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Recension Société

Le temps non libre

À propos de : Arnaud François, Le travail et la vie, Hermann


par Céline Marty , le 8 juin 2023


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En analysant la relation du travail avec la vie vécue, Arnaud François montre comment la société de consommation conduit à augmenter aussi le temps de travail, tandis que la réduction des besoins pourrait aussi réduire la durée du travail qui les satisfait.

L’ouvrage d’Arnaud François paru en juin 2022 rencontre l’actualité sur le travail, dont l’organisation sociale est discutée à l’occasion de la réforme des retraites mais aussi depuis la pandémie qui a bousculé nos expériences de la vie et du travail. Par distinction d’une approche strictement économique, la thèse du livre est que celles-ci sont intimement liées : toute organisation du travail a des conséquences sur le sujet qui les vit et sur la vie sociale qui l’entoure. Le travail s’immisçant dans l’intime, la conclusion avertit de son importance existentielle :

Le politique doit s’en souvenir : réformer le travail, ce n’est pas procéder à une « grande réforme de structure » qui n’a jamais été faite et qui serait requise de façon imminente. C’est toucher à une articulation extrêmement profonde, et extrêmement sensible, de l’individu comme de la société, car c’est toucher à ce que je fais de mon temps, et donc à ce que je fais de ma vie. (p. 248)

La recherche contemporaine sur le travail est assez féconde en sciences humaines, en sociologie, en psychologie et en histoire, mais aussi en philosophie, avec des analyses sur la démocratisation de son organisation (Alexis Cukier, Le Travail démocratique, 2017, Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme, 2012, Thomas Coutrot, Libérer le travail, 2018), sa valeur et son organisation sociale (Dominique Méda, Le Travail : une valeur en voie de disparition ?, 1995, Bernard Friot, Le Travail, enjeu des retraites, 2019), ses finalités (Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail, 2022) ou encore sa conversion écologique (Serge Latouche, Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout, 2021, Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, 2020). Mais il est difficile de tenir ensemble la multiplicité des expériences de vie engendrées par le travail, ce que parvient à faire Arnaud François. Dans l’emploi et par-delà, dans le travail informel, le travail numérique, les loisirs ou la consommation, ou encore dans l’expérience du temps, individuelle comme collective, il pense le travail à l’aune de ce concept de vie : comment la vie est-elle mise au travail et comment le travail transforme-t-il aussi la vie ?

Une perspective philosophique originale

L’ouvrage analyse le travail à l’aune d’une perspective existentielle pour traiter des incidences que les « nouvelles modalités du travail, en lien avec les nouvelles manières de produire et d’échanger, exercent sur la vie » (p. 24) et ce qu’elles « font à et de la vie » (p. 29), à l’instar de l’ubérisation, du télétravail ou de l’intensification de la charge et des rythmes de travail. Ce concept de vie, souvent évoqué dans le débat public sans être analysé, parfois étudié en philosophie d’un point de vue matérialiste ou biologique, se trouve ici pensé depuis une perspective sociale et politique. Marx montre déjà que le capital est issu du travail vivant : c’est le produit réifié et accumulé de l’activité de production des travailleurs qui leur est ôtée. Dans le capitalisme contemporain, la vie biologique comme la vie sociale sont sources de profits. La notion de vie dévoile aussi les relations et affects vécus au travail et qui perdurent par-delà.

Cette perspective originale se nourrit de corpus variés : le corpus philosophique classique de Locke, Nietzsche ou Spinoza est accompagné du corpus marxiste classique et contemporain ainsi que de ses prolongements critiques chez Hannah Arendt, André Gorz, Donna Haraway, Toni Negri et Michael Hardt. La littérature sert aussi de support de réflexion avec Zola – dont Arnaud François est spécialiste –, Breton ou L’Établi de Robert Linhart, tout comme les discours de responsables politiques ou syndicaux.

Tout en s’appuyant sur les recherches empiriques des sciences humaines, l’ouvrage justifie à diverses reprises l’intérêt de l’analyse philosophique du travail. Comme réflexion sur les concepts, celle-ci affronte les problèmes théoriques délaissés par les sciences humaines, comme ceux de la définition et de la valeur attribuées au travail. Constatant l’impossible neutralité axiologique de la définition du travail et de ses fonctions, Arnaud François propose une approche pragmatique qui consiste à analyser les effets sur la réalité de l’usage du concept de travail en général. Il sert à apporter à une activité une rémunération, une existence juridique et une protection sociale, voire à infléchir des pratiques : « de manière critique, le travail a un rôle axiologique à jouer » (p. 111). Par ses réflexions sur le droit et non seulement sur le fait, la philosophie interroge aussi la légitimité de l’organisation sociale actuelle du travail et des fonctions existentielles, morales et sociales qu’on lui assigne, comme la distribution d’un revenu et de droits sociaux. Les évidences longtemps naturalisées sur le travail sont ainsi situées et déconstruites. L’ouvrage envisage ainsi la possibilité de découpler le revenu de l’emploi, pour satisfaire les besoins et garantir la vie par-delà l’activité productive, après avoir analysé les raisons des résistances morales que ce projet de revenu universel engendre.

Travail, temps et vie

Analyser les expériences vécues au travail et par-delà révèle l’importance existentielle du temps : le travail dispose de notre temps de vie, qu’il « occupe ». Son reste est qualifié de « temps libre » et s’oppose à l’allongement infini du temps de travail. Le temps sans travail semble vide, mais l’expérience de ne pas avoir le temps de vivre est aussi fondamentalement douloureuse (p. 236). Si cette approche temporelle des activités de la vie semble répandue dans l’espace public, dans lequel on débat de la réduction ou de l’allongement du temps de travail, hebdomadaire ou à l’échelle d’une vie, elle l’est moins dans la recherche académique sur le travail. Celle-ci l’aborde plutôt, à l’échelle macro, par la perspective de sa valorisation économique, de son organisation sociale ou de ses conditions institutionnelles juridiques, et à l’échelle micro, par ses effets psychologiques sur le sujet.

L’approche d’Arnaud François est originale parce qu’elle est existentielle, en révélant les effets, sur le sujet, individuel et collectif, dans son rapport au temps et à l’existence, de certaines formes de l’organisation du travail. Ainsi, le management contemporain prive les travailleurs du temps nécessaire pour la bonne réalisation de leurs tâches, en raison d’impératifs de production présentées comme incontestables, ce qui a des conséquences sur leur estime d’eux-mêmes (p. 165) et sur leur capacité à s’organiser collectivement pour s’y opposer (p. 175). Arnaud François suggère que reprendre du pouvoir sur cette organisation temporelle du travail permettrait de reconquérir le temps de bien faire, en le libérant des tâches annexes destinées à le contrôler et à l’évaluer.

De l’analyse temporelle émerge une caractéristique cruciale de l’activité du travail : la nécessité de la limiter pour qu’elle n’envahisse pas l’entièreté de la vie. Une tâche bien effectuée est reconnue finie, c’est-à-dire complète, selon les critères de conformité définis par des attentes exprimées avant sa réalisation, par le travailleur ou ses commanditaires, comme ses clients : la cuisine est finie quand le plat est prêt à être consommé et les travaux de plomberie sont achevés quand l’installation fonctionne. Pourtant, le management contemporain impose une logique d’illimitation des tâches et des efforts en incitant le travailleur à dépasser perpétuellement ses compétences actuelles, en quête d’une amélioration perpétuelle. À l’inverse, réduire la durée collective du travail, c’est dégager du temps en dehors de la rationalité économique, pour les activités politiques ou les loisirs, temps de détente et d’agrément qui se distingue de l’expérience de l’effort.

Face à la situation écologique, remettre le travail au service de la vie

À la fin de son parcours, Arnaud François propose de refaire du travail un moyen pour satisfaire la vie alors qu’il est devenu une fin en soi et est actuellement soumis aux normes de production et de consommation imposées par la logique productiviste. L’ouvrage défend une conception du travail comme une activité instrumentale, destinée à la satisfaction des besoins au service de la vie, qui se distingue des activités non-utilitaires de la vie, réalisées pour leur valeur intrinsèque. Moyen au service d’une fin, le travail peut être limité, si les besoins qu’il sert le sont aussi. Cette limitation économise les ressources qu’il consomme – des ressources matérielles mais aussi du temps de vie.

Pourquoi produit-on et consomme-t-on alors autant  ? Avec Max Weber et André Gorz, l’ouvrage dévoile les artifices du capitalisme qui poussent à travailler plus pour gagner plus et consommer plus (p. 218). À l’inverse, il serait possible de limiter la production aux besoins sociaux pour réduire ses externalités négatives – notamment ses effets destructeurs sur les écosystèmes –, la consommation de ressources et le temps de vie qui y sont consacrés, surtout dans l’Occident industrialisé (p. 57).

Cela appelle une théorie du besoin, pour distinguer ses formes et contenus nécessaires et artificiels. Celle-ci pourrait utiliser la philosophie, la psychologie et l’économie pour déterminer les rapports optimaux entre le travail, la consommation et la production, selon divers dynamismes géographiques, écologiques, économiques et sociaux :

Nous consommons pour entretenir une machine productive emballée, et nous travaillons pour acquérir les moyens de consommer ; tandis qu’il serait utile au plus haut point de se demander, à l’échelle mondiale, ce qu’aujourd’hui nous avons exactement besoin de produire, et de n’accepter de travailler qu’en conséquence. (p. 239)

Plutôt que de maintenir ou d’accroître la production industrielle, l’ouvrage propose de la réorganiser de façon soutenable sur le plan écologique, par une politique globale de déproduction et de déconsommation adaptée aux inégalités internationales de développement.

Se pose une question cruciale de la réorganisation écologique de la production : comment adapter l’organisation technique et ses gains de productivité sur lesquels se fonde la réduction du temps de travail, alors qu’ils reposent sur les énergies fossiles ? Arnaud François juge le projet de réduction du besoin de travail vivant fondé sur la mécanisation et l’automatisation de la production – qu’il attribue à Paul Lafargue, défendeur du « droit à la paresse », mais qu’on trouve aussi chez les penseurs de la « fin du travail » comme Jeremy Rifkin – « moins défendable écologiquement » (p. 217) qu’à leur époque. Cette question cruciale reste à explorer : quel usage écologique peut-on faire du progrès technique hérité du capitalisme ? Il s’agit déjà de se libérer de la croyance selon laquelle « plus vaut plus » (p. 220), soutenue et amplifiée par l’ingénierie de la consommation et les techniques d’information et de communication, qui augmentent ses rythmes et ses volumes. Si le remplacement de certaines techniques de production énergivores appelle sans doute un surcroît de travail humain – comme dans l’agriculture –, il n’est pas certain que toute la réorganisation écologique de la production requière une augmentation globale du travail humain, si celle-ci est limitée aux besoins.

Dans cette perspective écologique, on peut aussi se demander comment les transformations des conditions matérielles de vie – surtout le réchauffement climatique et la hausse des températures – vont altérer l’expérience du travail. C’est peut-être la vie, ses conditions de préservation et ses conditions de possibilité, qui va contraindre à réorganiser radicalement le travail.

Arnaud François, Le travail et la vie, Paris, Hermann, 2022, 270 p., 25 €.

par Céline Marty, le 8 juin 2023

Pour citer cet article :

Céline Marty, « Le temps non libre », La Vie des idées , 8 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Arnaud-Francois-Le-travail-et-la-vie

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