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Recension Société

Au pays de la logistique

À propos de : Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, La Découverte


par Gilles Paché , le 14 mars 2022


Analysant le processus généralisé de « logistisation », Mathieu Quet montre que la circulation des hommes et des marchandises est au cœur de nos sociétés. Mais la logistique s’est-elle aussi emparée du langage et du vivant ?

Si le mot « hétérodoxe » trouve tout son sens dans certains travaux académiques, c’est le cas de l’ouvrage de Mathieu Quet. Le sociologue, connu par ses travaux sur l’industrie pharmaceutique [1], nous livre une contribution originale dont l’une des vertus est de produire une analyse critique du « fait logistique ».

Une logistique qui « gouverne le monde » depuis des décennies, dit-il, en plaçant les flux et la circulation au cœur des marchés globalisés et, plus largement, des sociétés plongées dans la marche du néo-libéralisme. Il est vrai que la crise du covid a projeté les questions logistiques sur le devant de la scène, qu’il s’agisse des approvisionnements en masques de protection, des transferts ferroviaires et aériens de malades entre hôpitaux surchargés, ou des routiers qui ont bravé le risque de contamination en continuant de livrer magasins, drives et domiciles.

Mathieu Quet n’ignore pas cette réalité, mais son analyse va beaucoup plus loin pour affirmer, en sept chapitres, combien il est nécessaire de dépasser la simple vision du transport des marchandises et des personnes. Il faut au contraire penser la circulation et les flux en adoptant un grand angle (dirait-on en photographie), choix assumé par l’auteur pour présenter un large panorama de faits et accentuer des perspectives insoupçonnées.

Mathieu Quet attaque de front le managérialisme, mais en posant de bonnes questions, en mettant le doigt là où ça fait mal : notre dépendance à la performance logistique est avérée et, par effet boomerang, le moindre grain de sable dans les chaînes logistiques menace d’arrêt des systèmes économiques et sociaux, comme la pandémie a pu en témoigner.

Grand angle

Mathieu Quet propose une description de l’émergence d’un « monde de flux », fournissant les principaux éléments historiques liés à la naissance de la démarche logistique. On appréciera la culture de l’auteur sur le sujet, avec des références argumentées sur les fondements militaires, nourris de recherche opérationnelle, le projet SCOOP étant emblématique des liens entretenus entre impératifs militaires et logistique (le projet SCOOP a joué un rôle central lors du pont aérien organisé pendant le blocus de Berlin en 1948-1949). Même si Mathieu Quet ne met pas l’accent sur la dérive « ingénierique » qui en découlera pendant des décennies, le lecteur pressent que l’on retrouve ici la prédominance d’une pensée optimisatrice, évacuant toute vision comportementale.

Dans le chapitre 3, l’auteur met au centre de sa réflexion le management des circulations. Dans un premier temps, peu de surprise : depuis les travaux de Jacques Colin (étrangement absent de l’ouvrage), un large consensus s’est établi pour présenter la logistique comme technologie de la maîtrise de la circulation physique des flux de matières et marchandises [2]. Mais, en y regardant de plus près, nous passons rapidement à un grand angle, en référence aux mouvements dans toute leur diversité – les marchandises certes, mais aussi les individus (travailleurs comme SDF), qui renvoient à des mobilités qu’il s’agit de gérer au mieux selon des objectifs d’optimisation du mouvement, conduisant à « accélérer la vitesse des déplacements et à intensifier les opérations de contrôle et de régulation » qui portent sur les circulations (p. 71). S’appuyant sur de multiples exemples, Mathieu Quet met en lumière un processus de « logistisation du monde », reprenant le titre d’un ouvrage coordonné par Nathalie Fabbe-Costes et Aurélien Rouquet [3].

Le grand angle se poursuit dans le chapitre 5, quand est traitée la crise logistique, fondée sur des défaillances dans le déploiement des flux, voire des situations de grippage généralisé (p. 108), qu’il s’agisse des mouvements de produits ou d’individus. Mathieu Quet souligne les racines du mal : l’ordre néo-libéral. « Il y a quelque chose de pourri au royaume logistique », pourrait-il dire, et sans doute aurait-il en partie raison. La globalisation des marchés et leur avatar, les global value chains, ont ouvert la voie à de nouvelles architectures productives spatialement éclatées qui n’existent qu’à travers une parfaite maîtrise des circulations. La mécanique s’enraye, et voilà venu le temps des pénuries, des restrictions et des retards d’approvisionnement. Qui en douterait depuis 2021 ?

Qui trop embrasse mal étreint

Emporté par son enthousiasme, Mathieu Quet pénètre cependant, dans une harangue « Tout est logistique » (p. 47), des territoires qui interpellent. Passons sur la logistique humaine, relative à la gestion des migrations, qui nous convainc aisément ; après tout, le modèle hub-and-spokes ne trouve-t-il pas une application privilégiée dans le transport aérien de voyageurs, même si son origine reste liée à la livraison de colis ? Passons encore sur la logistique du vivant, quand est évoqué le déplacement d’éléphants d’un parc naturel à un autre (p. 55), un mouvement dont la dimension de flux est patente.

En revanche, la logistique sémiotique, mobilisant l’idée de circulations symboliques, notamment en référence à Félix Guattari et à son exploitation de processus de sémiose (élaboration et traitement du sens) [4], peut plonger le lecteur dans un abîme de perplexité. Sans doute faudra-t-il creuser plus avant une telle « logistisation du signe » pour emporter l’adhésion, la même remarque pouvant s’adresser à la logistique affective, avec une approche déconcertante des « flux énergétiques qui concernent les affects » (p. 62).

De même, l’auteur nous laisse quelque peu perplexes quand il convoque la mouche tsé-tsé pour affermir sa thèse (la pensée logistique gouverne le monde). C’est dans le chapitre 7 que ladite mouche est évoquée en tant que véhicule de maladies graves, dont la plus célèbre est la trypanosomiase ou maladie du sommeil. Reprenant le travail de Clapperton Chakanetsa Mavhunga [5], Mathieu Quet note que la diffusion du trypanosome par la mouche tsé-tsé peut être assimilée à « un site de travail et de transformation », à « un travail à l’œuvre dans l’activité de déplacement » (p. 143). Le lecteur est-il convaincu, à travers ce cas singulier, que la pensée logistique gouverne vraiment le monde ?

Une critique du managérialisme

Terminant son investigation par un plaidoyer pour une « alter-logistique », notamment la formalisation d’« alter-mobilités » (allusion aux approches altermondialistes), Mathieu Quet redevient persuasif lorsqu’il annonce une volonté de « décoloniser nos trajectoires », y compris par un usage de modes de transport condamnés à l’obsolescence (p. 149).

Dans les développements finaux de l’ouvrage, on retrouve les intuitions du regretté Bernard David qui, associé à son ami Alain Arnaud, se proposait de « décoloniser l’imaginaire logistique » [6]. Au cœur de nombreux débats pendant la pandémie de covid, les problématiques de la relocalisation industrielle, mais aussi de la valorisation de circuits courts, moins énergivores, occupent l’espace de la disputatio autour d’une nécessaire « démondialisation » et d’un retour au local.

Plus largement, c’est le coût humain du « toujours plus vite » et du « toujours plus loin » qui est questionné, notamment au travers des conditions de travail du nouveau lumpenprolétariat de la logistique. Ce qui permet à Mathieu Quet de replacer la question des luttes et conflits au centre de son analyse, quitte à porter un projet intellectuel ambitieux : « C’est toute la grammaire technocapitaliste du mouvement qui enserre nos déplacements et notre entendement du mouvoir, du bouger, qu’il nous faut mettre en déroute » (p. 137).

D’aucuns jugeront un tel projet dangereux, dans la mesure où la mondialisation, aidée par une logistique de plus en plus performante, a permis de sortir de la pauvreté des millions de personnes. À l’inverse, nombre d’observateurs souligneront que la dépendance vis-à-vis des approvisionnements internationaux de matières premières, composants et produits finis, brutalement redécouverte en 2020-2021, oblige à un véritable aggiornamento du paradigme logistique dominant.

En fait, c’est la toute-puissance du managérialisme qui est questionnée, et l’ouvrage de Mathieu Quet constitue une excellente contribution à la disputatio précédemment évoquée. Son propos peut paraître quelquefois excessif, mais l’est-il tant que cela ? De manière volontairement provocatrice, on peut même dire qu’il est utile pour les preneurs de décision, privés et publics, en soulignant la fragilité d’architectures logistiques qui menace le déroulement des échanges marchands. Rien de pire, pour des décideurs démiurges, que d’imaginer le pouvoir sans limites des technologies de circulation à transformer notre monde en un petit village sans aspérités.

Le regard du sociologue, comme l’avait déjà fait en son temps Jean-Pierre Durand dans son analyse de la politique des « flux tendus » sur la gestion du travail [7], est plus que jamais essentiel. À ce titre, l’ouvrage de Mathieu Quet se présente comme une lecture indispensable, que l’on soit admirateur ou contempteur du « fait logistique ».

Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Paris, La Découverte, 2022, 158 p., 16 €.

par Gilles Paché, le 14 mars 2022

Pour citer cet article :

Gilles Paché, « Au pays de la logistique », La Vie des idées , 14 mars 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Au-pays-de-la-logistique

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Notes

[1Mathieu Quet, Impostures pharmaceutiques : médicaments illicites et luttes pour l’accès à la santé, La Découverte, Paris, 2018.

[2Jacques Colin, «  Du conteneur à la logistique : vers la dissolution des modes de transport  ?  », Culture Technique, n° 19, 1989, p. 216-224.

[3Nathalie Fabbe-Costes et Aurélien Rouquet (dir.), La logistisation du monde : chroniques sur une révolution en cours, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2019.

[4Félix Guattari, La Révolution moléculaire, Paris, Recherches, 1977.

[5Clapperton Chakanetsa Mavhunga, “Organic vehicles and passengers : the tsetse fly as transient analytical workspace”, Transfers, vol. 6, n° 2, 2016, p. 74-93.

[6Bernard David et Alain Arnaud, «  La logistique au défi de la décroissance volontaire  », in Nathalie Fabbe-Costes et Gilles Paché (dir.), La logistique : une approche innovante des organisations, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013, p. 205-215.

[7Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Seuil, Paris, 2004.

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