incurables »), de 1910 (retraites ouvrières et paysannes) et de 1913 (assistance aux femmes en couche et aux familles nombreuses). Au tournant du siècle, l’assistance devient donc un service public. L’auteure souligne néanmoins que l’ambition politique des républicains n’est pas de fournir une réponse globale au paupérisme. Les différents dispositifs d’assistance visent à secourir les individus dans des situations particulières où se mêlent des vulnérabilités sociales et sanitaires.
Les réactions des associations sont contrastées face au développement des dispositifs publics d’assistance. Au niveau de la hiérarchie ecclésiastique, la tendance semble être au compromis puisque « dans le domaine des œuvres, contrairement à celui de l’éducation, il n’y a pas d’affrontement central avec l’Etat, celui-ci étant conscient du rôle irremplaçable joué par des associations connaisseuses du terrain, fortes de moyens humains et financiers séculaires » (p. 100). Au niveau des associations religieuses locales, l’auteure distingue trois grands modèles d’attitudes face à l’intervention publique. Premièrement, le refus d’adaptation à la nouvelle configuration conduit certains acteurs vers le « catholicisme intransigeant » qui relie étroitement l’aide aux pauvres à la foi chrétienne et à la pratique religieuse. Deuxièmement, la tentative d’adaptation des associations, en se positionnant dans les failles de l’assistance publique, se traduit par une activité de plus en plus réduite et destinées uniquement aux personnes ne bénéficiant d’aucune aide sociale. Troisièmement, la pleine adaptation des associations passe par leur inscription dans le cadre des politiques assistancielles, ce qui fait évoluer le rôle du bénévole vers celui de l’assistant social. Parmi ces trois modèles d’attitudes, seul le troisième s’accompagne d’une hausse des membres bénévoles et des personnes secourues.
À l’aube du XXe siècle, une diversité d’acteurs a donc posé les fondations de l’assistance moderne. Les dispositifs étatiques, les services municipaux et les œuvres associatives coexistent pour secourir les individus en situation de vulnérabilités sociales et sanitaires. Malgré une tendance certaine à la modernisation et à sécularisation de l’assistance, celle-ci reste encore mue par deux logiques différentes : le droit à l’assistance et le devoir de charité.
La première Guerre mondiale et les préoccupations politiques concernant les soldats modifient les données du problème et renforcent la dimension sanitaire de l’assistance. Le processus de « sanitarisation du social » se manifeste notamment par la médicalisation des hôpitaux qui accueillent les blessés et par les dispositifs hygiénistes protégeant les soldats des « fléaux sociaux » que sont la tuberculose et la syphilis. L’ensemble des mesures sanitaires profite également aux populations civiles qui pâtissent des conséquences humanitaires désastreuses du conflit.
L’intrication du social et du sanitaire acquiert une plus grande importance durant l’entre-deux-guerres, période de l’apogée de l’hygiénisme social. Ainsi, les politiques natalistes et familialistes continuent de se développer après la Grande guerre. La lutte contre la tuberculose et la syphilis se poursuit également dans les années 1920-1930 au travers d’une approche préventive et asilaire. Enfin, la protection de l’enfance et de l’adolescence devient un des principaux domaines de l’assistance, notamment au niveau local où se forme un dense réseau organisationnel mêlant les associations et les services municipaux. L’entre-deux-guerres voit alors émerger les premières professions du travail social : les infirmières-visiteuses et les assistantes de service social.
Outre la dominance de la pensée hygiéniste, l’assistance durant l’entre-deux-guerres est également marquée par les fluctuations économiques. La prospérité des années 1920 s’accompagne en effet d’une massification de l’assistance légale et d’une diversification de l’assistance facultative. La crise des années 1930 recentre, au contraire, les dispositifs locaux d’assistance sur les fondamentaux comme l’aide aux vieillards et aux chômeurs non indemnisés. Dans ce contexte de crise économique, les associations connaissent un véritable regain qui se manifeste par une croissance des effectifs bénévoles et des activités envers les « privés de ressources ». Pourtant en proie à de multiples difficultés sociales et sanitaires, les immigrés restent toutefois en dehors des dispositifs d’assistance et forment un sous-prolétariat.
La seconde Guerre mondiale entraîne une désorganisation institutionnelle et plonge les populations vulnérables dans de nouvelles difficultés. Les pénuries alimentaires ont des effets démultipliés sur les résidents des institutions fermées (asiles, hôpitaux) qui connaissent une surmortalité et sur les indigents urbains qui vivent en permanence avec la faim et la fatigue. Face à cette situation, la municipalité lyonnaise intervient dans de nombreux domaines de l’action sociale comme la lutte contre le chômage, la distribution alimentaire et la protection de l’enfance. Le bureau de bienfaisance est également très actif durant la guerre et l’occupation, revalorisant les allocations sociales et les subventions aux associations. Sous le régime de Vichy, les associations sont toutefois étroitement contrôlées par l’Etat suite à la refondation du Secours national qui centralise les ressources destinées aux œuvres et peut obtenir la dissolution des organisations récalcitrantes. Selon l’auteure, du point de vue de l’assistance, le régime de Vichy ne marque toutefois pas une rupture avec les politiques antérieures. La rupture est plus nette à partir de 1945 tant au niveau des politiques d’assistance que des formes de vulnérabilité.
De la fin de la seconde Guerre mondiale aux années 1970, le monde de l’assistance se modifie profondément. Le rôle de l’État et des départements est renforcé tandis que se réduit l’action sociale des municipalités. Cette période voit également l’apparition d’une nouvelle génération d’associations telles Emmaüs, ATD Quart-monde, les Petits frères des pauvres, le secours catholique ou le secours populaire.
Avec la création de la Sécurité sociale en 1945, les politiques d’assistance apparaissent aux acteurs de l’époque comme « archaïques et dégradantes », témoignages d’un passé révolu. Toutefois, en dépit de la prospérité économique et de la généralisation de la solidarité sociale, la perspective d’une résolution de la question sociale fait long feu. D’abord, parce que les pénuries persistent durant les années d’après-guerre qui traînent longtemps les séquelles du conflit. Ensuite, parce que les différents acteurs de l’assistance restent fortement mobilisés, notamment concernant la pauvreté des personnes âgées et la crise du logement. En cohérence avec la thèse développée par l’auteure, ces deux thématiques phares de la période, la vieillesse et l’habitat, se trouvent au croisement des vulnérabilités sociales et sanitaires.
Durant les Trente Glorieuses, le problème des conditions de (sur)vie des personnes âgées fait l’objet d’un véritable consensus social. Au niveau national, après la prolifération de diverses pensions, la loi de 1956 garantit un certain niveau de revenu et instaure le « minimum vieillesse » que perçoivent alors 90% des plus de 65 ans. Au niveau local, le bureau d’aide sociale (né de la fusion des bureaux de bienfaisance et d’assistance) érige en priorité l’aide aux personnes âgées, notamment celles n’ayant pas cotisé à la retraite. Pour pallier aux problèmes de nourriture et de logement, le bureau d’aide sociale distribue des secours en argent et en nature, finance des restaurants sociaux et développe le placement dans des logements sociaux. Les subventions aux associations constituent aussi une part importante du budget des institutions publiques locales. Nombre d’associations se spécialisent alors dans l’aide aux personnes âgées, mais les associations généralistes investissent également la question des « vieux pauvres » qui représentent d’inadmissibles laissés-pour-compte de la prospérité.
La crise du logement, symbolisé par l’appel de l’abbé Pierre lors de l’hiver 1954, occupe une part importante de l’assistance jusque dans les années 1970. L’auteur distingue trois grandes catégories de populations vulnérables qui font l’objet d’un traitement différencié. Les sans domicile fixe incarnent encore la figure repoussante du « mauvais pauvre » et reçoivent peu d’aides des organisations publiques et associatives. Les travailleurs immigrés (essentiellement algériens à Lyon) qui peuplent les taudis et les bidonvilles sont orientés vers des centres et des foyers d’hébergement. Les familles ouvrières enfin, qui se cachent dans l’habitat insalubre, retiennent l’attention des associations et des pouvoirs publics dont l’action conjointe permet la construction de logements décents et un accompagnement social.
En concluant sur la période actuelle, l’auteure évoque le retour de l’urgence sociale qui se traduit d’abord par des subventions massives aux associations caritatives, puis par la loi de 1988 sur le RMI dont elle souligne l’aspect essentiellement social qui brouille les frontières entre les prétendus bons pauvres qui « ne peuvent pas travailler » et les prétendus mauvais pauvres qui « ne veulent pas travailler ». L’intrication du sanitaire et du social dans les politiques assistancielles réapparaît toutefois dès les années 1990 avec la montée des associations humanitaires et l’instauration de la Couverture maladie universelle. Malgré une autonomisation progressive du social et du sanitaire au cours du XXe siècle, l’articulation de ces deux dimensions de la pauvreté reste donc centrale dans les politiques d’assistance. Pour l’auteure, cette double vulnérabilité sociale et sanitaire est d’ailleurs consubstantielle à la situation de pauvreté. « À chaque époque ses difficultés voire ses drames sanitaires, auxquels les plus démunis sont plus que tout autre vulnérables » (p. 289).
Si la démonstration d’ensemble est largement convaincante et apporte indubitablement de nouvelles connaissances aux études sur la pauvreté et l’assistance, nous aimerions formuler deux remarques en guise d’ouverture au débat. Premièrement, Axelle Brodiez-Dolino introduit un dialogue avec les analyses socio-historiques de Colette Bec sur l’assistance en démocratie [2], mais elle n’évoque pas tout un pan des études sociologiques de la pauvreté qui formule une critique à l’égard de l’assistance sociale et de ses effets sur les « bénéficiaires ». La question du contrôle social et de la stigmatisation des assistés accompagne nombre d’analyses des politiques sociales, depuis les écrits classiques de Georg Simmel sur les pauvres [3] jusqu’à l’étude actuelle des nouvelles formes de pauvreté et des dispositifs d’insertion notamment [4]. Il est dès lors difficile de partager avec l’auteure la perspective d’un « progrès social et politique » en référence à l’histoire de l’assistance (p. 295), à partir du moment où le point de vue critique des politiques assistancielles n’est pas abordé.
Deuxièmement, si le concept de mixed economy of welfare et l’approche par le local permettent une complexification du monde de l’assistance, les trop rares analyses des interactions entre les diverses organisations publiques et privées laissent le lecteur sur sa faim. D’autant que l’auteure reprend en conclusion la notion de champ définie par Pierre Bourdieu pour évoquer la concurrence et la confrontation entre les différents acteurs de l’assistance. Au cours de la démonstration, on ne voit pourtant qu’à de rares occasions les conflits entre les pouvoirs publics locaux et nationaux, entre les associations et les pouvoirs publics, entre les associations elles-mêmes, voire entre les assistés et les travailleurs sociaux et associatifs. Les caractéristiques des acteurs de l’assistance ne sont pas non plus relevées en tant que telle alors que l’on perçoit souvent dans le texte que les associations et les institutions municipales sont largement investies par des membres de la bourgeoisie. Au final, cette histoire de l’assistance apparaît relativement lisse, exempte des controverses et des confrontations qui structurent pourtant ce champ. Sans doute, le fait d’axer la recherche sur ce qui est au cœur du consensus concernant les politiques d’assistance (l’articulation du social et du sanitaire) favorise une telle perspective. De même, la disparition de nombreuses archives publiques et associatives (telle que le mentionne l’auteure) restreint la possibilité de saisir les multiples relations entre les différents acteurs locaux et nationaux, privés et publics. S’il suscitait des vocations, ce travail remarquable d’Axelle Brodiez-Dolino pourrait être poursuivi par des enquêtes réduites à quelques organisations et quelques périodes qui éclaireraient certainement les luttes au sein du champ de l’assistance, à Lyon ou ailleurs.
par , le 16 septembre 2015
Arnaud Trenta, « Aider les pauvres, une histoire politique et associative », La Vie des idées , 16 septembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Aider-les-pauvres-une-histoire-politique-et-associative
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[1] Brodiez-Dolino, Axelle. Emmaüs et l’abbé Pierre. Paris, Presses de Sciences Po, 2009. Brodiez-Dolino, Axelle. Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire. Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
[2] Bec, Colette. L’assistance en démocratie. Les politiques assistancielles dans la France des XIXe et XXe siècles. Paris, Belin, 1998.
[3] Simmel, Georg. Les pauvres. Paris, PUF, 1998 (1re édition en allemand en 1908).
[4] Paugam, Serge. Duvoux, Nicolas. La régulation des pauvres. Paris, PUF, 2013 (2e édition).