Et si Bruegel L’Ancien avait été spinoziste avant Spinoza ? C’est l’hypothèse audacieuse que formule Laurent Bove en replaçant les oeuvres du peintre flamand dans leur commun univers historique et spirituel.
À propos de : Laurent Bove, Pieter Bruegel, Le tableau ou la sphère infinie, Pour une réforme théologico-politique de l’entendement, Vrin
Et si Bruegel L’Ancien avait été spinoziste avant Spinoza ? C’est l’hypothèse audacieuse que formule Laurent Bove en replaçant les oeuvres du peintre flamand dans leur commun univers historique et spirituel.
« Un chapeau d’hiver rouge / des yeux bleus rieurs / rien que la tête et les épaules / à l’étroit sur la toile » [1] … Les Tableaux d’après Bruegel de William Carlos Williams s’ouvrent par un Autoportrait, dont le reflet se propage de poème en poème jusqu’à l’évocation de l’artiste, immergé dans la peinture des Jeux d’enfants, ces jeux de peintres en herbe, capables avec quelques chapeaux – trois bruns, un rouge – de faire surgir un visage en train de tirer la langue. Dans son récent ouvrage, Laurent Bove célèbre à son tour la modernité de Bruegel, les dimensions réflexives et les vertus critiques de son jeu pictural : « ce sont toutes les œuvres de Bruegel qui ont, à leur principe, une puissance émancipatrice de jeu » capable de « transmuer une sidération mélancolique en puissante méditation sur la vie » (p. 264). Saisissant portrait de l’artiste en philosophe.
Au fil des pages, le peintre flamand du XVIe siècle n’apparaît plus comme un faiseur de drôleries, léger émule du terrifiant Hieronymus Bosch, mais trouve sa place dans la famille des philosophes, entre Nicolas de Cues, Érasme, Machiavel, Montaigne, La Boétie et Spinoza. Pour le moins audacieux, le pari de Laurent Bove ne se recommande pas seulement du ravissement de l’amateur. L’épiphanie suppose une recherche historique et philosophique au long cours, celle menée par Laurent Bove au prisme de Spinoza dans ses séminaires et ses précédents ouvrages [2], ainsi qu’une interprétation savante et sensible, attentive au détail de chaque peinture et documentée par l’histoire de l’art (Max Dvorak, Charles de Tolnay et Pierre Francastel), dont l’auteur discute les méthodes et les résultats. C’est dans cette perspective exigeante que l’œuvre de Laurent Bove se découvre un étayage insoupçonné dans celle de Bruegel, et, par cette contemporanéité qui passe les époques, la fait paraître dans toute son actualité.
Loin du portrait brossé par Karel Van Mander, « Pieter le Drôle » [3] aurait donc fait œuvre de philosophe, chacun de ses tableaux procédant au « retournement positif de ce qui était jadis conçu et peint à travers la vision négative de la chute et de la "seconde nature" » (p. 16). Ténébreuse manifestation du Moyen Âge, l’œuvre « nihiliste » de Bosch fait office de repoussoir ; elle s’opposerait en tous points à celle de Bruegel le Renaissant. Dans cette perspective, l’expérience conduite par Laurent Bove consiste à éprouver la validité d’une histoire de la philosophie « au sens large », où « la pensée par concept » dialoguerait avec « cette pensée philosophique de la peinture (et par l’image) » (p. 108). En construisant la figure d’un peintre novateur et incompris, l’auteur plonge son œuvre dans l’histoire philosophique comme dans un « bain révélateur ». Contre toute attente, des liens privilégiés se dessinent alors entre Bruegel et Spinoza :
Les verres de lentilles que Spinoza polit avec soin et habileté, dans ses ateliers de Voorburg et de Rijnsburg comme dans les concepts de son Éthique, nous les trouvons aussi, sous forme de dessins et de tableaux, dans les ateliers du peintre Pieter Bruegel comme autant d’appareils (de dispositifs) et/ou de voies d’accès à la vérité effective des choses. (p. 43)
Ce que Spinoza conceptualise un siècle plus tard, Bruegel l’élabore déjà à sa manière en peinture : une philosophie de l’affirmation et de la résistance, exaltant, par-delà les errances passionnelles et imaginaires – et jusque dans la mort, la misère ou la maladie – la puissance d’agir au principe de la vie, de la joie et de la liberté véritables. Laurent Bove en veut pour preuve nombre d’œuvres de Bruegel qu’il interprète à l’aune de la philosophie spinoziste, en particulier Elck ou Un Chacun(1566), gravure-manifeste de cette « réforme de l’entendement » où l’homme ordinaire chercherait et trouverait graduellement la bonne lanterne, celle de son propre entendement, enjambant au passage le globe terrestre impérial, symbolisant le monde et sa domination. Dans cette optique, la Parabole des aveugles (1568) prend l’aspect d’un « étrange corps allongé, qui s’étire progressivement » more geometrico dans une dynamique de chute accélérée (p. 227). Pareillement, la « danse monstrueuse » des Mendiants (1568) – leitmotiv de l’ouvrage – compose le « corps commun des crucifiés, truculent et résistant, qui tourne tous les pouvoirs établis en dérision » (p. 302).
Aux antipodes de l’idéalisme italien, le « réalisme » bruegelien peint chaque homme comme être de besoin, pris dans « les actions les plus naturellement animales : se nourrir, uriner, déféquer » (p. 73), dormir aussi… En affirmant la « réalité effective et positive de l’ordinaire » (ibid.), l’artiste jette les prodromes d’une philosophie de l’immanence, qui critique les théories de l’émanation et de la transcendance de l’Un comme le mythe de la chute et du péché originel. En ce sens, Bruegel constitue l’un des premiers jalons de cette généalogie du retournement positif de la « seconde nature » à laquelle travaille Laurent Bove depuis ses premiers ouvrages sur Spinoza. Le moment historique qui, d’un siècle à l’autre, voit les Pays-Bas se révolter contre l’hégémonie espagnole (1566) et prendre leur indépendance « théologico-politique », avant de la perdre tragiquement lors de l’assassinat des frères de Witt (1672), prend la consistance d’un véritable tournant philosophique et métaphysique. À ce titre, Bruegel ne « préfigure » pas seulement Spinoza, mais chacun constitue le double ou la doublure de l’autre, dans une étonnante « symétrie » – intellectuelle et non seulement historique – de l’image et du concept. Laurent Bove en tire la conclusion suivante :
La thèse ontologique de l’immanence et de la double identité du droit et de la puissance, ainsi que de la puissance et de la perfection, que l’œuvre de Spinoza développera un siècle plus tard, les personnages de Bruegel l’exposent donc, absolument déjà, en acte, sous nos yeux. (p. 74)
Entre les personnages de Bruegel et les thèses de Spinoza, il y aurait donc convergence sinon conséquence. Mais comment expliquer de telles « symétries » sans céder au danger de l’illusion rétrospective, relevé par l’auteur lui-même ? Et, plus généralement, qu’est-ce qu’une peinture philosophique ou une « démonstration » en peinture ? À ces questions, l’auteur ne répond pas en bloc mais au cas par cas, en en faisant autant de leviers heuristiques pour interpréter l’œuvre de Bruegel, de tableau en tableau.
Contre l’écueil de la méthode iconographique, qui finit par substituer à l’œuvre son texte-source, il s’agit de laisser l’œuvre s’expliquer, se déplier d’elle-même. Ainsi, La Chute d’Icare (c. 1558) ne dénonce pas comme chez Ovide l’orgueil humain, au contraire. Il faut interroger le tableau lui-même, à commencer par son soleil étonnamment bas sur l’horizon, pour entrer dans son « dispositif réflexif » (p. 142) et voir se déployer, de l’agriculteur au navigateur, l’aube d’un monde nouveau, ouvert au progrès de la raison. Le paradigme est celui de l’enquête policière, que Laurent Bove mène avec brio, non sans verser parfois dans l’interprétation-rébus, lorsque le déchiffrement indiciaire produit l’assertion d’un discours univoque et systématique. En ce sens, les morceaux de bravoure sont moins ceux qui font appel à une sorte de lexique symbolique (le cheval de la domination, la croix théocratique, etc.), que ceux qui, répondant à la richesse sémantique de l’image, se composent par détails, reprises et relations. Ainsi, une œuvre comme les Apiculteurs (c. 1568) s’enrichit au fil de l’essai, notamment par la référence au drame de Machiavel, la Mandragore (1524), et l’étonnant détail végétal qu’elle fait surgir dans la gravure. Mieux, en ajointant tels des diptyques certaines œuvres que l’histoire de l’art, en les classant par genre ou médium, tendait à étudier séparément, Laurent Bove produit des résonances et des contrastes inattendus, ainsi entre La Conversion de Saul et Elck ou un chacun, Les Gros poissons mangent les petits et Le Dénombrement de Bethléem, ou encore Le Pays de Cocagne et Le Massacre des innocents.
Au fil des pages, une même œuvre s’agence, se déploie et s’accentue en autant de retables potentiels, ouverts ou clos, sur l’avers ou le revers de ces panneaux mobiles. Il s’agit moins de « décrypter » Bruegel que d’en pratiquer le jeu. Montage et démontage propres à former l’esprit critique. À l’instar de Diderot ou de Kurosawa [4], Laurent Bove nous fait entrer dans chacune de ces peintures : arpenter la plaine du Portement de croix (1564) et chercher parmi la foule le « Christ recrucifié », ou encore admirer le jeune et beau mage noir, portant couronne d’épines et caravelle d’or dans L’Adoration des mages, et compatir au sort de ses frères esclaves. Enfin, c’est l’évolution de l’œuvre de Bruegel dans son entier qui se trouve ressaisie, depuis le « regard en survol par lequel nous sautons d’un singulier à l’autre » jusqu’à « la participation matérielle » du spectateur « au travail de la moisson, au partage du repas de noce et à la danse des paysans » (p. 299-300).
Ce monde que Bruegel peint est celui de la sphère infinie, dont le centre est partout et la circonférence nulle part : un monde qui se manifeste aussi bien par la puissance populaire du grotesque […] que par la méditation philosophique que son œuvre enveloppe et suscite. (p. 248).
En écho au célèbre opuscule de Nicolas de Cues, Le Tableau ou la vision de Dieu (1453), Laurent Bove propose de voir dans la peinture de Bruegel une sphère infinie, à la fois immanente et divine (Deus sive Natura), pleinement actuelle, vision d’un dieu fait homme – « Christ-Multitude », « sans Église contre l’Église », « Christ de l’immanence » – qui prend part à la marche et au labeur cadencés de la Fenaison (1565) comme au service de la Noce paysanne (1567). Comme son contemporain, l’artiste-philosophe Dick Coornhert (p. 196-203), Bruegel peint en disciple d’Érasme et contemporain de la Boétie : ainsi les tableaux qui déploient le corps du Christ dans son abondante multiplicité contrastent avec les œuvres au noir, comme le Suicide de Saül (1562), où la tyrannie de l’Un se trouve décuplée par la division du même. À la bigarrure des Proverbes (1559) ou des Jeux d’enfants (1560) s’oppose la « massification du multiple », où les silhouettes grises des combattants s’alignent et retombent comme autant de soldats de plomb. À l’inverse, les Jeux d’enfants, ré-intitulés La Sagesse des enfants qui jouent, constituent l’acmé de cette « construction picturale et philosophique de la sphère infinie », « du Jeu infini » (p. 249) : la peinture se fait matrice populaire et démocratique pour une nouvelle constitution du commun. À la différence du portrait commenté par Nicolas de Cues, le tableau bruegelien « ne nous regarde plus », car :
plus « personne » ne nous regarde. C’est la force agissante, causale, reliante et cognitive des corps des singuliers qui produit le plan d’immanence d’une sphère infinie en train de se faire. […] l’œuvre peint de Pieter Bruegel est déjà celle, philosophique, d’un christianisme sans Dieu (p. 300) […] un magnifique et puissant dispositif perceptif et spéculatif de résistance active aux pouvoirs théologiques et politiques, pour et par une réforme continuée de l’entendement » (p. 304).
Comprendre la peinture de Bruegel, ce serait donc, au sens fort, jouer son jeu, pratiquer sa « stratégie » de vie (p. 97), suivre ses propositions d’existence, l’ultime garantie de cette conception de la peinture comme « philosophie par image » ne faisant plus qu’un avec l’expérience radicale du spectateur appelé à s’y transformer.
par , le 25 novembre 2020
• Hans Belting, Le Jardin des délices, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, 2005.
• Jacques Darriulat, Métaphores du Regard, Essai sur la formation des images depuis Giotto, Paris, La Lagune, 1993.
• Jacques Darriulat, Jérôme Bosch et la fable populaire. Une légende médiévale aux sources de « L’Escamoteur » de Saint-Germain-en-Laye, Paris, La Lagune, 1995.
• Maurice Pianzola, Peintres et vilains, Les artistes de la Renaissance et la grande Guerre des paysans de 1525, éd. L’insomniaque, 2015.
• Manfred Sellink, Bruegel par le détail, Paris, Hazan, 2018.
• Andreï Tarkovski, Solaris (1972) et Le Miroir (1975).
• Karel Van Mander, Le Livre des peintres, Vies des peintres des Pays-Bas et de l’Allemagne (1604), trad. Henri Hymans, Paris, Klincksieck, 2017.
• Michel Weemans et Reindert Falkenburg, Bruegel, Paris, Hazan, 2020.
• Les allées détournées de la modernité, Entretien avec Laurent Bove
• La tendre indifférence du monde, compte rendu de Albert Camus. De la transfiguration – Pour une expérimentation vitale de l’immanence.
Marina Seretti, « Philosopher à coups de pinceau », La Vie des idées , 25 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Bove-Bruegel-tableau-sphere-infinie
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[1] William Carlos Williams, Asphodèle suivi de Tableaux d’après Bruegel, trad. Alain Pailler, éd. bilingue, Paris, Points, 2007, p. 142-143 : « In a red winter hat blue / eyes smiling / just the head and shoulders / crowded on the canvas […] ».
[2] Notamment L. Bove, La Stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996 ; Vauvenargues ou le Séditieux, Entre Pascal et Spinoza, une philosophie pour la seconde nature, Honoré Champion, 2010 ; Albert Camus, de la transfiguration. Pour une expérimentation vitale de l’immanence, Publications de la Sorbonne, 2014. Voir également deux articles du même auteur : « La multitude chez Bruegel et Spinoza : de l’image au concept », in C. Secretan, D. Antoine-Mahut (dir.), Les Pays-Bas aux XVIIe et XVIIIe siècles. Nouveaux regards, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 145-161 et « Ce que la peinture pense / Ce que Spinoza peint. De l’émanation à l’immanence », in Pierre-François Moreau et Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et les Arts, Paris, L’Harmattan, 2020.
[3] Cf. Karel Van Mander, Le Livre des peintres, Vies des peintres des Pays-Bas et de l’Allemagne (1604), trad. Henri Hymans, Paris, Klincksieck, 2017, p. 171.
[4] Cf. La « Promenade Vernet » de Diderot dans le Salon de 1767 et « Les Corbeaux » dans le film Rêves d’Akira Kurosawa (1990).