La société hongkongaise est en prise avec la rigidité d’un régime autoritaire et menaçant, mais également avec les grands bouleversements sociaux et économiques mondiaux.
À propos de : Jean-Pierre Cabestan et Eric Florence, « Twenty years after : Hong Kong’s changes and challenges under China’s rule », China perspectives
La société hongkongaise est en prise avec la rigidité d’un régime autoritaire et menaçant, mais également avec les grands bouleversements sociaux et économiques mondiaux.
Les cinq articles de ce numéro interdisciplinaire émanant de la revue du Centre français d’études chinoises (CEFC) à Hong Kong campent avec rigueur et nuance le contexte du mouvement de protestation déclenché plusieurs mois après leur publication. Les auteurs, forts de leur expérience personnelle et académique à Hong Kong, illuminent par leurs études en sociologie, science politique, anthropologie et économie politique les transformations sociales et politiques de la ville depuis la rétrocession de 1997. L’ensemble a le très grand mérite de donner toute sa place au contexte social et économique de la crise que traverse Hong Kong, et dont l’ampleur ne peut être saisie si elle n’est comprise que sous l’angle de la crise politique, certes majeure, provoquée par le refus des autorités chinoises de céder aux demandes d’expansion des libertés civiques, et même de simplement respecter le principe d’un pays, deux systèmes.
En introduction, Jean-Pierre Cabestan et Eric Florence replacent l’intégration croissante de Hong Kong dans l’économie chinoise dans le contexte plus large du poids grandissant de l’Asie de l’Est dans l’économie mondiale et du développement économique de la Chine. Le poids de l’économie de Hong Kong dans l’économie chinoise est ainsi passé en 20 ans de 27 % à 3 %, même si la ville constitue encore un centre financier primordial tant que le yuan reste non convertible. Les échanges transfrontaliers (de personnes, marchandises et financiers) ont été grandement facilités par de nombreuses régulations et infrastructures, avec des résultats mitigés pour la population hongkongaise, largement minoritaire sur le plan démographique et moins encline à saisir ces nouvelles opportunités académiques, professionnelles ou immobilières offertes. Si Hong Kong était déjà une des sociétés les plus inégalitaires au monde avant la rétrocession, avec des niveaux d’imposition et de redistribution très bas, les conditions de vie ne s’y sont pas améliorées depuis : le coefficient Gini s’élevait à 0,539 en 2017 et 35 % du PIB étaient captés par dix milliardaires.
L’article de Francis Lee, « Changing political economy of the Hong Kong media », est consacré à la liberté de la presse et ses transformations à l’aune de la numérisation et des changements de propriétaires des titres de presse. Il y est rappelé que la liberté de la presse à Hong Kong, partiellement libre, est dénuée de censure ex-ante, contrairement à ce qui se passe dans le reste de la Chine. Pendant la période coloniale et jusque dans les années 1980, la liberté de la presse était totale à condition que les critiques concernent le Parti communiste en Chine populaire et le Kuomintang à Taïwan et épargnent le gouvernement colonial. Dans la décennie qui précède la rétrocession, ces restrictions éclatent avec le nouvel équilibre permis par l’entrée en scène de la Chine. La balance penche cependant progressivement en faveur de cette dernière avec la stratégie d’achat d’organes de presse par de riches entrepreneurs en quête de capital symbolique et de reconnaissance politique. Sans intervenir directement dans les rédactions, ces propriétaires contribuent au développement de l’auto-censure et de la « censure constitutive ».
Lee souligne néanmoins le contrepoids apporté par le professionnalisme des journalistes et la loi du marché, dans le contexte hongkongais où les opinions pro-démocratiques et la diversité des points de vue font vendre. La montée en puissance d’Internet met néanmoins les organes de presse sous pression et change la donne. Les difficultés financières rencontrées par les médias traditionnels laissent la voie libre aux capitaux chinois et compromettent, comme partout dans le monde, le rôle de quatrième pouvoir des médias hongkongais en réduisant les marges de profit et rendant le coût du journalisme d’investigation trop élevé. L’impact de l’émergence de médias en ligne est mitigé puisque ces derniers sont d’une part plus autonomes vis-à-vis des institutions politiques et économiques et contribuent à l’ouverture de l’espace public à des pensées alternatives et plus critiques, mais ils tendent, à Hong Kong comme ailleurs dans le monde, à favoriser la balkanisation et la polarisation de l’opinion publique d’autre part.
Dans « explaining localism in post-handover Hong Kong », Samson Yuen et Sanho Chung étudient l’évolution du localisme depuis 2011 comme troisième force dans le paysage binaire hongkongais où s’opposent traditionnellement un régime hybride soutenu par un milieu d’affaires pro-pékin et une société civile pro-démocratique, profondément attachée aux valeurs civiques (qui font l’objet d’un autre article du numéro intitulé « Disarticulation between civic values and nationalism »). Au-delà des études se focalisant sur les raisons structurelles, la montée du nationalisme et du sentiment anti-chinois à Hong Kong, les auteurs dressent le portrait d’un mouvement profondément fragmenté, que l’objectif de défense de l’autonomie et des intérêts locaux ne suffit pas à rassembler, d’autant plus qu’il pâtit de la contre-offensive officielle de disqualification électorale et délégitimation sociale dénonçant sa nature provocatrice et parfois xénophobe. L’étude anthropologique de l’attitude des jeunes hongkongais face aux demandeurs d’asile (« Asylum seekers as symbols of Hong Kong’s non chineseness » de Gordon Mathews) révèle une atténuation du racisme envers les populations d’Asie du Sud au sein des jeunes générations, pour lesquels l’Autre est désormais incarné par les Chinois de République populaire. Il conclut que pour beaucoup, « Hong Kong est ouverte à tout le monde sauf aux Chinois du continent ». Son enquête corrobore celles de Lowe et Tsang (2017) qui ont souligné que « le sentiment d’identité collective des Hongkongais se fortifie à mesure qu’ils construisent les Chinois continentaux comme l’inverse d’eux-mêmes, par rejet du concept d’ethnicité pan-chinoise promu par la Chine populaire ».
L’article de Wan et Wong intitulé « The Housing boom and the rise of localism in Hong Kong » avance de façon saisissante que la profonde détérioration de l’accès au logement pour la jeunesse hongkongaise est une des causes socio-économiques principales de leur soutien au localisme et aux actions plus radicales, et l’émergence du mouvement des parapluies de 2014 – et probablement à la grande vague actuelle de protestations. Il est stimulant de sortir du particularisme chinois pour replacer la montée du mécontentement et du localisme hongkongais dans une tendance mondiale de réaction politique à l’explosion des inégalités de richesses entraînée par la part croissante des revenus boursiers et immobiliers dans les sociétés peu redistributives.
Ce numéro de la revue Perspectives Chinoises offre donc une lecture essentielle pour saisir les enjeux non seulement politiques mais aussi sociaux et économiques de la crise qui secoue Hong-Kong depuis plus de six mois. Il constitue une des rares publications concernant Hong-Kong en français à offrir une profondeur historique et un panorama disciplinaire aussi riche. Il donne ainsi à voir une société hongkongaise bouillonnante et diverse, qui n’est pas seulement en prise avec la rigidité d’un régime autoritaire et menaçant, mais également résolument ancrée dans les grandes transformations mondiales de financiarisation de l’économie, inégalités sociales, impact du numérique sur la presse et radicalisation identitaire.
par , le 16 décembre 2019
Émilie Frenkiel, « Hong Kong : crise locale, crise mondiale ? », La Vie des idées , 16 décembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Cabestan-Florence-Twenty-years-Hong-Kong-challenges
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