Recensé : Dominique Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009. 344 p., 21 €.
Après l’étude du crime, de la police et de l’enquête judiciaire au XIXe siècle [1], Dominique Kalifa aborde ici un autre versant de l’histoire pénale et criminelle française, versant que l’on n’a longtemps pas voulu voir, connu sous le nom de Biribi. Biribi, comme nous le rappelle l’auteur, est un nom générique donné aux nombreuses structures disciplinaires et pénitentiaires de l’armée française, installées en Afrique du Nord, que l’on appelait en langage militaire les « corps spéciaux » et qui, sous la plume des journalistes, devenaient les bagnes militaires. Les compagnies disciplinaires, créées en 1818, visèrent d’abord à regrouper les « indisciplinés », « mauvais esprits » ou « fortes têtes », y compris les « automutilés », pour les écarter des unités et mieux les punir. D’abord cantonnées sur le territoire métropolitain, ces compagnies furent, à partir de 1830, déplacées en Afrique du Nord. S’y ajoutèrent au fil du temps, les prisons militaires, les pénitenciers, les « ateliers de travaux publics » ou les compagnies coloniales spéciales recevant les soldats condamnés par les conseils de guerre. À partir de la loi militaire de 1889, étape vers un service militaire obligatoire, Biribi draine aussi les jeunes Français condamnés par les cours d’assises et qui, quoique jugés indignes de porter les armes, sont incorporés à l’issue de leur peine.
Espaces de relégation et de souffrance
Biribi est une expression renvoyant à une multiplicité d’institutions pénitentiaires et disciplinaires militaires que l’on dissémina en divers points de l’Afrique du Nord et d’abord en Algérie, à la suite de la conquête. Le terme proviendrait d’un jeu de hasard italien, mais il n’apparaît véritablement comme le symbole du bagne militaire qu’en 1861, dans Le 13e Hussards d’Émile Gaboriau. Il est surtout popularisé en 1890 grâce au livre Biribi de Georges Darien qui, dénonçant les violences et les tortures endurées par les soldats punis, provoque l’ouverture de débats à la Chambre dirigés contre ces lieux de souffrance. La dénonciation est reprise par les journalistes dans les années suivantes, jusqu’aux reportages terribles d’Albert Londres en 1924. Elle est relayée par la presse antimilitariste, syndicaliste et anarchiste qui voit ses militants ou sympathisants particulièrement touchés par les foudres punitives de la hiérarchie militaire. La dénonciation fait connaître Biribi en France et prend de l’ampleur dans la première moitié du XXe siècle, mais il faudra attendre 1962 et la fin de l’Algérie française pour que le système se disloque. Une seule compagnie disciplinaire sera reconstituée en Savoie pour être finalement dissoute en 1972.
Biribi recouvre une multiplicité de lieux, mais le nom est étroitement associé à l’Afrique du Nord et plus particulièrement à l’Algérie. C’est sur ces terres algériennes que l’on installe d’abord cet « archipel punitif » (pour reprendre les mots de Dominique Kalifa), avant d’élargir les implantations au Maroc et à la Tunisie dans les dernières années du XIXe siècle. Les effectifs militaires explosent après le passage de la loi de recrutement militaire du 15 juillet 1889 et, avec eux, le nombre des « punis ». Ceux-ci sont expédiés dans les corps spéciaux, puis mis à l’épreuve dans les Bat’d’Af, qui reçoivent aussi les délinquants condamnés à des peines correctionnelles. L’Afrique du Nord se maille ainsi d’un réseau de pénitenciers et d’« ateliers publics » et inaugure une politique pénale qui conçoit l’utilisation de certains espaces coloniaux comme lieux de relégation, de labeur, de souffrance, de repentance et de réhabilitation : l’Algérie, la Nouvelle-Calédonie et la Guyane. Les condamnés militaires et civils se succèdent en Algérie jusque dans les années 1850, mais la loi sur la transportation de 1854 décide que le sort des condamnés civils se jouera en Nouvelle-Calédonie et en Guyane pour effectuer les « travaux les plus rudes de la colonisation ». L’histoire algérienne reste quant à elle intimement liée à l’armée d’Afrique et surtout à ses corps spéciaux. Les hommes punis ne se battent pas ; ils construisent les ouvrages, fortifications, bâtiments et autres infrastructures coloniales.
Antimilitaristes, Corses et Sénégalais
Dominique Kalifa nous offre une histoire remarquablement documentée de cet « archipel punitif », ses dénonciations publiques, son organisation interne, avec la description précise de ce système de longue durée qui dura plus d’un siècle et demi et draina quelques 800 000 hommes entre 1830 et 1960. De l’ivrognerie à l’homosexualité, des « coups de gueule » et automutilations jusqu’aux « idées subversives » ou politiquement radicales, les raisons sont nombreuses et variées pour entrer dans les corps spéciaux, dont on sort très difficilement, l’individu étant pris dans un lacis d’institutions et de peines successives qui le conduisent souvent à s’enliser dans cette terre de « souffrances africaines ».
L’étude de ces mondes carcéraux est minutieusement menée de l’intérieur, jusqu’à la description des hiérarchies intimes entre condamnés et des violences nocturnes. Les sévices que l’autorité inflige sont aussi précisément décrits, et cette autorité peut avoir plusieurs visages, le sous-officier, le soldat subalterne, souvent corse et redouté. Mais il s’agit parfois de Sénégalais ou d’autres soldats indigènes, qui réactivent alors un racisme ordinaire, redoutablement violent chez les hommes maltraités. Les journaux syndicaux ou anarchistes, pourfendeurs de l’armée, ne sont pas les derniers à s’offusquer de la fonction occupée à Biribi par les soldats indigènes, « nègres » ou « arabes », surveillant et rudoyant des soldats français et, parmi eux, des militants et antimilitaristes.
L’étude que propose Dominique Kalifa complète les connaissances que nous avions sur l’organisation, le fonctionnement et la composition des bagnes français au XIXe et XXe siècle, dont les corps spéciaux sont à l’évidence une catégorie particulière. On reconnaît ici un « système », marqué par les abus, le sadisme, les violences, la maltraitance psychique et physique, ainsi que par ses « us et coutumes » : l’expression de la virilité, les tatouages sur les corps, les règles organisant des « castes » internes, les manipulations de l’exercice du pouvoir par l’ordre militaire. Les ressemblances sont à ce point troublantes que les hommes de Biribi eux-mêmes peuvent espérer être finalement expédiés en Guyane, au titre de leur condamnation : ils pensent en effet qu’il est plus facile de s’en évader.
L’approche reste rigoureusement centrée sur l’analyse du système en tant que tel, la condition des hommes qui le subissent, les dénonciations qui voient le jour en métropole. Peu de choses, en revanche, sont dites sur les effets de ces institutions pénitentiaires en Algérie. On pourrait, pourtant, réfléchir plus avant sur les conséquences qu’a pu induire la présence d’une densité aussi forte d’institutions punitives et militaires sur le sol algérien et dans la société coloniale du temps. On pourrait réfléchir sur les liens existant entre ces institutions et les Bat’d’Af, ainsi que sur les spécificités d’une armée d’Afrique dont l’influence fut profonde dans l’Algérie coloniale.
On peut, enfin, faire l’hypothèse que ces institutions de pénitence, ici militaires, ailleurs civiles, en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie, ont profondément marqué les territoires et les sociétés qui les ont accueillies. Les violences particulières qu’elles recouvrent, les normes et habitus qu’elles mettent en scène, les nécessités de surveillance et de contrôle qu’elles exigent, ont travaillé de façon spécifique les configurations sociales coloniales locales bien au-delà des murs visibles ou invisibles qui enserraient les condamnés. Ceci reviendrait à penser les « bagnes militaires » non pas en tant que tels et pour eux-mêmes, mais en contexte colonial et dans leurs effets à court, moyen et long terme. Il y a là une invitation à poursuivre l’enquête de Dominique Kalifa sur les lignes d’une histoire sociale du territoire algérien sous la colonisation française.