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Recension Philosophie

Ce que figurer veut dire

À propos de : Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil


par Grégory Delaplace , le 4 février 2022


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Les images ne sont que les figurations de notre rapport au monde – de nos manières de faire monde. P. Descola le montre dans une étude monumentale, qui fait droit à la diversité des cultures, des époques et des œuvres d’art.

Parmi les qualités admirables de la pensée de Philippe Descola, les moins contestables sont sans doute sa régularité et sa constance. Régularité : un peu moins de dix ans séparent son ouvrage-manifeste, Par-delà nature et culture (2005), d’une première formulation de l’argument dans un petit article de 1996 [1] ; un peu plus de dix ans encore séparent son dernier livre, Les Formes du visible (2021), d’une première proposition comparative sur l’anthropologie des images, parue en 2010 en marge d’une exposition au musée du Quai Branly [2]. Constance : Les Formes du visible se place dans le prolongement exact de Par-delà nature et culture, dont il continue de dérouler le programme comparatif des « formes de mondiation » [3] et dont il reprend le modèle en quatre ontologies (animisme, totémisme, analogisme, naturalisme), introduisant seulement, à la faveur de deux « variations », la possibilité d’une hybridation entre certaines d’entre elles.

Pluralisme ontologique

Rappelons brièvement les termes de la proposition ontologiquement pluraliste de Philippe Descola, car il est indispensable de saisir cette dernière et de l’admettre – au moins par hypothèse – pour suivre le propos de son dernier livre. Si l’on envisage la diversité des modalités selon lesquelles les populations humaines (à toutes les échelles de « collectifs » qu’elles peuvent se trouver former) perçoivent, classent et interagissent avec le monde, alors on se rend compte (selon Philippe Descola, donc) que ces modalités varient en fonction des continuités et discontinuités que chaque sujet humain se sent fondé (de par l’intériorisation de schèmes cognitifs façonnés dès l’enfance) à identifier avec les êtres du monde qui l’entourent. Pour le dire plus simplement : mon ontologie dépend de la proximité ou de la distance que je suis habitué à reconnaître avec cet arbre, ce flocon de neige, ce renard, ce tapir ou cette pierre. Sont-ils faits de la même matière que moi ? Pensent-ils ? S’organisent-ils en société ? etc.

[…] cet oiseau qui me toise, ce banc de brume qui m’enveloppe peu à peu, cette marmite qui déborde, ont-ils des intentions, des aspirations, des désirs du même genre que les miens ? S’adressent-ils à moi ? Avons-nous des qualités de forme ou de tempérament en commun ? Partageons-nous une même essence ou une même origine ? Sommes-nous faits des mêmes composantes ? (p. 52-53)

Étant donné (affirme toujours Descola) que l’identification par tout un chacun des continuités et discontinuités avec le reste des existants est assignée simultanément sur les plans de l’intériorité (la pensée, les facultés de communication, les émotions) et de la physicalité (la configuration des corps et de la matière), les ontologies humaines sont logiquement au nombre de quatre :

  l’animisme – continuité sur le plan de l’intériorité (tous les êtres partagent une même qualité de sujet) et discontinuité sur le plan de la physicalité (les êtres se distinguent par la variabilité de leur corps) ;

  le totémisme – continuité sur le plan de l’intériorité et de la physicalité (les êtres humains et non-humains descendent d’ancêtres communs dont ils partagent les qualités comportementales et corporelles essentielles) ;

  l’analogisme – discontinuité sur le plan de l’intériorité et de la physicalité (le monde est constitué d’une hétérogénéité d’existants singuliers que des institutions, comme des lignages, des Églises, des États ou autres, se donnent pour vocation d’ordonner selon une certaine grammaire des appariements) ;

  le naturalisme – discontinuité sur le plan de l’intériorité (les humains ont des facultés intellectuelles et émotionnelles uniques) et continuité sur le plan de la physicalité (le monde est entièrement constitué de la même matière).

On comprend l’attrait des images, prises ici au sens le plus large possible de figuration des êtres, pour déployer le modèle ontologique des schèmes d’identification, et surtout pour en réaffirmer la validité. Si les images figurent et restituent la configuration du monde des populations qui les ont produites, alors elles sont pour l’anthropologue un support rêvé pour comparer la diversité (diversité relative, on l’aura compris) des ontologies humaines. Quoi de plus parlant sur la perception animiste des choses, en effet, qu’une image animiste des êtres ?

Constance, donc : malgré le feu nourri des critiques reçues sur les fondements de son modèle ontologique quadripartite [4], Philippe Descola continue imperturbablement à tirer les fils comparatifs de la matrice théorique qu’il raffine depuis milieu des années 1990. Constance enfin : malgré l’évocation, dans l’avant-propos, de tâtonnements, de culs-de-sac et même d’un « long baguenaudage » (p. 18), on se trouve mi-surpris mi-amusé de lire dans les dernières pages des Formes du visible, en 2021, un petit développement sur l’héraldique et la pictographie qui donne déjà sa substance, en 2010, aux premières pages de la Fabrique des images. La structure des deux livres, au demeurant, est la même, bien que l’ordre d’exposition soit différent ; on trouve énoncés en 2010 les grands principes, développés en 2021, selon lesquels modes d’identification et modes de figuration se coordonnent dans chaque ensemble ontologique.

Une anthropologie de la figuration

Il ne faudrait pas, cependant, céder trop vite à la tentation critique que ne peut manquer d’offrir d’emblée un geste théorique et comparatif aussi ambitieux et osé que celui de Philippe Descola. Tout au long des quelque 700 pages de texte que compte son ouvrage, les lectrices et lecteurs sont embarqués dans une traversée fantastique des traditions et des styles iconographiques humains, depuis les œuvres pariétales de Chauvet et Altamira jusqu’aux créations les plus récentes de l’art inuit ou européen contemporain, en passant par la diversité des productions artistiques de la Colombie britannique, de la Perse ou de l’Australie à différentes époques de leur histoire. Ph. Descola ne recule pas non plus devant l’hétérogénéité des types de figurations : loin de se limiter à la peinture et à la statuaire, il ne se cantonne pas non plus – ce qui est plus délicat – aux œuvres que l’histoire et l’anthropologie de l’art avaient l’habitude de considérer. Il est question d’ustensiles artisanaux, bien sûr, mais aussi et entre autres de la géographie des villages Ila en Afrique australe, ou de l’imagerie cérébrale dans la neurologie euro-américaine.

Si le livre de Ph. Descola est un chef-d’œuvre, pourtant, ce n’est pas seulement ou pas vraiment du fait de son caractère monumental, de par l’érudition avec laquelle il mobilise l’ethnographie, l’esthétique, l’histoire de l’art et la psychologie pour décrire avec finesse et curiosité – avec gourmandise en fait – une variété d’images qu’on ne s’attendait pas, pour certaines, à voir rapprochées, et qu’on s’étonne, pour d’autres, de voir distinguées. Le tour de force de ce livre est de parvenir simultanément à étendre et à restreindre le champ de l’étude, pour trouver la juste mesure comparative dans l’anthropologie de la figuration qu’il propose. Le tour de force du livre, autrement dit, est d’avoir su définir « figuration » de façon à ne pas considérer seulement le genre de production culturelle que l’on avait l’habitude d’appeler et de distinguer comme « art » (car les critères de cette sélection conduisent toujours à envisager les productions iconographiques humaines dans les termes de nos propres conceptions de la figuration), mais de ne pas non plus élargir si radicalement le champ de la comparaison qu’il en deviendrait difficile à embrasser par la pensée (c’est la critique assez juste que Ph. Descola adresse au célèbre ouvrage d’Alfred Gell [5]).

L’objet du livre, c’est la figuration en tant qu’« opération commune à tous les humains au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est institué en un signe iconique d’un être ou d’un processus […]. » (p. 27). C’est donc bien de représentation qu’il est question ici (contre les réticences suscitées par ce terme chez les tenants du tournant ontologique [6]), et plus précisément encore de la façon dont les populations humaines ont rendu visibles les êtres qui constituent le monde qu’elles habitent.

Figurer, c’est ainsi donner à voir l’ossature ontologique du réel à laquelle chacun de nous se sera accommodé en fonction des habitudes que notre regard a prises de suivre plutôt tel ou tel pli du monde – un phénomène, une qualité, un objet se détachent dans le flux de notre expérience sensible – tout en demeurant indifférent à d’autres sollicitations discrètes que d’autres sujets humains, ailleurs ou jadis, auront au contraire actualisées et qui seront devenues pour eux chargées d’une signification qui, pour l’essentiel, nous échappe. (p. 52)

S’agit-il donc, dans ce livre, de remonter le fil des choix figuratifs humains pour reconstituer, à partir des œuvres qui en résultent, la vision du monde particulière qui a présidé à leur fabrication ? Pas vraiment, bien que l’ambiguïté ne soit en fait jamais complètement dissipée. Après avoir annoncé que « L’enquête sur la figuration dont ce livre retrace le déroulement vise à montrer en quoi les objets et les relations que les images iconiques dépeignent […] expriment à grands traits les propriétés de l’un ou l’autre des quatre grands régimes de mondiation […] » (p. 26), l’auteur se défend dans l’introduction de vouloir « appliquer » une « grille iconologique […] à n’importe quel genre d’image pour qu’elle trouve sa place dans une typologie formelle » (p. 62). Il juge d’ailleurs nécessaire de réaffirmer dans les toutes dernières lignes du post-scriptum qu’il convient de « dissiper l’illusion que chaque image serait nécessairement révélatrice d’une “vision du monde” particulière dont elle proposerait comme une signature déchiffrable » (p. 654).

Ph. Descola se refuse ainsi à traiter les productions iconographiques humaines comme des indices dont le référent ontologique pourrait être inféré par abduction, comme le feu de la fumée ou l’animal de l’empreinte. Il faut donc – malheureusement, est-on tenté d’ajouter – connaître l’environnement culturel d’un collectif pour savoir interpréter ses choix figuratifs : il faut, autrement dit, être tant soit peu familier des habitudes perceptives et classificatoires d’une population pour savoir les détecter dans les images qu’elle produit (p. 62). Tout juste l’auteur se risquera-t-il à relever la proximité entre les représentations aborigènes des êtres du rêve et les images d’animaux dans l’iconographie du Paléolithique supérieur, suggérant ainsi, sans pouvoir en ce cas appuyer son hypothèse sur la connaissance ethnographique ou historiographique de la société imagière concernée, que les artistes de la grotte Chauvet ou de celle d’Altamira étaient en fait totémistes (p. 595-598).

La raison iconographique

Dans tous les autres cas, dans l’ensemble de l’ouvrage donc, l’interprétation des images reste subordonnée à la place que Philippe Descola a décidé de donner, sur la carte des distinctions ontologiques, aux collectifs qui les ont produites. Les ontologies, de fait, sont toujours déjà là dans la description des iconographies : aucune œuvre recueillie par l’auteur au cours de ses longues années d’enquête minutieuse et savante ne semble avoir pu déstabiliser ce qu’il savait déjà du genre de mondiation propre à la population où elle avait émergé. Aucune n’a semblé si surprenante qu’il fallût se résoudre à la considérer comme atypique, exceptionnelle, ou même contraire aux attendus du schème d’identification qu’elle était mobilisée pour illustrer. La démonstration se déroule parfaitement, la pensée se tisse sans accroc, le scénario argumentatif est si lisse, en fait, qu’il en finit par manquer un peu de rebondissements. Même les « variations » peinent à vraiment faire varier le modèle ontologique quadripartite selon lequel le livre dans son ensemble est ordonnancé, tout comme il guide l’analyse de chaque image en particulier. Les cas « hybrides » qui y sont décrits ont beau parfois résulter d’une anticipation du mode de figuration sur le mode d’identification [7] – et donc témoigner d’un possible décalage entre les deux – ils ne sortent du type que pour y ré-entrer aussitôt, puisqu’ils illustrent en réalité un avènement ontologique que Ph. Descola avait déjà identifié a priori (celui du naturalisme au XVIIe siècle, puis son hybridation possible avec un nouvel analogisme aujourd’hui).

On pourrait vouloir conclure à l’adéquation ultime de la théorie à l’objet. Quand la matière considérée semble venir confirmer avec bonheur, et les unes après les autres, les hypothèses de travail de l’auteur, l’encourageant docilement à raffiner son dispositif comparatif sans jamais en menacer les fondements, n’est-ce pas tout simplement une bonne nouvelle pour la théorie proposée ? Ou doit-on tout de même reprocher à l’auteur l’adéquation excessive de l’objet à la théorie, en évoquant le risque, pointé par Pierre Bourdieu [8], de passer le Rubicon méthodologique en glissant du modèle de la réalité à la réalité du modèle ? Disons alors a minima que l’analytique des Formes du visible, le pouvoir heuristique que Ph. Descola prête aux quatre ontologies, finit par faire l’effet d’une certaine fermeture du modèle sur lui-même. Les images sont interprétées à la lumière de l’ontologie dont relève la population qui l’a produite – et la façon dont ce mode de figuration illustre un certain mode d’identification corrobore en retour l’appartenance ontologique du collectif imagier. L’identification ontologique est à la fois le fondement et la fin de l’analyse.

Les Formes du visible présente donc un contraste saisissant entre, d’une part, la prolifération des descriptions iconographiques, la multiplication des références théoriques, la variété des époques envisagées et des échelles de collectifs considérés – en fait la monumentalité de son format – et d’autre part la simplicité de l’argument proposé. Chaque mode de figuration, en substance, est le reflet de l’ontologie qui lui correspond :

  en régime animiste, les imagiers figurent les existants de façon à mettre en relief l’intériorité (humaine) qu’ils partagent tous et la corporéité spécifique par laquelle ils se distinguent les uns des autres (les Inuits ont fait cela en dépeignant des corps reconnaissables et manifestement animés de mouvement ; les Kwakwaka’wakw ont privilégié pour leur part les masques à transformation, où une tête animale peut soudain révéler un visage humain) ;

  les populations australiennes, totémistes, ont cherché par diverses productions picturales à souligner les qualités physiques et comportementales partagées par les membres (humains et non-humains) d’une classe totémique et l’ancêtre dont ils descendent (la figuration emblématique de cela étant les peintures dites « en rayons X » du nord-ouest de la terre d’Arnhem), ou encore à cartographier les traces laissées par l’ancêtre dans le territoire, dont la connaissance distingue essentiellement ses descendants ;

  les représentants de l’archipel analogiste – de loin le régime ontologique qui concerne le plus grand nombre de populations et la plus grande quantité d’humains sur la planète – donnent simultanément à voir pour leur part, dans leurs production iconographiques, l’hétérogénéité intense des composantes du monde et le principe englobant selon lequel elles pourraient se trouver ordonnées (les chimères en sont des exemples, les autels composites mesas d’Amérique centrale en sont d’autres, tout comme les montagnes microcosmiques de la Chine médiévale taoïste) ;

  les imagiers naturalistes, enfin, s’emploient assez explicitement à illustrer à la fois la continuité physique dans la grande chaîne des êtres (ce qui se fait par exemple en peinture par la figuration d’un espace habité commensurable) et la singularité du sujet humain en ce qu’il donne lieu à des individualités très incarnées.

Certaines des démonstrations par lesquelles l’auteur rattache un cas au mode de figuration auquel il est censé appartenir sont particulièrement habiles et plaisantes à l’esprit. Si les poupées de Katsinam des Hopis de l’Arizona sont analogistes, par exemple, ce n’est pas vraiment en vertu de ce qu’elles figurent individuellement, mais par l’effet de la série dans laquelle elles s’inscrivent collectivement, en tant que singularités standardisées, de par l’air de famille qu’elles exhibent chacune globalement. D’autres semblent un peu moins convaincantes, comme le choix de distinguer les portraits d’Arcimboldo, analogistes en tant qu’ils sont composites, d’autres portraits antérieurs ou contemporains, qui sont présentés comme emblématiques de l’avènement du naturalisme. Chaque spécialiste, historien de l’art ou anthropologue, saura se prêter au jeu des objections et rectifications de rigueur – s’il ne l’a pas déjà fait au cours des années d’élaboration de ce livre, qui témoigne avec gratitude des nombreuses discussions et collaborations qui l’ont nourri.

Puissances de la figuration

Je ne m’attendais certes pas, à l’issue de la lecture d’un essai de 700 pages, à regretter que certains passages n’aient été davantage développés – il serait invraisemblable de reprocher à un livre de cette taille et de cette ampleur d’être en fait trop court. Pourtant, l’intérêt le plus aigu du livre, son apport pour ainsi dire le plus courageusement ambigu, réside dans ses considérations les plus brèves. Chacune des quatre parties de l’ouvrage est en effet subdivisée en trois chapitres : le premier, toujours le plus gros, traite de ce que l’on pourrait appeler le « contenu » de l’image (p. 63), c’est-à-dire la façon particulière dont ce qu’elle figure est reconnaissable. Philippe Descola n’a pas vraiment de terme pour désigner cela, mais on pourrait proposer de nommer cet aspect de la figuration les économies de l’iconicité des images. C’est ce dont j’ai surtout parlé jusqu’ici, car c’est vraiment le sujet principal du livre. Deux autres aspects de la figuration, plus discrètement traités par l’auteur, s’ajoutent pourtant à celui-ci et donnent chacun lieu, dans les quatre parties du livre, à un chapitre plus court. Il s’agit d’une part de la configuration de l’espace de la représentation, ce que Ph. Descola appelle les « géométries de la figuration » (p. 63), autrement dit les divers effets de perspective et opérations de transformation par lesquels la chose représentée se donne à voir comme telle au spectateur. Il s’agit d’autre part des « puissances d’agir » de l’image (p. 81), ce qu’Alfred Gell avait appelé agency (que Ph. Descola choisit de traduire par « agence »), à savoir ce dont les figurations sont rendues capables, en vertu d’un ensemble de procédés de potentialisation qui donnent leur matière à ces chapitres.

Par rapport aux économies de l’iconicité, les géométries de la figuration et les puissances d’agir sont les lieux de l’analyse où la méthode (et même la quadripartition ontologique) semble la plus ouverte et la plus prometteuse de futures élaborations encore indéterminées. Ces courts chapitres, qui concluent chaque partie, sont ceux où la description est la moins dirigée, même la moins classificatoire. On ne sait trop décider, à leur lecture, quelle manière de perspective ou quel type d’agence caractérise exactement chaque ontologie [9]. On s’en trouve stimulé et réjoui, mais aussi un peu surpris qu’ils s’achèvent si vite – et l’on se prend à souhaiter qu’ils eussent pu durer un peu, non pour conclure et pour spécifier davantage, mais pour laisser la lectrice ou le lecteur habiter encore un peu la complexité curieuse des problèmes soulevés et l’ambiguïté heureuse des solutions proposées.

Il y a bien entendu plusieurs chemins possibles à travers la riche matière que propose cet ouvrage. D’aucuns y chercheront, pour l’apprécier ou la critiquer, une anthropologie des images propre à refonder la compréhension des façons humaines de figurer. D’autres préféreront s’attarder sur le style fleuri de l’auteur, sur les descriptions méticuleuses et joyeuses d’objets, que l’édition impeccable et généreusement illustrée rend si pleinement et si agréablement accessibles dans ce beau livre. Chacune et chacun, sans doute, se réjouira de cette nouvelle étape, ambitieuse et significative, d’une œuvre anthropologique qui continue de s’accomplir sous nos yeux.

Philippe Descola, Les formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 2021, 761 p., 35 €.

par Grégory Delaplace, le 4 février 2022

Pour citer cet article :

Grégory Delaplace, « Ce que figurer veut dire », La Vie des idées , 4 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Ce-que-figurer-veut-dire

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Philippe Descola, «  Constructing natures. Symbolic ecology and social practice  », in Ph. Descola & G. Pálsson (dirs.), Nature and Society. Anthropological Perspectives : 82-102. Londres, Routledge, 1996.

[2Philippe Descola (dir.), La Fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, musée du Quai Branly & Somogy Éditions d’Art, 2010. L’exposition, en réalité, concluait une série de cours au collège de France consacrés à la figuration et aux images, qui débutent juste après la publication de Par-delà Nature et culture et qui s’achèvent l’année de l’exposition (2005-2011).

[3Ce que Philippe Descola appelle les «  formes de mondiation  » sont les différentes manières de «  composition des mondes  » (p. 8), c’est-à-dire l’ensemble des conceptions et des pratiques par lesquelles les êtres (humains ou non-humains), et donc le monde distinctif qu’ils viennent à constituer pour un collectif donné, sont instaurés. Selon cette conception de la comparaison anthropologique, il n’y a pas un seul monde, «  totalité auto-suffisante en attente de représentation selon différents points de vue  » (p. 8), mais plusieurs, chacun résultant des habitudes perceptives et classificatoires qu’une population transmet à ses membres alors qu’ils apprennent à voir et penser ce qui les entoure.

[4Voir par exemple Tim Ingold, «  A Naturalist abroad in the museum of ontology : Philippe Descola’s Beyond Nature and Culture  », Anthropological Forum 26/3 : 301-320.

[5Alfred Gell, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique. Trad. Olivier et Sophie Renaut. Les Presses du Réel, 2009 [1998].

[6Voir par exemple A. Henare, M. Holbraad et S. Wastell (dirs.), Thinking through things. Theorising artefacts ethnographically, Londres, Routledge, 2007.

[7Mais plus rarement tout de même que ce que laissait à penser l’annonce alléchante de l’avant-propos : «  J’avais […] sous-estimé la possibilité pour des images d’exister dans un mode d’identification indépendant de celui dont la documentation historique et ethnographique permet de brosser le tableau, ne prêtant pas une attention suffisante de ce fait à leur capacité de préfigurer des basculements ontologiques et cosmologiques que la transformation de la culture visuelle rend évidents, mais dont l’expression réflexive n’apparaît dans les textes que bien plus tard.  » (p. 18)

[8Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000 [1972], p. 249-255.

[9Le tableau synoptique par lequel l’auteur veut présenter en conclusion les types de «  géométrie représentationnelle  » (p. 606) en fonction des ontologies est très évocateur, en ce qu’il confirme qu’il est très délicat de vraiment synthétiser ce qui distingue à cet égard les quatre modes de figuration les uns des autres.

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