Pendant la période coloniale, le développement des communications par les réseaux électriques n’a fait que séparer davantage les communautés en accentuant les tensions permanentes et en fragmentant les audiences.
À propos de : Arthur Asseraf, Electric News in Colonial Algeria, Oxford University Press
Pendant la période coloniale, le développement des communications par les réseaux électriques n’a fait que séparer davantage les communautés en accentuant les tensions permanentes et en fragmentant les audiences.
En janvier dernier, le rapport de Benjamin Stora appelant à une « réconciliation des mémoires » franco-algériennes a été l’objet de nombreuses discussions parmi les historiens. Parmi ces interrogations, la nature et l’utilité de nouveaux moyens de dialogue entre la France et l’Algérie, la nature même de la société coloniale et sa cohérence tiennent une place importante. Autour de ces mêmes thèmes, le livre d’Arthur Asseraf montre que la multiplication des moyens de communication n’a pas suffi, en contexte colonial, à rapprocher les différentes parties de la société coloniale. En prenant pour objet la multiplication des « nouvelles » (news) sous toutes leurs formes (journaux, radios, cinéma…), il affirme qu’Européens et Algériens sont devenus, entre 1880 et 1940, plus connectés mais aussi plus divisés. Cet objet original illustre aussi combien le passé colonial ne peut être compris dans le seul face-à-face entre la métropole et ses trois départements algériens.
L’auteur figure cet apparent paradoxe par une ingénieuse métaphore électrique : autour de différents médias, A. Asseraf désigne la multitude des tensions quotidiennes, des étincelles produites par un événement rapporté, une fausse information, une rumeur dans la tension permanente qui caractérise la société coloniale. La communication accrue entre communautés, entre les échelles régionale, nationale et méditerranéenne, sépare encore davantage Français et Algériens, chrétiens, juifs et musulmans.
L’Algérie est au cœur d’un renouvellement récent de l’histoire coloniale du Maghreb. Le livre d’Arthur Asseraf, issu d’une thèse dirigée par James McDougall à l’université d’Oxford, témoigne d’une vitalité éditoriale autour de l’histoire de l’Algérie, avec la publication, en 2020, des thèses d’Augustin Jomier et de Charlotte Courreye [1]. Il s’inscrit également dans la continuité des travaux féconds d’Omar Carlier sur les sociabilités de l’Algérie coloniale ou, plus récemment, d’Annick Lacroix sur les communications [2].
L’histoire de l’Algérie a été marquée, depuis l’indépendance, par un désir commun à tout le Maghreb de dessiner la généalogie des nationalismes. Dans ce cadre, l’auteur conteste l’application à l’Algérie de l’idée de Benedict Anderson, qui associe diffusion de l’imprimé et construction nationale [3]. Si elle change la perception du temps, la diffusion des nouvelles ne produit pas, en soi, de nouvelles communautés politiques : cet effet mécanique, mis en avant par les acteurs français et algériens, relève, d’après A. Asseraf, d’une « pensée magique ». Au contraire, les news en contexte colonial provoquent une « fragmentation des audiences » (p. 154) et divisent plus qu’elles ne rassemblent.
Pour autant, l’ouvrage ne cède pas à une représentation manichéenne de la société coloniale – qu’il met justement à distance – mais montre des échanges et des imbrications entre communautés. Sa démarche documentaire, inventive, en témoigne : les sources de langue arabe, variées (chroniques, lettres, presse, poésie), sont présentes dans les fonds coloniaux qui servent de matière principale à cet ouvrage. Trois thèmes principaux se dégagent des cinq études de cas de ce livre : les rapports entre colonisateurs et colonisés, les enjeux linguistiques et les nouvelles échelles internationales de l’Algérie.
Les nouveaux médias provoquent des effets ambivalents en Algérie : ils créent de nouvelles inégalités tout en suscitant de nouveaux contacts. D’un côté, la presse écrite, diffusée dès les années 1880, est l’objet d’un quasi-monopole des publications françaises : la plupart des publications en arabe, contrôlées étroitement par le gouvernement d’Alger, connaissent une vie courte (à l’exception du quotidien apolitique al-Najāḥ), faute d’un lectorat suffisant. Devant des publications téléguidées par l’autorité coloniale, les Algériens se montrent à la fois trop « inconstants et perspicaces » (p. 50) car ils n’accordent leur fidélité à aucun journal. D’un autre côté, le cinéma, dans les années 1930, offre l’occasion de rassembler Européens et Algériens, bourgeois et ouvriers dans les salles obscures pour regarder un contenu lui aussi objet de censure. Ce balancement se retrouve dans deux grands thèmes du livre : les médiateurs des informations et les enjeux linguistiques.
Arthur Asseraf met en relief le rôle d’intermédiaires locaux, objets familiers de la nouvelle histoire impériale. Ceux-ci agissent au cœur des conditions de réception des différents médias, auquel l’auteur se montre très sensible : si l’analphabétisme structurel des Musulmans d’Algérie les éloigne de la lecture des journaux, en français ou en arabe, certains médiateurs font la lecture à haute voix dans ce lieu de sociabilité par excellence qu’est le café. Il s’agit souvent de fonctionnaires, de juifs, de rares personnes scolarisées et bilingues qui peuvent traduire, au besoin. Ainsi, quand l’Empire ottoman remporte une victoire sur la Grèce en 1897, une rumeur se répand : la Sublime Porte triomphante pourrait bientôt venir délivrer l’Algérie ! Les services de police français incriminent un employé du maire, Muhammad ben Amar Allam, qui l’aurait appris d’un officier français, retraité de l’armée. C’est de sa situation d’entre-deux que ce fonctionnaire algérien tient ses informations. Cet exemple porte notre attention sur des rôles sociaux encore mal connus, comme les écrivains publics, qui contribuent à la diffusion de l’écrit dans une société restée majoritairement illettrée.
Une autre source témoigne de cet espoir diffus d’un départ de la France, présente depuis 70 ans. Au moment de la Première guerre mondiale, une chronique, « Merveilles des nouvelles » (‘Ajā’ib al-akhbār, p. 75) inscrit la présence française dans une temporalité longue, remontant à l’Arche de Noé. Dans cette chronologie apocalyptique, où le télégraphe (le fil, silk) ne marque aucune rupture, le règne de la France sera éphémère, comme celui de tous les empires. Pourtant, note A. Asseraf, le chroniqueur anonyme interprète la guerre de 1914 comme une répétition de la guerre de 1870, en plaçant son espoir dans une nouvelle défaite de la France : finalement, cet horizon temporel est commun avec la plupart des Français qui attendent leur revanche. Pour autant, l’auteur ne cède pas aux facilités de la source : leur anonymat fréquent, celui des rumeurs ou de cette chronique, n’implique pas leur représentativité. Ces documents épars ne sont pas une porte ouverte sur un imaginaire collectif trop vite essentialisé.
Cet ouvrage rejoint le constat de l’historienne Jocelyne Dakhlia sur l’existence de nouvelles barrières assignées, par la situation coloniale, à des langues qui se mélangeaient autrefois sans trop d’obstacles [4]. L’application de la loi métropolitaine de 1881 sur la presse dit bien ces ambiguïtés : les facilités pour créer un journal et la suspension de la censure sont réservées aux citoyens français. Après le décret Crémieux de 1870, les nouveaux citoyens juifs d’Algérie obtiennent les mêmes droits, y compris pour les publications en langue étrangère. À partir de 1895 pourtant, un journal est réputé étranger dès qu’il est publié dans une autre langue, comme l’arabe, ce qui l’expose à de nombreux contrôles. L’arabe classique devient une langue étrangère dans une Algérie départementalisée.
Cela ne signifie pas, naturellement, sa disparition : les Algériens lisent ou se font lire beaucoup de journaux de langue arabe, venus d’Orient, principalement de Tunis ou du Caire. Afin de contrôler le flux d’informations venues des pays du Moyen-Orient, les autorités coloniales tentent de promouvoir leurs propres journaux arabophones, sous leur contrôle, pour faire concurrence aux publications étrangères. Comme souvent, l’effort d’adaptation colonial a le souffle court et les officiers français sont rattrapés par leurs compétences linguistiques : les Algériens se détournent de journaux dont les positions pro-françaises sont grossières et le style littéraire « affligeant » (p. 54).
La langue arabe éloigne les coloniaux du public algérien ; elle reste cet insaisissable outil de médiation envers les populations colonisées. Elle divise aussi au sein de la société algérienne elle-même, marquée par son hétérogénéité linguistique. Sur les ondes de Radio-Alger, des programmes sont proposés en dialecte, soit la version vernaculaire et parlée, dans sa variante algérienne, de l’arabe classique. Les notables urbains se plaignent alors d’un speaker kabyle, berbérophone, parlant un « arabe vulgaire » (p. 142). Les Français se méfient pourtant de l’arabe classique, lingua franca d’un monde musulman dont ils redoutent l’unité. Les programmes diffusés en berbère butent sur la carte variée des dialectes et ne trouvent pas leur public. En revanche, les dialectes orientaux, « fiables et prestigieux » (p. 142) aux yeux de la population algérienne, exercent déjà leur pouvoir d’attraction dans le Maghreb dès les années 1930, charmé par la voix d’Oum Kalthoum. La mosaïque linguistique de l’Algérie s’enrichit et s’immobilise dans les nouveaux canaux de communication.
Ce livre rappelle la méfiance des autorités coloniales pour tout vent mauvais venu de l’Est, qui détournerait les Algériens, mais aussi les Tunisiens ou les Marocains, de leur face-à-face carcéral avec la France. Ils redoutent, notamment au tournant du siècle, les effets subversifs du panislamisme ou du panarabisme venus de Liban ou de Syrie qui appellent à l’unité du Moyen-Orient contre l’impérialisme français ou britannique. C’est pourquoi ils prennent le soin de surveiller les publications au Caire ou d’encourager d’autres médias pour diffuser ces informations du monde arabe.
Le livre met en relief plusieurs mobilisations qui disent combien l’Algérie reste connectée, malgré la domination française, au reste du monde. Les Algériens observent, parfois par l’intermédiaire de la presse francophone, les événements d’Europe et placent leurs espoirs dans un sauveur étranger, en métissant sa figure. Une chanson et ses variations sont analysées par Arthur Asseraf comme le véhicule de rumeurs, l’association partielle entre le Kaiser Guillaume, devenu un musulman converti sous le nom de ḥājj Guiyūm, et des figures traditionnelles du sauveur. Au moment de l’invasion italienne en Tripolitaine en 1911, des souscriptions sont organisées par des notables musulmans pour témoigner de leur solidarité avec leur peuple frère soumis à une autre menace impérialiste.
L’auteur en tire deux conclusions. Tout d’abord, le télégraphe aurait créé le désir d’une unité musulmane marquant une « transformation du ‘‘Musulman’’ » (p. 93) comme catégorie, qui ne sert pas uniquement à les distinguer des Européens mais marque une appartenance à une communauté confessionnelle élargie. Le matériel archivistique de ce livre est sans doute insuffisant pour proposer une histoire du « panislamisme from below » (p. 67). Les travaux les plus récents montrent combien les sources ottomanes ou étrangères sont indispensables pour évaluer les rapports entre le monde ottoman et le Maghreb, au-delà des inquiétudes souvent exagérées des autorités coloniales et bien identifiées par A. Asseraf. En dehors des sources de surveillance françaises, d’autres archives, comme la correspondance des lettrés, montrent l’ampleur de « réseaux élargis » en Algérie [5].
L’auteur avance toutefois un autre argument plus incisif : le télégraphe, singulièrement, a rapproché les Européens de la France, mais il a aussi rapproché les Algériens des autres musulmans. Les « side effects » (p. 74) décrits par l’auteur montrent d’une manière très éclairante les conséquences souvent ambivalentes des politiques coloniales, comme pour l’école ou l’administration, qui, destinées à les contrôler, donnent des armes aux populations colonisées.
Ce livre ouvre ainsi de riches perspectives, dont la profusion des sujets tirés à partir d’un même fil télégraphique (et s’en éloignant parfois) donne une idée. Il montre combien, en plus des sources arabes, l’histoire du Maghreb s’enrichit au contact de nouvelles échelles, y compris intra-maghrébines : les liens très forts entre l’Égypte, la Tunisie et l’Algérie posent la question de l’isolement apparent du Maroc du reste de l’Afrique du Nord, qui reste à étudier. Les chronologies du Maghreb colonial méritent aussi de nouveaux examens : A. Asseraf montre combien les années 1930 sont un creuset, comme un moment de forte polarisation politique. Pourtant, pour la période 1880-1940, la société algérienne donne une certaine impression d’immobilité dans ce livre : aucune révolution technologique ne supplante les rumeurs ou la disparité de l’information.
Cette impression rejoint une question centrale restée ouverte : celle de la cohérence territoriale de l’Algérie, du possible désenclavement des montagnes et de la plaine, de l’éloignement du désert et de la croissance des villes côtières. En plus des circulations mentionnées par ce livre, l’exode rural et l’urbanisation redessinent aussi en profondeur la carte de l’information algérienne. Ils contribuent aux transformations de sociétés fragmentées sur lesquelles le livre d’Arthur Asseraf pose un regard novateur.
par , le 26 février 2021
Antoine Perrier, « L’Algérie au bout du fil », La Vie des idées , 26 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Asseraf-Electric-News-Colonial-Algeria
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[1] Charlotte Courreye, L’Algérie des oulémas. Une histoire de l’Algérie contemporaine (1931-1991), Paris, éditions de la Sorbonne, 2020. Augustin Jomier, Islam, réforme et colonisation. Une histoire de l’ibadisme en Algérie (1882-1962), Paris, Presses de la Sorbonne, 2020.
[2] Omar Carlier, « Le café maure. Sociabilité masculine et effervescence citoyenne (Algérie 17e-18e) », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 1990, n°4, p. 975-1004 ; Annick Lacroix, Un service pour quel public ? Postes et télécommunications dans l’Algérie colonisée (1830-1939), Rennes, PUR, à paraître en 2021.
[3] Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983.
[4] Jocelyne Dakhlia, « No man’s langue : une rétractation coloniale », in J. Dakhlia (dir.), Trames de langues : Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb contemporain, Tunis, IRMC, p. 259-271.
[5] Augustin Jomier, « Les réseaux étendus d’un archipel saharien. Les circulations de lettrés ibadites (XVIIe siècle-années 1950) », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2016/2 (n° 63-2), p. 14-39.