Dans cette version remaniée de sa thèse soutenue en 2016 à Sciences Po, Nina Valbousquet livre une analyse fine et stimulante de l’antisémitisme de certains milieux catholiques des années 1920-1930. Centrée sur Umberto Benigni (1862-1934), cette étude n’est pas une biographie, mais une analyse du réseau que ce prélat italien anime avec d’autres membres du clergé, comme l’Italien Paolo De Töth (1881-1965) et les Français Paul Boulin (1875-1933) et Ernest Jouin (1844-1932), curé de la paroisse parisienne de Saint-Augustin.
Réseaux secrets
La première partie de la vie de Benigni était bien connue grâce aux travaux d’Émile Poulat sur la Sapinière, un réseau traquant – au sein de l’Église catholique – les « modernistes » accusés d’accepter des innovations comme la méthode historico-critique d’analyse des textes bibliques. D’abord encouragé par le pape Pie X, ce réseau secret fut officiellement dissous en 1921.
Nina Valbousquet met l’accent sur une autre période de la vie de Benigni : les années 1920, caractérisées par la mise en place d’un nouveau réseau centré sur l’antisémitisme, peu institutionnalisé et mobilisant au-delà des cercles catholiques. L’autrice s’appuie sur plusieurs fonds d’archives (fonds Benigni au Ministère italien des Affaires étrangères et à l’Archivio apostolico vaticano ; archives vaticanes du pontificat de Pie XI), ainsi que sur des sources imprimées tant françaises (Bloc catholique, Revue internationale des Sociétés secrètes) qu’italiennes (Fede e Ragione). Ouvert par une stimulante introduction soulignant que le mouvement de repentance de l’Église des années 1990-2000 a paradoxalement contribué à rendre tabou l’antisémitisme catholique, le livre comprend six chapitres, accompagnés d’une liste des sources, d’une bibliographie et d’un index des noms.
Après avoir présenté dans un premier chapitre le milieu intégral fédéré par Benigni avant 1918, Valbousquet insiste sur le rôle fondateur du « moment transnational de l’antisémitisme » de la diffusion des Protocoles des sages de Sion dans les années 1919-1921 (chap. 2), qui ouvre la voie à la structuration en 1923 d’une internationale antisémite – l’Entente romaine – relayée par de multiples organes de presse (chap. 3 et 4). Les chapitres 5 et 6 abordent la façon dont l’antisémitisme est utilisé dans les conflits internes à l’Église catholique, alors que les courants intégraux, comme celui de Benigni, sont graduellement marginalisés tant sous l’effet de la condamnation du « politique d’abord » de l’Action française que d’une sensibilité nouvelle aux persécutions religieuses et raciales.
Nous insisterons ici sur deux points forts de l’analyse du réseau de Benigni : l’antisémitisme et la dimension internationale.
Latinité contre aryanité
Le premier point est sans doute le plus important. Catholique et antisémite : la thèse de l’ouvrage tient dans son titre. Dès l’introduction, Valbousquet met à distance les écrans mémoriels ou philosophiques qui, à la suite d’Hannah Arendt, ont fait de l’antisémitisme une « idéologie laïque » en dissociant l’antisémitisme racial de l’antijudaïsme religieux.
Dans la continuité des travaux de Giovanni Miccoli, l’autrice analyse la concomitance et la confluence de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme. L’étude détaillée des productions du groupe benignien montre comment la question juive, présente avant 1914 (procès Beilis), devient primordiale dans l’après-guerre, en s’articulant à l’anticommunisme et l’antisionisme. L’antisémitisme vient irriguer l’intransigeantisme – cette idéologie de rejet du monde né de la Révolution française – tant par la veine sociale (judaïsme comme puissance d’argent associée au monde capitaliste) que conservatrice (les Juifs symboles de l’émancipation et de dissolution morale et sociale).
Les thèses du groupe sont indiscutablement raciales (un converti, même baptisé, reste un Juif et la conversion est renvoyée à un cadre eschatologique) et mobilisent un discours paranoïaque et déshumanisant. Valbousquet montre que cet antisémitisme hybride se construit à partir de motifs religieux (thèmes du Veau d’or, du peuple déicide) et d’emprunts aux milieux d’extrême droite. Cependant, si le racisme aryen est d’abord accepté en 1923-1924, la croix gammée est rapidement rejetée comme symbole occultiste et le groupe benigien finit par revendiquer, contre l’aryanité germanique, une latinité concurrente, ainsi que l’idée d’Europe.
Bien avant les tentatives romaines d’alliance des fascismes et les lois raciales italiennes, Benigni et ses amis rêvent, dès 1926, d’une fédération de nationalistes européens cimentée par l’antisémitisme. Composite et précoce, cet antisémitisme catholique (qui prône des mesures discriminatoires, mais rejette les persécutions au nom de la charité) est aussi ambivalent et témoigne de la plasticité idéologique de la haine des Juifs à cette époque.
Cependant, l’ouvrage ne se borne pas à décrire cet antisémitisme catholique. Il montre comment ce dernier est géré par l’institution ecclésiale. Si les ecclésiastiques du groupe, qui bénéficient de positions institutionnelles solides (Benigni et Jouin sont protonotaires apostoliques) ne sont jamais sanctionnés, leurs carrières sont ébréchées (Benigni quitte l’Académie des nobles ecclésiastiques en 1923, De Töth et Boulin sont isolés dans des paroisses rurales après 1929), leurs écrits sont surveillés par des évêques avisés par Rome et, surtout, le groupe ne se renouvelle guère.
Cette régulation interne vise moins l’antisémitisme en tant que tel que les outrances verbales que ce dernier occasionne et, surtout, son utilisation à des fins polémiques internes à l’institution ecclésiale. En effet, le groupe de Benigni n’hésite pas à judaïser, pour les dénigrer, les mouvements (comme les démocrates-chrétiens) ou les hautes personnalités (y compris le cardinal Gasparri) qu’il rejette, accélérant en retour la prise de conscience du problème de l’antisémitisme.
Ce faisant, l’étude de Nina Valbousquet offre un utile contrepoint aux apports historiographiques récents sur le philosémitisme catholique (Laurence Deffayet, Agathe Mayeres-Rebernik, Olivier Rota), tout en montrant que ces phénomènes ne doivent pas être dissociés, mais s’éclairent l’un l’autre.
Collaborations internationales et enracinement local
L’ouvrage offre aussi un apport substantiel à l’histoire transnationale, un champ auquel les études sur le religieux s’articulent de façon croissante. Malgré son caractère circonscrit, le groupe fonctionne à une échelle internationale : les acteurs, très mobiles, circulent, surtout entre France et Italie (séjours, rencontres), mais c’est à la faveur de la diffusion des Protocoles des sages de Sion que cette internationalisation s’intensifie.
Les membres du groupe benignien en sont d’abord des traducteurs : Mgr Jouin en livre, dès 1920, une traduction française et une version italienne est assurée par Fede e Ragione. Par ailleurs, c’est autour des Protocoles que des liens sont établis aux États-Unis avec Henry Ford, en Angleterre avec les Britons, auxquels s’ajoutent des contacts avec des personnalités de l’émigration russe en France et dans les pays scandinaves. Cette internationalisation, conçue comme une façon de rivaliser avec des ennemis juifs et communistes perçus comme affranchis des frontières, n’est pas sans contradictions.
Tout d’abord, ces collaborations internationales n’ont rien d’évident dans ces milieux nationalistes, surtout dans une période où les rancœurs de guerre restent très présentes. Par ailleurs, en collaborant avec des milieux étrangers et non catholiques (voire anticléricaux, comme La Vieille France d’Urbain Gohier), les ecclésiastiques – qui ne doivent pas tomber dans l’interconfessionnalisme – sont contraints d’élaborer des formes institutionnelles très souples. Ils articulent un « noyau dur » d’activistes, masqués par des pseudonymes, à des « cercles concentriques » lâchement reliés par des feuilles d’informations intermittentes, formant un ensemble vaporeux dont l’efficacité dépend, en dernière analyse et paradoxalement, de la qualité de l’enracinement local, comme à Fiesole ou dans la région toulousaine.
Au terme de cet ouvrage, certains points éveillent encore la curiosité. Si la focale est ici habilement déplacée vers le monde latin et les années 1920 – moins étudiés que le versant germanique et les années 1930 –, on peut s’interroger sur les continuités entre les deux ensembles. Dans quelle mesure l’antisémitisme « benigien » a-t-il préparé la voie à l’adoption, dans les années 1930-1940, d’un antisémitisme « germanique » ?
Par ailleurs, plusieurs pistes évoquées dans la conclusion de l’ouvrage mériteraient des approfondissements, comme les translations de cet antisémitisme catholique vers l’Espagne dès 1935 puis vers l’Amérique latine, ou encore la perméabilité aux dynamiques complotistes de certains milieux chrétiens, qui se perçoivent comme « minorité prophétique et même persécutée par les agents de la sécularisation et du libéralisme » (p. 282).
Dans tous les cas, c’est à une histoire résolument internationale et prenant en compte le religieux pour restituer le caractère poreux et composite des idéologies politiques qu’invite le riche ouvrage, aux résonnances toujours actuelles, de Nina Valbousquet.
Nina Valbousquet, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni : Rome, Europe, États-Unis, 1918-1934, CNRS éditions, 2020, 325 p.