Recensé : Diogo Sardinha, L’Émancipation de Kant à Deleuze, Paris, Hermann, 2013, 243 p., 25 €.
L’Émancipation de Kant à Deleuze se présente comme « une histoire de l’émancipation depuis deux cents ans telle qu’elle peut être reconstituée par la philosophie » (p. 5). Il s’agit d’une part, d’une histoire bâtie sur des œuvres philosophiques, et d’autre part, d’une histoire reflétant une certaine manière de comprendre philosophiquement l’émancipation. L’histoire part de l’appel kantien à devenir majeur, et s’achève avec celui de Deleuze à s’engager dans un devenir-mineur ; paradoxe qui fournit l’occasion de la réflexion proprement philosophique, quant à elle principalement centrée sur l’œuvre de Foucault.
Baudelaire avec Kant ?
Dans ce qui paraît le premier moment de l’ouvrage (chapitres I à III), l’auteur prend acte de l’étrangeté du geste foucaldien consistant, dans son commentaire du texte de Kant « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », à associer l’inventeur dépassionné de l’impératif catégorique et l’auteur des Fleurs du Mal ; le promoteur d’une humanité devenant adulte et responsable d’elle-même, et l’incarnation d’un dandysme à la fois élitiste et désabusé. Pour mieux comprendre ce geste, il suggère d’abord que cette lecture de Baudelaire s’enracine elle-même dans le débat antérieur entre Sartre et Bataille.
En effet, Sartre, de manière au fond assez conforme à Kant, condamnait Baudelaire pour n’avoir pas su choisir la liberté et la responsabilité, s’enfermant, par désespoir, dans un choix par définition impossible — et à vrai dire puéril — celui du « Mal ». Or toute volonté tendant spontanément vers le bien, cela équivalait en réalité à nier sa propre volonté, et ce faisant... à confirmer plus solidement que jamais l’ordre établi (p. 24-25). Pour l’auteur des Chemins de la liberté, le dandysme est donc d’abord un renoncement. Bataille, par réaction, louait le poète pour avoir, par l’absurdité même de ce choix, mis en lumière le noyau essentiel de la liberté, qui est la capacité à prendre position par soi-même, fut-ce pour faire un choix « impossible ». En cela il confirmait l’analyse de Lacan, qui dévoilait le terrain commun sur lequel se tenaient selon lui Kant et Sade, celui qui reconnaissait la loi de manière positive et celui qui ne la posait que pour la transgresser.
Foucault, de son côté, conserve d’abord de Bataille l’idée du caractère imprescriptible du choix comme essence de la liberté ; cependant, tout son travail, des années 1960 aux années 1980, témoigne d’un éloignement progressif à l’égard de l’admiration originelle pour la transgression [1]. Ainsi, rejoignant Sartre sans vraiment le reconnaître en rapprochant finalement Baudelaire de Kant [2], il indique ainsi à quel point le poète incarne, non tant le contrepoint sombre du projet kantien, mais bien plutôt son continuateur positif, en ce qu’il prend au sérieux, envers et contre tout, la nécessité d’un choix de soi-même par soi-même. Si cette attitude ne peut cependant être conçue dans les termes phénoménologiques de l’authenticité, c’est qu’elle ne peut être ramenée à une vérité de soi-même mais à une « pratique créatrice » [3].
Cependant, l’émancipation ainsi comprise ne peut plus constituer un projet collectif ni universel, mais l’éthique d’une avant-garde appelée, de ce fait même, au statut de minorité numérique au côté d’une majorité encore non émancipée. Ce particularisme baudelairien semble alors heurter frontalement l’universalisme kantien. Or, face à cette difficulté, la voie deleuzienne offre une alternative radicale : le renversement pur et simple de l’appel kantien en un devenir-mineur.
Kant s’autorisait de la « nature », qui affranchit l’humanité de ses dépendances infantiles, pour inviter cette dernière à prendre le relais en sortant « d’un état de tutelle dont [elle] est [elle]-même responsable ». Mais cet avenir naturellement induit doit précisément, pour Deleuze, être distingué d’un devenir véritablement libre. À la différence de Foucault, Deleuze, souligne l’auteur, paraît plutôt réticent face à la thématique de la transgression portée par Bataille (ch. II). Plus radical encore, l’émancipation est pour lui indissociable d’une méfiance radicale face à toute forme de position d’une norme, fût-ce par la revendication orgueilleuse d’un Refus. Par conséquent, et alors même que pour Foucault, la folie demeure une catégorie-limite, laissée en-dehors du discours philosophique, Deleuze pose ce que l’auteur appelle « le supplice du sujet », soit la figure de la schizophrénie, au fondement de toute pensée véritable de la liberté (ch. III). C’est donc la figure d’Artaud, négligée par Foucault, qu’il privilégie pour sa part, jusqu’à proposer finalement à son exemple une philosophie qui serait débarrassée de la catégorie même de jugement.
Individu et communauté : la liberté à l’époque moderne
Mais l’enjeu principal de cette histoire semble bien demeurer, pour l’auteur, d’ordre éthique et politique. En effet, en poussant à son terme la logique des devenirs-mineurs, Deleuze évitait le dilemme de l’universel et du particulier et se donnait les moyens de penser, ou du moins d’« imaginer », une « communauté de singularités mineures » (p. 116). Mais le congé donné au jugement rationnel paraît avoir un prix excessif pour Foucault, qui proposerait une solution intermédiaire entre le rationalisme kantien et l’apologie deleuzienne de la psychose’’ On serait ainsi fondé à reprocher à l’auteur de ne pas reconnaître plus explicitement ce que cette histoire de l’émancipation doit à une réflexion sur le texte de Foucault, auteur présent d’un bout à l’autre, par contraste notamment avec Deleuze, plus vraiment discuté après le troisième chapitre alors qu’il est présenté comme le terme de l’histoire en question. Une telle clarification aurait évité de possibles confusions avec le projet d’une histoire exhaustive de l’émancipation (qui n’est assurément pas le projet de l’auteur), et aurait sans doute, plus généralement, amélioré la lisibilité de l’ouvrage. ]]. En maintenant pour sa part l’impossibilité de devenir fou, Foucault propose plutôt, selon l’auteur, d’« imiter la folie » (p. 112) — formule à vrai dire un peu problématique, dans la mesure où elle paraît encore présupposer une forme de nostalgie par rapport à une folie érigée en modèle de vie authentique, et dont la vie philosophique ne saurait être qu’une pâle copie [4].
La distinction (devenir fou ou imiter la folie) demeure néanmoins opératoire dans la mesure où elle permet à Diogo Sardinha d’éclairer la voie foucaldienne de l’émancipation (chapitres IV à VI). Cela requiert d’abord (ch. IV) de penser la modernité, non plus comme une époque, mais comme une « attitude », un positionnement éthique véritablement « transhistorique », car susceptible de déborder des seules limites du XIXe siècle. S’appliquant à Foucault, qui passe généralement pour un relativiste radical, la proposition est pour le moins tranchée et vient apporter, assez heureusement semble-t-il, une pierre supplémentaire à l’édifice d’une conception de sa pensée attentive à sa cohérence (plutôt que prétendant y voir une philosophie de la discontinuité), de manière à en restituer l’originalité relative au sein de la tradition philosophique, et d’en évaluer plus rigoureusement la pertinence une position déjà défendue dans le précédent ouvrage de l’auteur [5]. L’attitude du dandy révèle ainsi selon celui-ci une attitude éthique fondamentale caractérisée par un « affranchissement par assujettissement à soi » (p. 140), qui conduit à promouvoir pleinement la catégorie de particularité contre l’universalité kantienne (p. 129sq.).
L’explication avec Kant se poursuit alors sous la forme d’une contestation du projet anthropologique (déjà bien entamée depuis Les mots et les choses), auquel Foucault propose de substituer une « ontologie historique de nous-mêmes » ; celle-ci, plutôt que de nous dire ce que nous sommes ou même de nous donner une direction (devenir « majeur »), révélera la contingence de ce que nous sommes, et du même coup la possibilité de devenir autres (p. 157). Cette ontologie trouve donc à s’éclairer d’une discussion avec Heidegger, dont Foucault, s’il paraît en prendre le contre-pied, semble en définitive, selon l’auteur, valider l’intuition, développée dans Être et temps, d’une pensée grecque de la technique non pas affranchie et tyrannique, mais au contraire soumise aux « besoins du souci de soi » (p. 165).
Après ces éclaircissements originaux, l’auteur revient alors à proprement parler à la pensée foucaldienne de l’émancipation en soulignant un certain nombre de points fondamentaux (chapitre VI). Tout d’abord, l’émancipation doit décidément être pensée sous la catégorie générale de la liberté, dont elle est une forme, plutôt qu’au moyen du concept, trop restrictif, de résistance (pourtant un temps valorisé par Foucault). La liberté radicale de l’être humain serait ainsi la véritable condition de possibilité de la conception foucaldienne des rapports de pouvoir — ce qui en effet rattacherait profondément Foucault, mutatis mutandis, à des auteurs comme Sartre et Kant [6]. Par contraste, la notion de résistance ne permet pas à elle seule de penser l’émancipation puisqu’elle demeure solidaire de rapports de force, lesquels peuvent se renverser mais non se dénouer.
Ensuite, le positionnement particulariste de l’attitude éthique ne contredit pas une pensée politique de l’émancipation, mais en est au contraire solidaire, car l’effort pour gouverner les autres demande aussi un effort pour se gouverner soi-même, ouvrant de la sorte à un « nous-mêmes » — qui n’est ni l’essence universelle de l’humanité, ni une collection de pures singularités — la possibilité de se constituer. Cette solidarité demeure néanmoins hautement problématique, dans la mesure où le succès même de l’éthique particulariste de l’élite la condamne à se renverser en une normativité morale universaliste, à rebours de l’attitude initiale de ses promoteurs : « du moment qu’elle devient pour tous, l’éthique comme attention à soi ne peut plus jouer son rôle de résistance, et par conséquent n’est plus une pratique de liberté » (p. 184) [7].
L’auteur propose de lever la difficulté au moyen de l’idée, empruntée à Etienne Balibar, d’une conception de la subjectivité comme être aux frontières, autrement dit d’une limite entre les forces internes de l’individu et les forces externes de la collectivité — l’auteur s’autorisant alors, curieusement, à ramener l’art de soi foucaldien à la vertu aristotélicienne de la juste mesure, susceptible de l’aider à se situer dans ce rapport de forces (p. 208-209). La proposition, fort originale, est du reste d’autant plus étonnante qu’Aristote est un des grands absents des cours de Foucault sur la morale antique, après avoir été assez violemment pris pour cible dans les premières leçons du cours de 1971 [8].
Toutefois, en conclusion, il paraît finalement souscrire, malgré leurs divergences, à l’idée d’une compatibilité du « dandysme du commun » avec la singularité du devenir-mineur deleuzien, dans une « sagesse stratégique du détournement du jeu » (p. 230) qui ne se fonde sur aucune norme déterminée (qu’il s’agisse de la supériorité d’une caste ou de la dignité essentielle de l’humanité). C’est alors en fonction du caractère et de « l’urgence » de la situation qu’il appartiendrait finalement à chacun d’opter pour l’une ou l’autre des voies retracées par l’ouvrage. Ce qui tend finalement à confirmer l’idée que, en dépit de ses intentions affichées, c’est bel et bien à l’intérieur du seul cadre foucaldien — un cadre certes élargi et travaillé par une discussion minutieuse et sans complaisance particulière — que demeurent pensées, et l’histoire en question, et les positions philosophiques qu’elle entend restituer.