Depuis des années, Alain Tarrius documente la « mondialisation par le bas ». Il suit ici le trafic de femmes issues des Balkans pour le travail du sexe en Espagne, et s’attache notamment à celles qui luttent pour reprendre leur destin en main.
À propos de : Alain Tarrius, Trafics de femmes. Au cœur de l’Europe, allers et retours entre les Balkans et l’Espagne, Éditions de l’Aube
Depuis des années, Alain Tarrius documente la « mondialisation par le bas ». Il suit ici le trafic de femmes issues des Balkans pour le travail du sexe en Espagne, et s’attache notamment à celles qui luttent pour reprendre leur destin en main.
Lorsque l’on évoque la mondialisation, on a plutôt tendance à penser places financières, multinationales, nouvelles technologies de l’information et de la communication. Une globalisation surplombante. Depuis des décennies, Alain Tarrius et son équipe [1] suivent et retracent une autre mondialisation [2], infra-étatique, souterraine, du poor to poor, qui pourvoit de produits électroniques le vaste marché que constituent les pauvres d’Europe du Sud. Fabriqués dans le Sud-Est asiatique, hors régulation de l’Organisation mondiale du commerce, ils sont vendus à moitié prix. Le transport et la circulation de ces marchandises est assuré par de vastes réseaux de petites mains, fourmis de ce qu’Alain Tarrius appelle une « mondialisation par le bas » [3].
Depuis ses travaux sur les réseaux commerciaux mis en place par les Algériens de Belsunce dans les années 1980, Alain Tarrius suit et cherche à élucider les transformations de cette mondialisation par le bas du pourtour méditerranéen et d’Europe. Sociologue de formation, nomade disciplinaire, chercheur avant tout, Tarrius défend une recherche puisant ses racines et ressources dans le terrain empirique pour, de là, analyser des faits sociaux et économiques par définition socialement « invisibles ». Les orientations théoriques et méthodologiques, inspirées de la phénoménologie allemande, des travaux de Thomas et Znaniecki, la pensée de Georg Simmel et des Écoles de Chicago, sont précisées en annexe, tandis que l’ensemble de l’ouvrage s’emploie à décortiquer ces univers sociaux complexes. La notion de « moral area » de l’École de Chicago (qui désigne le brassage nocturne, dérogatoire à l’ordre diurne, de populations variées autour d’activités interlopes dans cette ville) est ainsi reprise par Tarrius pour désigner les étapes de ces transmigrations, où se mêlent populations migrantes et échanges illicites divers. De ces prédécesseurs, il préserve la volonté de ne pas séparer sociologie et anthropologie ni de diviser l’humain en « domaines » sociologiques d’étude. Suivre les acteurs au plus près implique de privilégier des approches empiriques, de délaisser les formats pré-établis (conceptuels et méthodologiques) pour s’adapter aux dynamiques du terrain et en dégager, au fur et à mesure de l’avancée de la recherche, des connaissances situées, enracinées dans le réel.
Les Algériens de Belsunce, rattrapés dans les années 1990 par les effets de la guerre civile en Algérie, passent la main aux réseaux marocains. Ces derniers, très actifs dans le sud de la France, le Levant espagnol et l’Italie, sous l’égide de « notables » qui veillent aux transactions et au respect des règles (interdiction de ventes de drogues, d’armes, etc.), rejoignent au début des années 2000 les réseaux d’Europe de l’Est où transitent Syriens, Afghans, Turcs, Géorgiens, Ukrainiens, Russes. Très mobiles, ils circulent de pays en pays le temps d’un visa touristique, établissent des liens avec les populations sédentaires locales, notamment d’origine migrante. Pour l’auteur, ces transmigrations deviennent des formes de vie nomade où les identités nationales se fondent et où les langues se mélangent sur un fond de « broken english » pour former un langage cosmopolite, un pidgin propre.
Si le livre ne porte pas centralement sur les voies empruntées par le commerce transnational souterrain du poor to poor, les phénomènes observés impliquent cependant de revenir sans cesse sur ces mouvements qui demeurent en toile de fond. En effet, l’auteur avait mis au jour des circulations euro-méditerranéennes (appelées « territoires circulatoires ») supports de commerce et de sociabilités cosmopolites se développant d’au-delà de la mer Caspienne jusqu’à l’Espagne. Or, en 2006, apparaissent sur ces routes des prostituées issues des Balkans accompagnées d’hommes de main des mafias russes et italiennes. Pourquoi ce changement ? À quoi est due cette nouvelle présence ? Qui sont ces femmes ? C’est à elles qu’est consacrée la plus grande partie de l’ouvrage. Les transmigrants du poor to poor présentent une grande capacité d’adaptation aux changements. Dans le cas de la présence de prostituées, que les mafias pourvoient en stupéfiants à écouler, leur présence sur ces itinéraires serait la conséquence perverse de la tentative, par des dirigeants européens, de contrôler le commerce du poor to poor en asséchant leur source de financement, ce qui a eu pour effet de les obliger à se tourner vers les mafias présentes afin d’obtenir des liquidités dont celles-ci les pourvoient d’autant plus volontiers que cela leur permet de blanchir leur argent.
À partir de 2006, la mafia albano-italienne des Pouilles (Sacra Corona Unita) et celle russo-ukrainienne du Dniepr trafiquent des femmes des Balkans vers les clubs de prostitution licites du Levant espagnol. La mafia calabraise ’Ndrangheta assure quant à elle le commerce des drogues. Les jeunes femmes, albanaises, ukrainiennes, macédoniennes, roumaines, russes, bulgares, serbes, monténégrines, souvent employées ou en stage sur les nombreux bateaux de croisière, sont captées par les réseaux (ou leurs relais, logeurs, marins) sur les pourtours de la mer Noire. Une première sélection départage les 13 200 femmes annuellement mobilisées pour le travail du sexe : certaines demeurent dans les ports, d’autres rejoignent les Émirats du Golfe, une dernière partie emprunte la voie espagnole [4]. C’est cette voie qui intéresse l’auteur. Sur cette dernière, Alain Tarrius dégage – sur le modèle des « moral areas » de Robert E. Park – trois « espaces de mœurs » qui sont autant d’étapes sur la route de la transmigration de ces travailleuses du sexe, où se retrouvent sans se confondre, les transmigrants du poor to poor et ceux du trafic mafieux. Ces trois espaces sont constitués par le pourtour de la mer Noire (premier espace), puis par l’Adriatique qui relie les Balkans à l’Italie (deuxième espace), enfin par la frontière catalane franco-espagnole (troisième espace). Les femmes sont recrutées en mer Noire, quelques-unes rejoignent directement le Levant ibérique tandis que d’autres passent par l’Italie où s’opère une deuxième sélection/hiérarchisation vers différentes destinations en Espagne. Les plus « chanceuses » sont envoyées dans des clubs de luxe pour clientèles fortunées, celles qui le sont moins dans les « abattoirs », clubs de dernière zone réservés aux travailleurs saisonniers et immigrés. Arrivent là notamment les femmes ayant emprunté des chemins de traverse, comme ce fut le cas de l’albanaise Archangella, figure centrale du livre et personnage clef de la recherche, dont le surnom Sardinella – pour le travail du sexe – lui fut attribué eu égard à son physique.
Archangella/Sardinella, Magdalena, les sœurs Irina et Sofía, Dana… les expériences et destins sont incarnés par des femmes bien réelles, ce qui donne une texture très particulière à l’ouvrage. Les femmes, qui disparaissent ordinairement derrière le terme général de « traite » ou de « trafic », acquièrent une épaisseur, un visage, une histoire. En outre, l’écoute des acteurs et actrices rend les phénomènes sociaux observés bien plus subtils et complexes. Ces femmes, bien que victimes, n’en perdent pour autant leur capacité de réflexion, et leur puissance d’agir n’est pas complètement abolie. D’après l’auteur, elles sont dépourvues de toute capacité d’initiative pour gérer, à l’aller, leur transmigration pour le travail du sexe. Elles sont, en effet, ballotées par les hommes de main des mafias, Géorgiens puis Albanais, qui s’occupent de leur formation au travail du sexe et à la vente et consommation de stupéfiants, puis vendues aux enchères tel du bétail dans les clubs prostitutionnels où elles doivent faire valoir leurs « performances » à des bourgeois locaux rentiers. Dans leurs récits, le sordide rivalise avec l’abject. Nombre d’entre elles coupent – dans un premier temps, du moins – avec leur famille et n’ont plus pour soutien que leurs sœurs d’infortune.
En fonction de la mise de départ et des intérêts annuels négociés, les femmes doivent racheter leur liberté pour pouvoir récupérer un semblant de contrôle sur leur destin. Elles passent quelques années de club en club au cours desquelles elles constituent une « cagnotte » qu’elles récupèrent – non sans mal – lorsqu’elles quittent le système. Si l’on ajoute le travail hors club (bord des routes, camions), leurs gains peuvent s’élever au bout de cinq ans à 500 000 euros – selon qu’elles ont écumé les abattoirs ou les clubs de luxe. Que deviennent-elles alors ? Les destins de ces femmes sont très variables, certaines rejoignent les pays permissifs du Nord, d’autres restent en Espagne où elles se marient avec un ancien client ou ouvrent un petit commerce (salon de coiffure, par exemple), d’autres encore s’associent pour monter une agence de tourisme, ou bien se dispersent et on perd leur trace.
Alain Tarrius s’intéresse à un type de trajectoire particulière, celles des femmes qui rentrent « au pays » après quelques années de travail. La possibilité de renouer avec la famille semble déterminante. Plus encore, il observe que, dans un certain nombre de cas, des femmes de la parentèle rejoignent la prostituée et la suivent dans sa transmigration en Espagne puis le long des étapes du retour, occupant des emplois dans les secteurs du care ou de la restauration. Prostituées, familles en migration et familles restées dans le pays d’origine préparent ensemble le projet de retour, qui peut être un investissement dans le secteur hôtelier, agricole, ou l’ouverture d’un commerce. Des femmes de même origine mettent parfois leurs cagnottes en commun, qui peuvent s’élever à près d’un million d’euros, valeur à multiplier par trois ou quatre dans leur pays d’origine. Ces sommes durement réunies, acheminées « par le bas », vont contourner les États, les mafias, et tous ceux qui souhaitent en prélever une part. Les relations nouées au cours de leurs pérégrinations sont mises au service de leur projet. Archangella/Sardinella joue ici un rôle central : elle a monté une association pour faciliter le retour des femmes dans les Balkans et leurs projets d’investissement. Son ONG se déploie en réseaux composés de près de 500 femmes, prostituées ou ex-prostituées, et plus de 150 camionneurs détachés qui acheminent de l’ouest le gros des gains et le matériel dont elles ont besoin. Ces femmes sont à l’origine de ce qu’Archangella et Tarrius appellent un développement paradoxal, uniquement soutenu par le jeu des solidarités qu’elles ont établies.
À nouveau ici, opère le double tranchant d’une vision uniquement morale du problème. Dès lors qu’elles s’écartent de la place de victime qui leur est assignée, le couperet tombe. Ce ne sont pas des femmes qui, envers et contre tout, se sont affranchies des dominations, voire les ont utilisées pour prendre en main leur destinée et « changer de condition » [5] là où – selon Archangella – aucune formation de leur pays d’origine ne leur offrait une telle possibilité. Elles passent pour des entrepreneuses de l’argent sale, voire de nouvelles complices de la traite. Ainsi, l’ONG n’a reçu aucun soutien d’associations plus importantes, soucieuses de leur image. L’auteur, en cherchant à les écouter et à comprendre leurs visions et logiques, contourne l’écran préjudiciable de la seule victimisation pour nous faire découvrir l’éventail des parcours, tantôt miséreux, tantôt prospères, des femmes balkaniques enrôlées dans le travail du sexe sur la voie espagnole.
La recherche que mènent Alain Tarrius et son équipe est, nous l’avons signalé, de longue haleine et chacun de leurs ouvrages l’éclaire d’une perspective particulière, en fonction des transformations observées. Ils prennent également la forme de leçons de méthodologie ; une méthodologie vivante, empirique et qualitative, en cours de déploiement. L’ouvrage recensé se centre sur le parcours des femmes prostituées en Espagne, mais s’ouvre sur les évolutions récentes des transmigrations étudiées. L’une d’elle illustre l’extraordinaire capacité d’adaptation des réseaux du poor to poor, ici dans le contexte du confinement en 2020 lié à la pandémie de Covid 19 ; l’autre, l’extension des réseaux de captation mafieuse de travailleurs et travailleuses du sexe – mineurs – aux Pyrénées Orientales françaises. Dans le premier cas, le confinement décrété dans tous les pays n’a pas asséché les routes du commerce de la mondialisation par le bas, qui se sont réorganisées par mer et terre avec les transports autorisés et ont trouvé des relais parmi les jeunes (filles et garçons) issues des migrations sédentarisées. Ces derniers entreront sans doute en concurrence avec les transmigrants, à moins que ces derniers ne contournent l’obstacle ou qu’ils et elles s’associent. Le deuxième cas est d’autant plus troublant qu’il touche des enfants vulnérables placés sous protection sociale du département (ASE). Ces derniers sont confiés à des familles inadaptées à cette prise en charge et laissés à la merci des réseaux mafieux du fait de pouvoirs politiques gangrénés par le clientélisme et l’omerta – là où le placement d’un enfant contre salaire vaut allégeance, et leur « disparition » silence.
L’équipe de recherche n’a pas été épargnée par les pressions. Consommateurs et revendeurs de drogues chimiques à bas prix produites à Barcelone, ces jeunes adolescents et adolescentes se forment à la prostitution dans les bosquets perpignanais, puis rejoignent le Levant espagnol, La Jonquera pour les filles, Sitges pour les garçons, qui intégreront les réseaux européens d’escort boys. Si certains tentent de tirer leurs épingles du jeu, la plupart perd toute forme d’espoir en un quelconque avenir. Au-delà des frontières et des législations nationales, l’espace du Levant espagnol s’étend aux Pyrénées-Orientales par l’intermédiaire des activités criminelles et mafieuses internationales. Des enfants et adolescents, déjà fragilisés, en paient le prix fort.
L’ouvrage, parfois dense et ardu tant les phénomènes analysés sont complexes, se déploie comme une fresque sociale, mouvante, dynamique, de cette mondialisation par le bas. De cette fresque émergent des femmes, traitées en marchandise, mais qui parviennent à user des dominations qui s’imposent à elles pour mieux les retourner et reprendre leur vie en main. Depuis la parution de ce livre, le déclenchement de la guerre en Ukraine a sans doute bouleversé le premier espace de mœurs (sur le pourtour de la mer Noire), réorganisé les trafics et probablement aussi touché les Ukrainiennes qui étaient parvenues à monter une entreprise dans leur pays après leur périple prostitutionnel espagnol. Il est difficile à la lecture du livre de ne pas y penser. Un prochain ouvrage nous éclairera sans doute sur leurs destins et les nouvelles transformations/adaptations des transmigrations [6].
par , le 7 juin 2023
Natacha Borgeaud-Garciandía, « Traite des blanches en Europe », La Vie des idées , 7 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Alain-Tarrius-Trafics-de-femmes
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[1] En particulier Lamia Missaoui et Dominique Sistach, ainsi que des étudiants de doctorat. Alain Tarrius travaille avec des équipes de recherche qui ont produit le long de ces décennies des dizaines d’articles et d’ouvrages sur lesquels il prend appui. Il se nourrit également de la littérature sur les réseaux migratoires et les différentes formes de circulations entre pays du Sud, vers l’Europe et en Europe, notamment – au regard de la thématique centrale de l’ouvrage – des travaux sur les transmigrations de travailleuses (du sexe et agricoles) marocaines et roumaines vers l’Espagne puis l’Europe.
[2] Intimement liée à la première, comme en témoigne la citation d’un responsable commercial du Sud-Est asiatique basé à Dubaï, p. 9-12.
[3] Voir Alain Tarrius, La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland, 2002.
[4] L’auteur estime que 47000 femmes ont emprunté la voie espagnole entre 2008 et 2019.
[5] Ces femmes ne sont pas sans rappeler l’ouvrière marocaine migrante « cyborg » analysée par Djemila Zeneidi dans Femmes/fraises, import/export, Paris, PUF, 2013.
[6] Un prochain ouvrage de l’auteur présentera les grands bouleversements survenus avec la guerre en Ukraine. Intitulé Trafics de femmes en temps de guerre, il paraîtra aux Éditions de l’Aube en septembre 2023.