Si le postulat de Clausewitz selon lequel « la guerre est une continuation de la politique par d’autres moyens » est bien établi, l’ouvrage d’Amélie Férey, Assassinats ciblés : critique du libéralisme armé porte sur trois questions fondamentales découlant de ce principe. Premièrement, si les États font la guerre comme ils font de la politique, comment la guerre contemporaine s’imbrique-t-elle dans un cadre politique libéral ? Deuxièmement, comment cette relation entre guerre et politique est-elle modifiée lorsqu’elle concerne des pratiques à la limite des sphères de la guerre et de la paix, comme l’assassinat ciblé visant des menaces anticipées ? Enfin, plus concrètement, comment une pratique largement considérée comme illégitime et illibérale – l’assassinat politique – est-elle devenue une compétence fondamentale des États libéraux ? Férey traite ces questions de front, établissant d’une part la paternité libérale des discours constituant et légitimant l’assassinat ciblé en Israël et aux États-Unis, et d’autre part démontrant comment ces pratiques fragilisent une conception de plus en plus ténue de la relation entre libéralisme et violence.
Légitimer les assassinats ciblés
L’auteure se penche, dans cet ouvrage, sur l’analyse des discours produits autour des assassinats ciblés cherchant à « baliser les termes du débat » (p. 92) et à présenter comme légitime une pratique controversée, autrefois jugée incompatible avec un cadre de valeurs démocratiques et libérales. Pour cette analyse discursive, Férey a mené plus de 40 entretiens, attestant que « l’originalité de ce livre se situe dans la récolte des témoignages de ces acteurs » (p. 26). Ces entretiens apportent une certaine richesse au propos, souvent en filigrane ; cela dit, on aurait aimé qu’ils soient plus présents, tant on en cherche parfois les traces à travers les notes de bas de page (une quinzaine d’entretiens sont cités explicitement à travers le livre). La réelle contribution de cet ouvrage se situe plutôt dans le cadre théorique et historique élaboré par l’auteure, qui présente quatre types de discours – traditionaliste, légaliste, conséquentialiste et substantiel – travaillant de concert pour légitimer les assassinats ciblés. À travers une analyse poussée des principes de légitimation présentés par les États-Unis et Israël, Férey démontre de manière convaincante que l’emploi de pratiques d’assassinats ciblés (légitimes) est le fruit « de choix politiques qui ont été faits et donc qui auraient pu ne pas l’être » (p. 35).
Comparer Israël et les États-Unis
Les deux premières parties de cet ouvrage portent sur les justifications traditionalistes et légalistes des assassinats ciblés. Ici, l’auteure retrace la manière dont Israël et les États-Unis en sont venus à constituer une catégorie d’assassinat légal et reconnu – l’assassinat ciblé – par opposition à une catégorie d’assassinats – politiques – simultanément définis comme illégitimes. Férey note la triple parenté historique des assassinats ciblés, qui – en plus de l’assassinat politique – empruntent au bombardement stratégique et aux doctrines de défense préventive. Pour cette raison, l’auteure présente la légitimation des assassinats ciblés comme « un changement dans l’art de la guerre » plutôt que comme un phénomène marginal (p. 14). L’analyse des procédés de reconnaissance légale, notamment de la décision de la Cour suprême israélienne en 2006 permettant l’assassinat ciblé dans les Territoires palestiniens, est ici très poussée et convaincante. Entre autres, Férey note une distinction fondamentale entre la juridiction exclusive attachée à la situation spécifique du conflit israélo-palestinien soutenue par Israël, et la juridiction universelle défendue par les États-Unis. L’auteure note, de plus, comment ces discours légalistes traduisent des disputes morales en termes strictement légaux, de manière à rendre juste une pratique constituée comme légale.
Quelle efficacité des assassinats ciblés ?
La troisième section porte sur les discours conséquentialistes, selon lesquels l’efficacité des assassinats ciblés justifie leur utilisation. Férey suggère le besoin de « questionner le « métacritère » de l’efficacité » (p. 207) exposant comment les débats sur l’efficacité des assassinats ciblés sont menés en en acceptant les fondements moraux (l’assassinat ciblé serait acceptable s’il pouvait être démontré qu’il est efficace), et en dépolitisant les choix menant à l’emploi d’assassinats ciblés (p. 211 ; 246). La dernière section contient la critique la plus fondamentale de l’auteure : ici, Férey soutient que la prolifération des assassinats ciblés requiert un questionnement fondamental de la signification des valeurs libérales. À l’encontre des discours de légitimation exposés dans les trois premières parties – des discours qui visent à rendre libéralisme et violence compatibles – Férey propose une critique des valeurs sous-jacentes des assassinats ciblés, qui mettrait en doute la compatibilité des assassinats ciblés avec un État de droit libéral, fondé sur un « éthos démocratique » (p. 300), une ouverture au débat public et une séparation des pouvoirs permettant de restreindre les excès.
Cet ouvrage est un des rares à se consacrer directement au phénomène des assassinats ciblés dans son ensemble. Par ce seul fait, il apporte une contribution importante au débat. Pour situer l’originalité de la contribution de cet ouvrage, il convient de l’évaluer au regard de deux ouvrages récents sur des sujets connexes, Théorie du drone de Grégoire Chamayou (2013) et Targeted Killings : A Legal and Political History de Markus Gunneflo (2016).
Comme son nom l’indique, l’ouvrage de Chamayou porte sur une technologie spécifique – le drone armé. Pour Chamayou, l’assassinat ciblé et le drone militaire vont de pair : l’assassinat ciblé trouve son expression dans le drone armé, qui est le fruit direct d’un mode d’exercice du pouvoir – la chasse à l’homme – définissant le caractère de la guerre contre le terrorisme (Chamayou 2013 ; 2010). Pour Férey, il s’agit au contraire d’une « assimilation trompeuse » d’une arme et d’une tactique (p. 16) ; comme elle le démontre en introduisant l’ouvrage sur l’élimination d’Oussama Ben Laden par des commandos navals américains, l’assassinat ciblé ne peut pas être réduit à un seul système d’armement. Le cas israélien démontre également la diversité de cette technique, la décision de la Cour suprême israélienne sur la légalité des assassinats ciblés découlant d’une frappe aérienne employant une bombe d’une tonne (p. 73-74). Si, dans le cas de la guerre américaine contre le terrorisme, « l’arme [le drone armé] agit ici comme une métonymie d’une guerre contre le terrorisme dont la légalité pose question » (p. 89), Férey note bien que la critique du drone armé sert de façon détournée à questionner une forme de violence étatique, soit l’assassinat ciblé. [1] Alors que Chamayou voit dans le drone une nouvelle instance d’une forme fondamentale du pouvoir politique, un produit direct de l’idéologie libérale (voir également Dillon et Reid 2009), Férey soulève plutôt les tensions inhérentes au libéralisme concernant l’usage de la force étatique et comment celles-ci sont résolues discursivement.
Les ouvrages de Gunneflo et de Férey ont des objectifs similaires : retracer comment une pratique illégitime est devenue légitime et même préférable à d’autres. Mais alors que Gunneflo se concentre sur une analyse des interprétations changeantes du droit international, Férey préfère contextualiser le discours légal comme un discours de légitimation parmi d’autres. Cette différence d’approche peut être liée à la distinction tracée par Férey entre justification et légitimation (p. 21). Si Gunneflo s’attarde sur la justification interne des assassinats ciblés, qui permet aux gouvernements israéliens et américains de concilier une nouvelle pratique violente et les normes légales en vigueur, Férey analyse les discours de légitimation externe, qui présentent à la société les assassinats ciblés comme étant bénéfiques et nécessaires. Ce besoin de légitimation externe, selon Férey, est le fondement même du libéralisme, qui requiert non seulement la restriction du pouvoir exécutif, mais exige également que l’exercice du pouvoir soit expliqué publiquement (p. 22). Cette distinction entre justification interne et légitimation externe constitue donc la pierre angulaire du projet de l’auteure.
L’assassinat ciblé : marque de souveraineté
L’ouvrage offre donc une contribution théorique majeure à l’étude de la violence étatique contemporaine. En particulier, il offre une perspective inédite sur la relation entre assassinats ciblés et souveraineté. Cette problématisation s’établit selon trois axes. Tout d’abord, elle s’établit dans le choix du terme d’« assassinat » ciblé. Comme l’explique Férey, ce terme réfère d’abord à une technique de contestation du pouvoir établi, soit le tyrannicide ou l’assassinat politique (jusqu’au XVIIe siècle), devenant ensuite le propre des mouvements terroristes anti-étatiques au XIXe siècle et au tournant du XXe siècle. La création d’une catégorie d’assassinats ciblés légitimes, par opposition à cette tradition d’assassinats politiques, constitue donc la récupération par l’État d’une technique qui, à l’origine, servait à le contester. Cette trajectoire explique le second axe de rapprochement entre l’assassinat ciblé et la souveraineté. Tout particulièrement dans le cas d’Israël, l’auteure note que la légalisation et légitimation des assassinats ciblés est partielle, et s’accomplit par opposition à une catégorie d’assassinats qui demeurent secrets et extra-légaux. À l’opposé de l’ouvrage récent de Ronen Bergman, Lève-toi et tue le premier (2020), Férey trace une démarcation nette entre les assassinats ciblés reconnus, donc qui renvoient à une conception libérale de l’État de droit, et ceux menés par les services secrets, à l’étranger, sans reconnaissance officielle qui renvoient à une conception extra-légale du pouvoir souverain. Que ces pratiques existent en parallèle ne signifie pas qu’une remplace l’autre. Enfin, à l’opposé d’analyses soutenant que les programmes d’assassinat ciblé affaiblissent le contrôle étatique sur le territoire où de telles violences ont lieu, Férey démontre que l’assassinat ciblé, en éliminant les contestataires de l’ordre souverain, est utilisé comme outil de renforcement de l’ordre étatique, permettant de réaffirmer le monopole souverain de la violence (p. 214-216), particulièrement lorsque employé avec la permission tacite ou explicite de gouvernements hôtes (p. 217-218).
Les assassinats ciblés constituent des choix politiques effectués avec des objectifs politiques, et il convient, selon Férey, de considérer ces choix, leurs implications, ainsi que les alternatives écartées. La critique de Férey tient au fait que les discours de légitimation – présentant ces assassinats comme normaux, légaux, efficaces, et moraux – cherchent à évacuer ces questions-clés, présentant l’assassinat comme une pratique nécessaire et inévitable. La méthode suivie par Férey, la généalogie de l’assassinat ciblé, permet d’établir comment ces choix ont été effectués et de rétablir les questions fondamentales soulevées par le recours aux assassinats ciblés. Si la couverture est très large et parfois omet certaines nuances qui mériteraient une discussion plus poussée (notamment sur le rôle de discours technologiques et de la violence aérienne dans la légitimation de l’assassinat), il demeure que cet ouvrage accomplit largement son objectif. Alors qu’un nombre croissant de pays européens cherchent à acquérir des drones armés, alors que la guerre contre le terrorisme entre bientôt dans sa troisième décennie, et alors qu’un nouveau président américain révise la conduite du programme américain d’assassinats ciblés par drone, il convient plus que jamais d’interroger les relations entre valeurs libérales, discours militaristes et violence ciblée. L’ouvrage d’Amélie Férey constitue un jalon important de ce programme de recherche et servira tant aux chercheurs spécialistes qu’aux étudiants cherchant à comprendre l’histoire de l’usage légitime de la force par des démocraties libérales.
Amélie Férey, Assassinats ciblés : critique du libéralisme armé. Collection « Guerre et stratégie », CNRS éditions, 2020. 368 p., 25 €.