Recherche

Recension International Histoire

Au Maroc, la persistance d’un ancien régime

À propos de : Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’État à l’âge néolibéral, Karthala.


par Antoine Perrier , le 13 juillet 2022


Télécharger l'article : PDF
|

À quoi tient la longévité du pouvoir marocain ? À sa capacité à adapter sa double logique, impériale et nationale, aux réalités de l’âge néolibéral, argumentent Béatrice Hibou et Mohamed Tozy dans une enquête au long cours sur l’imaginaire de l’État au Maroc.

La longévité de la monarchie marocaine ne laisse pas de susciter la curiosité des anthropologues, historiens et sociologues qui, depuis plus de cent ans, se sont penchés sur le secret de sa permanence. Il résiderait en partie dans la spécificité nationale d’un État dont le nom même – le Makhzen, littéralement « l’entrepôt » – résume les archaïques mystères. Dans cet ouvrage, fruit de près de trois décennies de recherches sur le terrain, Béatrice Hibou et Mohamed Tozy dépoussièrent ces anciennes questions en proposant de saisir l’État marocain à travers son « imaginaire », concept central de leur analyse [1]. Avec la volonté de dépasser le dualisme entre « tradition » (l’État makhzénien des sultans) et « modernité » (la bureaucratie d’origine coloniale), les auteurs proposent une succession d’études de cas, armés des catégories d’analyse wéberiennes pour déceler les « idéaux-types » et « horizons de pensée » d’une succession d’acteurs.

À travers des exemples historiques ou des observations de terrain, ils découvrent dans l’esprit d’une politique publique, l’inspiration d’une fidélité, la signification d’un cérémonial, la même tension entre deux logiques structurant l’État marocain. D’un côté, celle de l’État-nation évoque un idéal de cohésion et d’homogénéité, tandis celle de l’État impérial renvoie à la loyauté de territoires différents, à l’itinérance du pouvoir, à la personnalisation des relations. Le lecteur reconnaîtra les acquis de la nouvelle histoire impériale et du « gouvernement des différences » (J. Burbank et F. Cooper) : ce livre de sociologue et de politiste est nourri d’un rapport étroit à l’histoire du Makhzen.

Le Makhzen et son passé

Cette ambition diachronique explique la métaphore du tissage, qui consiste à repérer la persistance de certains motifs du passé dans le présent. Un des arguments centraux de l’ouvrage se situe parmi ces nœuds : l’acclimatation exceptionnellement consensuelle du néo-libéralisme au Maroc ces quarante dernières années s’explique par l’impression de déjà-vu de cette doctrine. Les politiques d’ajustement structurel épouseraient la même forme de liens lâches et distendus entre l’État marocain et sa société que sous l’empire des sultans.

En prenant une certaine distance avec la « corporation » des historiens (p. 37), les auteurs multiplient les aller-retours entre le présent et le passé. Le premier chapitre se veut plus nettement historique : intitulé audacieusement « Prolégomènes » (comme la Muqaddima du Livre des exemples d’Ibn Khaldūn qui offre au XIVe siècle une de ses plus brillantes théories de l’histoire), il propose plusieurs analyses de correspondances des sultans du XIXe siècle, puisées dans des sources imprimées. L’État y apparaît soit omniprésent, organisateur des moindres détails, ou bien au contraire lointain et intermittent, selon la proximité des territoires où il doit exercer son autorité. Le règne du sultan Hassan Ier (1873-1894), souverain remarquable de son siècle, combine l’énergie d’un chef d’État nation et le pragmatisme d’un empereur itinérant, ralliant les territoires lointains au gré de ses voyages, par la négociation.

La nature de la documentation – les lettres des souverains, source abondante et éditée à l’envi par les historiens marocains – suppose quelques biais de mise en scène du Makhzen par lui-même, ce qui n’ôte rien à la force de conceptualisation de ces situations historiques. Les pages sur le protectorat, reposant sur des sources de seconde main, perdent en intensité, mais l’ouvrage vise surtout la réinvention de la tradition par la monarchie moderne, notamment sous le règne de Hassan II (r. 1961-1999). Le roi puise dans la large gamme des logiques impériales pour mieux s’imposer dans la rivalité, propre à un État-nation, entre le trône et les partis politiques.

Lorsque, durant la « marche verte » (1975), le roi prend la tête d’un cortège de 350 000 marcheurs vers le Sahara pour en rappeler l’indéfectible appartenance au Royaume, Hassan II emploie comme son ancêtre une « ingénierie de la mobilité » (p. 106) pour ramener les marges dans le giron impérial. La violence extrême que le même souverain déploie dans ses discours, la malédiction jetée sur des familles entières dont un membre seulement était coupable de trahison, évoquent selon les auteurs l’antique crainte naturelle que le pouvoir califal inspire (la ḥayba). Le livre signale une nouvelle fois l’inventivité redoutable du roi Hassan II et la forte impression qu’il laisse dans la vie politique marocaine. Il ne se contente pas, pour autant, d’une synthèse des analyses connues du Maroc indépendant, mais convoque une historiographie de langue arabe généralement ignorée en France. Le Maroc du XIXe siècle n’est pas synonyme, comme une lecture hâtive des sources coloniales ou d’une historiographie francophone déjà datée le suggèrerait, d’un échec d’un impossible État-nation. Il est au contraire la période inventive où s’élaborent de nouvelles pratiques politiques.

Le jeu du roi

Ce jeu tournoyant entre diverses logiques revient souvent à un même schéma, où les institutions d’un Maroc bureaucratisé, inséré dans l’économie capitaliste, sont toujours traversées par l’intervention royale. Celle-ci n’a rien d’un acharnement conservateur, mais relève plutôt d’un dosage des innovations pour les acclimater à une ambiance politique étonnamment stable ces dernières décennies.

Le livre revient ainsi sur la résistance du régime aux vagues révolutionnaires de 2011 : contrairement au voisin algérien, cette résistance ne consiste pas dans le refus des réformes constitutionnelles ou du jeu électoral, même si ces derniers restent soumis à un étroit contrôle. À côté des élus au suffrage universel, le roi continue de nommer aux emplois importants des instances de représentation de la société civile, au nom de sa connaissance ancienne de la diversité des communautés qui composent son empire, ou dans la puissante administration, mettant « à l’abri du risque électoral » (p. 143) ses plus fidèles agents. En plus du mandat électoral persiste la pratique ancienne de l’intercession (chfa‘a, en dialecte marocain) : les gouverneurs des territoires, fonctionnaires nommés par le roi, représentent aussi, auprès du monarque, les intérêts et les requêtes de leurs administrations.
En matière économique également, l’intervention royale brouille les cartes : le projet de zone-franche industrielle de Tanger, à la fin des années 1990, répond certes à un objectif classique d’intégration d’un territoire longtemps délaissé grâce aux moyens offerts par le libéralisme mondialisé. C’est pourtant la volonté royale qui accélère les chantiers de construction et associe acteurs publics et privés autour d’un succès permis par l’élection de ce territoire par Mohammed VI et la présence permanente de conseillers du roi dans les instances de la zone.

Ce mariage entre logique impériale et logique libérale, permise par la présence personnelle du roi, se retrouve dans une série d’exemples à travers le livre, du marché de la téléphonie à l’office chérifien des phosphates. Quand la proximité avec le roi semble la monnaie la plus précieuse de l’économie marocaine, le soutien du palais peut accélérer une politique, comme celle du logement sous Hassan II, ou améliorer le sort d’un segment précis de la population, par l’intermédiaire d’une fondation royale.

Rares sont alors les politiques publiques nationales et homogènes ; elles butent sur l’élection d’un territoire ou d’une cause par le pouvoir, comme le Sahara disputé, qui absorbe le tiers du budget destiné à l’équipement et à la lutte contre le chômage pour 3 % de la population (p. 346). De la même façon, l’intervention du palais n’est efficace qu’à condition d’être rare ; toute action nécessairement durable – comme la lutte contre la corruption – en voit ses chances de succès diminuées. Si la responsabilité royale abrite bien des individus regroupés sous son « parasol » (insigne de ses ancêtres, p. 186), ceux-ci sont toujours menacés de disgrâce. Ces absences de l’État ne sont pas à mettre au compte d’une faiblesse, mais d’une stratégie où se concilient d’anciennes habitudes impériales et les exigences capitalistes du temps.

Vies de serviteurs

Le livre ne porte pas ses lumières uniquement sur le centre de l’autorité : le Makhzen, « lieu de fabrication des comportements, des savoir-faire, des valeurs et des arts de gouverner » (p. 15), informe ainsi les comportements et offre l’occasion de portraits vivants d’hommes (plus rarement de femmes) légataires d’un « imaginaire commun ». Les technocrates, ingénieurs et hauts-fonctionnaires, tiennent le même discours que tous leurs semblables dans le monde occidental sur l’efficacité et le New Public Management, tout en voyant dans le palais le ressort ultime de leur légitimité, vivant dans la crainte des « colères royales ». La société civile bourgeoise prolonge sa distance avec l’État, s’estimant capable, forte de sa charité, de prendre en charge la question sociale. Les islamistes, au pouvoir de 2012 à 2019, sont attachés à la même charité synonyme de fixité sociale. La rigueur budgétaire et l’éthique du travail bien fait, deux dogmes néo-capitalistes, conviennent à leur interprétation conservatrice de l’islam.

Les portraits sont d’une épaisseur inégale mais au milieu de ceux-ci, quelques pages remarquables sont consacrées à un personnage décisif de la société marocaine et pourtant peu connu en dehors d’elle : le moqaddem. Littéralement « celui qui est devant », cet auxiliaire d’autorité est à la fois un personnage au sein de l’administration, responsable de l’ordre et de la sécurité, mais il est aussi à ses marges. Sans être officiellement fonctionnaire, il reste à la frontière entre le formel et l’informel.

Le livre raconte une journée dans la vie d’un moqaddem : à la campagne, si Rajji tient dans sa sacoche, « symbolisant le lien entre l’État le citoyen » (p. 360), les lettres adressées par les migrants des villes aux parents, les convocations de gendarmerie, les déclarations de décès ou de naissance. Il doit être au courant de tout ce qu’il se passe : comme son homologue Youssef, moqaddem des villes, à Casablanca. Ce dernier surveille par l’intermédiaire des gardiens d’immeubles postés dans chaque rue (une institution au Maroc), et doit tout savoir avant tout le monde (« sa journée ne s’achève jamais, car il peut être sollicité à tout moment », p. 364). Au croisement de plusieurs logiques, le moqaddem est à la fois le signe de la maigreur de l’État, ce que lui rappellent ses faibles émoluments, et l’agent de son efficacité : contre les terroristes jadis, contre le coronavirus récemment. C’est le moqaddem qui signait les autorisations de déplacement dérogatoire et traquait les réticences au vaccin.

L’appareil théorique sophistiqué du livre descend peu au niveau de l’histoire sociale et des contestations des classes défavorisées. Leur sort apparaît toutefois dans des conclusions de chapitre souvent brillantes : de même que les sultans confrontés aux famines du XIXe siècle, le roi n’est pas responsable de la pauvreté de son peuple, en dépit d’une bonté ponctuelle et d’un principe affirmé de charité. La cohabitation entre la violence institutionnelle et l’absence de responsabilité aboutit à une agressivité diffuse dans la société et à une méfiance qui font parfois des comportements les plus ordinaires (le choix d’une tenue, l’achat d’une bouteille de vin, etc.) une véritable épreuve (p. 266).

La fin d’un monde ?

De manière curieuse, le livre n’évoque pas de front l’idéologie religieuse du pouvoir, par distance sans doute avec la longue tradition anthropologique qui assimilait le roi à un marabout sanctifié par sa généalogie et résumait toutes ses exceptions à son statut de commandeur des croyants. Pourtant, la riche bibliographie arabophone qu’il cite en a donné de fortes analyses qui enrichissent encore les gammes du gouvernement impérial : le sultan justifie toute remise en ordre par la lutte de la « bonne religion » (al-dīn al-ṣāliḥ) contre des tribus laissées dans « l’ignorance » (préislamique : jāhiliyya) [2], et certains sujets placent dans le sultan leurs espoirs de bonne moisson, convaincus de sa capacité magique à commander aux nuages et aux pluies [3]. Ces signes désormais désuets renvoient également aux mutations profondes de la monarchie marocaine par rapport aux siècles passés.

Ce livre offre une synthèse novatrice et stimulante sur le pouvoir au Maroc, sans aboutir, en dépit de quelques tentations, au récit d’un Makhzen éternel : au contraire, la forteresse donne le sentiment de se fissurer et le XIXe siècle s’éloigne. Les routes se construisent et réduisent les distances entre les territoires, l’exode rural et l’immigration défont les liens traditionnels dont la connaissance servait de règle de gouvernement, et l’administration se féminise, y compris dans les fonctions anciennes comme les notaires musulmans, les ‘adoul. La conclusion évoque même la disparition progressive des virtuoses du gouvernement impérial, qui se réduiraient, sous le règne actuel, à une « minorité de ‘prélats’ en voie d’extinction’ » (p. 581). L’ouvrage illustre pourtant lui-même les formes de renouvellement du Makhzen derrière ces apparentes disparitions. S’il cède parfois à la tentation d’une continuité réduite à des rapprochements nominaux (les hauts fonctionnaires et grands cadres du privé seraient les « nouveaux khadim [serviteurs] du makhzen renouvelé », p. 531), ce livre tire sa force de la profondeur historique donnée à un constat partagé depuis plusieurs années par les sciences sociales : le régime politique comme les institutions néolibérales trouvent un même intérêt dans la timidité ou l’absence de politiques sociales.

Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’État à l’âge néolibéral, Paris, Karthala, 2020.

par Antoine Perrier, le 13 juillet 2022

Pour citer cet article :

Antoine Perrier, « Au Maroc, la persistance d’un ancien régime », La Vie des idées , 13 juillet 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Au-Maroc-la-persistance-d-un-ancien-regime

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Ils le décrivent comme à l’articulation entre «  comportements et valeurs  » : langage, postures corporelles, savoir-être, rapports sociaux, etc.

[2‘Abd al-Raḥmān al-Muddan, Al-bawādī al-maġribiyya qabl al-isti‘mār, qabā’il Īnāwan wa-l-Maẖzan bayn al-qarn al-sādis ‘ašar wa-l-tāsi‘ ‘ašar, Rabat, Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines, 1995, p. 242.

[3Muḥammad al-Amīn Al-Buzzāz, Tārīẖ al-awbi’a wa-l-maǧā‘āt bi-l-maġrib fī-l-qarnayn al-ṯamīn ‘ašar wa-l-tāsi‘ ‘ašar, Rabat, Université Mohammed V, 1992, p. 361.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet