La statue de Champollion par Bartholdi, érigée en 1867 pour une exposition universelle, suscite aujourd’hui les controverses. Mais qu’en aurait pensé l’égyptologue lui-même ? Markus Messling revient sur ses engagements contrastés à l’occasion du bicentenaire de sa découverte.
Voici que resplendit à nouveau d’un blanc immaculé la statue de Jean-François Champollion dans la cour d’entrée du Collège de France : pour le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, à l’automne 2022, la France fête le héros national de l’égyptologie. À l’exception de quelques célébrations commémoratives, cette statue se morfondait depuis des décennies dans la cour d’une des institutions du savoir les plus prestigieuses de France, passant de plus en plus inaperçue. À la différence de la statue en bronze de Dante, bien en vue devant le bâtiment du Collège, square Michel Foucault, la statue de Champollion est située dans un autre monde, derrière les hautes grilles de la cour. La plupart des visiteurs qui se glissent par la petite porte dans cette cour d’entrée du Collège de France ne jettent qu’un regard fugitif au visage de marbre abîmé par les pluies acides parisiennes. Mais à présent, le grand philologue doit de nouveau attirer les regards sur lui. Tout est donc pour le mieux ? Ce n’est pas si sûr.
Le débat sur les monuments commémoratifs en France n’a pas attendu la vague de protestations qui, dans le sillage du mouvement « Black Lives Matter », a fait descendre de leur piédestal nombre de protagonistes du colonialisme français, en particulier dans les départements d’outre-mer comme la Guadeloupe et la Martinique. Il ne saurait en être autrement : plus la statue du premier professeur d’égyptologie resplendira, plus on pourra la considérer comme une provocation.
La longue plongée du monument à Champollion dans l’indifférence mémorielle prit fin au tournant du millénaire, lorsque sa statue suscita le malaise et l’indignation de personnalités égyptiennes connues comme l’écrivain Anis Mansour, qui exprima sa réaction en 2007 dans le quotidien Asharq al-Awsat, ou le musicien Hicham Gad, qui fit de même en 2011 sur TV5 Monde. Leurs protestations n’ayant eu pratiquement aucun écho en France, un groupe d’archéologues et d’intellectuels égyptiens influents adressa en 2013 une pétition au ministère égyptien de la culture, formulant des critiques à l’égard de l’État français. D’après l’hebdomadaire online Al Ahram en date du 26 février 2013, ils jugeaient cette statue « honteuse » et « avilissante pour la civilisation égyptienne ». Omar al-Hadary, président du Comité pour le tourisme et les antiquités de l’Organisation révolutionnaire de la jeunesse égyptienne, est même allé jusqu’à demander l’interruption de toutes les missions archéologiques françaises en Égypte jusqu’à ce que l’État français ait présenté des excuses officielles.
En 2018, d’après le site d’informations Al-Monitor, ce fut au tour d’un groupe d’Égyptiens vivant en France d’exiger que l’on honore Champollion autrement que par cette « insulte violente ». Et quand, en 2020, des manifestations antiracistes conduisirent en France également à des actions contre les monuments officiels, les reproches se firent plus virulents. Le 17 juin 2020, Al-Monitor rapporte que l’égyptologue Bassam el-Shammaa a écrit à l’UNESCO pour demander que la France fasse disparaître cette statue de Champollion. Dans les extraits de sa lettre cités par Al-Monitor, Shammaa compare le pied de l’égyptologue posé sur la tête du pharaon au genou du policier appuyé sur la nuque de George Floyd et voit dans cette sculpture « l’expression du racisme ». Depuis 2013, des instances politiques égyptiennes haut placées promettent d’intervenir auprès de l’ambassade de France au Caire et du ministère français de la culture. On n’a néanmoins connaissance d’aucune réaction.
À une exception près, qui vient du Collège de France lui-même : le 30 mars 2017, dans sa leçon inaugurale intitulée Objets du désir, désirs d’objets (Paris, Fayard, 2017), Bénédicte Savoy décrit la stupeur qu’elle a ressentie soudain en regardant « vraiment » cette statue, après être passée « mille fois » à côté d’elle. On s’est beaucoup trop accoutumé, dit-elle, à ces « monuments aux gloires nationales que la IIIe République a semés dans nos villes » (ibid., p. 42). L’iconographie de cette statue ne rappelle-t-elle dans une tradition européenne le pied de David posé sur la tête coupée de Goliath ? Et Savoy évoque, à propos de son regard soudain conscient, ces « images que nous n’avions jamais vues avant de nous souvenir d’elles » dont parlait Walter Benjamin dans un texte intitulé « Petit discours sur Proust » qu’il écrivit à l’occasion de son quarantième anniversaire (ibid., p. 44). Le pied posé sur la tête est très clairement l’expression symbolique d’un pouvoir, à quoi s’ajoute une signification supplémentaire de souillure, et cela pas seulement dans un contexte islamique où la chaussure est un signe d’impureté. Et cette pose n’a-t-elle pas aussi quelque chose de celle du chasseur de safaris coloniaux, qui respecte le lion parce qu’il est un noble adversaire, plein de force et d’élégance, mais qui vient malgré tout de l’abattre ?
La carrière d’un savant
Dans la brochure de présentation d’un séminaire pour le master « Dynamics of Cultural Landscape, Heritage, Memory and Conflictualities » des universités de Lyon et de Saint-Étienne, Robert Belot, professeur d’histoire contemporaine, considère que cette façon de voir relève d’un « syndrome » et annonce vouloir réfuter la « mésinterprétation » dont est victime la statue de Champollion. Dans son petit texte, il écrit : « Ce pied, c’est le triomphe de la volonté de savoir, c’est le succès de la science au service de la découverte des autres cultures. [1] » Il n’y a guère à redire à cela, il est clair qu’il est ici question du rapport entre le savoir et le monde. À ceci près que Bartholdi, l’auteur de cette sculpture, n’a pas conçu son œuvre pour être placée dans la cour d’une université, mais pour le déploiement des réalisations impériales françaises à l’Exposition universelle de Paris de 1867. Son Champollion visait à faire comprendre que la France, debout sur son empire mondial, incarnait le savoir du monde : « Voyez ! Nous avons fait la lumière sur l’Égypte, nous sommes l’Égypte moderne ! » La nation, le patrimoine et l’humanité ne font plus qu’un.
Le déchiffrement des hiéroglyphes de l’Égypte antique fait partie des coups de théâtre majeurs de l’histoire de la philologie, voire des découvertes les plus étonnantes de la science en général [2]. Pour bien en comprendre la portée, il faut se représenter que la philologie du XIXe siècle n’était pas considérée comme une activité de bel esprit, mais comme un domaine où l’on étudiait les forces créatrices humaines et les productions culturelles. Avant l’histoire naturelle, elle permit de classer l’« esprit » humain selon les langues, les systèmes sémiotiques et les archives textuelles du monde entier. Aussi resta-t-elle une sorte de science-modèle jusque vers le milieu du XIXe siècle. On admirait la puissance de sa méthode comparative historique, capable d’ouvrir de nouvelles perspectives épistémologiques dans tous les domaines du savoir concernant l’être humain. Une forme de « science dure », dirait-on aujourd’hui, dans une société qui débattait des questions essentielles de compréhension du monde, de composition sociale et d’appartenance nationale à partir de traditions textuelles sédimentées. La nouvelle lisibilité des hiéroglyphes conduisait loin dans le passé, jusqu’aux débuts de la civilisation humaine sur les bords du Nil. Et cette Antiquité profonde que l’on découvrait peu à peu entrait toujours plus nettement en concurrence avec la version biblique de l’histoire de l’humanité, raison pour laquelle le déchiffrement des hiéroglyphes devint un enjeu politique dans les débats entre royalistes et républicains sous la Restauration.
Chez Champollion lui-même, la conscience historique du fait que la France incarnait dans le monde moderne cette ambition de savoir qui avait son origine dans l’Égypte antique était directement liée aux possibilités de formation dont il avait bénéficié et qui étaient dues au système éducatif révolutionnaire et à la dissolution de la société par états de l’Ancien Régime. La carrière de Champollion est exemplaire des nouvelles possibilités de mobilité sociale. Aussi Champollion est-il resté pendant toute sa vie un ardent partisan des objectifs révolutionnaires de la bourgeoisie libérale voire, éventuellement, bonapartiste. Après le retour de Napoléon de l’île d’Elbe en 1814, il participa avec son frère, Jacques-Joseph Champollion-Figeac, à de nombreuses manifestations hostiles aux royalistes qui eurent lieu à Grenoble. Pendant les Cent jours, Jacques-Joseph fut nommé secrétaire par Napoléon. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’après la défaite définitive de Waterloo, les deux frères se soient retrouvés dans une situation très délicate et qu’ils aient été assignés à résidence dans leur ville natale de Figeac. Il fallut attendre 1817 pour que s’offrent à eux de nouvelles opportunités grâce au soutien de leurs amis.
Sur cette toile de fond, la nomination de Champollion en 1831 au Collège de France est en quelque sorte symbolique des ambitions de l’universalisme républicain : l’émancipation de l’individu de l’étroitesse provinciale grâce au centralisme et au cosmopolitisme ; la méritocratie, c’est-à-dire l’importance accordée aux réalisations personnelles pour l’ascension sociale ; la formation d’un esprit rationaliste qui représente d’une certaine manière la traduction du rationalisme catholique classique dans une idée de mission civilisatrice fondée sur l’idéal de liberté ; enfin, la sacralisation des héros comme modèles pour la république. Il n’est guère surprenant que Champollion soit devenu une figure exemplaire sous la IIIe République.
La carrière d’un sculpteur
La réalisation du monument à la mémoire de Champollion fut confiée au sculpteur Frédéric Auguste Bartholdi, célèbre pour avoir créé le symbole du progrès par excellence, la statue de la Liberté sur Liberty Island. Pour l’Exposition universelle de Paris de 1867, Bartholdi réalisa une statue en plâtre de l’égyptologue, qui sera ensuite exposée au Salon de 1875 dans une version plus noble en marbre. Après quoi, cette même année, elle ira prendre place dans la cour d’entrée du Collège de France. Il est intéressant de rapprocher cette statue d’autres œuvres de Bartholdi. Un lien personnel rattachait le sculpteur à l’Égypte : il y avait fait un voyage en 1855-1856 puis avait en vain essayé de convaincre Ismaïl Pacha, vice-roi d’Égypte depuis 1863, et Ferdinand de Lesseps, président de la compagnie du canal de Suez, de lui commander la statue d’une Égyptienne portant un flambeau qui trônerait sur l’entrée du canal de Suez, en Méditerranée. L’échec de ce projet le conduisit finalement à l’idée de la statue de la Liberté de New York, symbole orgueilleux de l’aide apportée par la France aux États-Unis d’Amérique érigé surtout comme une manifestation d’opposition aux ambitions britanniques (voir Francesca Lidia Viano, Sentinel. The Unlikely Origins of the Statue of Liberty, Cambridge, Harvard University Press, 2018). Bartholdi combattit ensuite comme volontaire dans les corps francs commandés par Giuseppe Garibaldi pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871. Son monument le plus célèbre est le Lion de Belfort, une sculpture monumentale de onze mètres de haut sur vingt-deux mètres de large, sculptée en blocs de rocher, en souvenir de la résistance acharnée des troupes françaises contre les Prussiens à Belfort. Une copie en cuivre de quatre mètres de haut a été placée à Paris en 1880 place Denfert-Rochereau, qui porte le nom du colonel responsable de la défense de Belfort.
Avant de participer à cette guerre, Aristide Denfert-Rochereau avait été blessé pendant la guerre de Crimée et avait servi pendant les années 1860 dans l’Algérie colonisée, où il avait aussi été, en tant que protestant, conseiller presbytéral de la paroisse de Blida. Sa biographie reflète un mélange intime de patriotisme et de l’idée selon laquelle la France porte le flambeau de la civilisation et a une mission à remplir auprès de l’humanité. Le lion symbolisant Denfert-Rochereau et la statue de Champollion pour l’Exposition universelle de Paris renvoient tous deux au paradigme de l’universalisme français, qui sera mis en scène avec d’autant plus d’insistance sous la IIIe République que celle-ci est née de la défaite contre l’Allemagne. Bartholdi représente Champollion comme une allégorie de cet universalisme – dans l’attitude d’un penseur, le pied gauche posé sur la tête sculptée d’un pharaon, qui pourrait être Ramsès II, unissant en lui des millénaires de savoir de l’humanité.
Dans son grand ouvrage sur « l’autre Égypte », Anouar Louca a interprété de manière surprenante cette statue de Champollion à contre-courant :
On ne saurait plus littéralement se placer au ras du sol. L’humilité du savant qui a déchiffré les hiéroglyphes, qui a levé par sa main le voile tombé sur l’histoire de l’humanité depuis mille cinq cents ans, contraste étrangement en Égypte avec les lauriers dont l’Europe venait de le couronner. Mais cet esprit de quête, qui définit Champollion, a déserté sa statue du Collège de France. (Anouar Louca, L’autre Égypte de Bonaparte à Taha Hussein, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2006, p. 91).
Si cette sculpture constitue en effet une allégorie de la volonté de savoir, elle incarne alors peut-être aussi un autre type de savoir que celui que Bartholdi entendait glorifier. Les œuvres d’art parlent un langage propre. Parfois, à les observer de plus près, on s’aperçoit qu’elles contredisent de manière étonnante les intentions de leur créateur. Cette sculpture ne révèle-t-elle pas aussi, sans le vouloir, le prix à payer pour le déchiffrement impérialiste du monde ? Le regard du spectateur qui remonte du pied de Champollion à sa tête ne rencontre en effet nul signe de triomphalisme. Il est aujourd’hui à peu près impossible d’interpréter avec certitude l’expression de son visage. Mais curieusement, son attitude de penseur, qui n’est pas sans rappeler Rodin, évoque plutôt un certain scepticisme, en tout cas un état d’esprit méditatif, d’une gravité presque tragique. Elle exprime ainsi cette part d’ombre qui obscurcissait le savoir de l’égyptologue aux yeux de Champollion, conscient du versant destructeur que comportait ce savoir même.
Champollion et les indiens
L’idée d’une crise dans la conscience universaliste de Champollion trouve en effet une confirmation dans un épisode qu’a raconté l’écrivain français Gérard Macé dans son remarquable livre Le dernier des Égyptiens (Paris, Gallimard, 1988). Dans les lettres peu connues de Champollion à Angelica Palli, une Italienne qui fut sa maîtresse pendant plusieurs années et qu’il avait surnommée Zelmire, sans doute par allusion à l’opéra de Rossini du même nom, créé le 14 mars 1826 à Paris, Macé a fait une découverte surprenante : Champollion a été un lecteur enthousiaste du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper, publié pour la première fois en 1826 et dont la traduction française parut en 1827. En soi, cette lecture n’a rien de bien extraordinaire : dans le droit fil de la vogue romantique suscitée par les romans historiques de Walter Scott, elle est bien dans l’air du temps. Il est beaucoup plus surprenant de voir Champollion rapprocher, dans ses lettres à Palli, sa vision de la culture de l’Égypte antique du destin amer des peuples indigènes d’Amérique du Nord, que l’on commençait alors à entrevoir clairement. Au même moment, à Berlin, Hegel, dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, constate de manière laconique que les peuples indigènes d’Amérique sont « physiquement et intellectuellement impuissants » face aux Européens et qu’ils se sont de ce fait « effondrés sous le souffle de l’activité européenne » (G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2012, p. 108).
Les réflexions de Champollion naissent d’un fait historique : en été 1827, quelques membres de la tribu des Osages s’embarquèrent d’abord à St. Louis, puis à la Nouvelle Orléans pour faire voile vers Rouen. Ils arrivèrent à Paris le 14 août 1827 où ils furent reçus par le roi Charles X. La mission avait été organisée par David Delaunay, un émigré qui espérait que la compagnie des Osages lui permettrait de faire un retour triomphal et lucratif dans sa patrie.
À l’été de 1827, à Paris, l’enthousiasme exotique est à son comble : peu avant l’arrivée des Osages, le vice-roi égyptien Méhémet Ali avait fait cadeau à Charles X d’une girafe, nommée Zarafa, dont le trajet de Marseille à Paris fit sensation et qui devint une attraction majeure dans la capitale, où des milliers de curieux – dont, peut-être, les Osages – vinrent la voir au Jardin du roi (l’actuel Jardin des plantes). Le célèbre naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui avait accompagné la girafe dans son périple, avoua sans ambages que les Osages étaient les principaux concurrents de Zarafa. Car tout Paris voulait aussi voir les « Indiens », qui furent montrés de partout. Pour leur faire comprendre la grandeur de la France, on les conduisit notamment au département des antiquités du Louvre, dont la section égyptienne avait été créée en 1826 par Champollion en personne, qui en était le directeur. Pour celui-ci, la rencontre de ces Osages dans un décor classicisant et leur absence de réaction face aux chefs-d’œuvre de l’art antique exposés avaient « quelque chose d’affligeant », et il ajoute : « L’orgueil de la civilisation nous commande de dire que tout le tort était du côté des Osages. » (Jean-François Champollion, Lettres à Zelmire, Paris, L’Asiathèque, 1978, p. 92).
Il se produit alors une scène mémorable, que Champollion raconte en détail un peu plus tard dans sa lettre à Palli du 16 janvier 1828 : au milieu de la « foule de belles dames parisiennes, élégantes et merveilleuses au premier degré, [qui] se pressaient autour de ces enfants de la nature », Mihanga, une des deux femmes Osage, va soudain s’asseoir au fond de la salle, dans l’ombre d’une colonne, et « commence à mi-voix un chant lentement cadencé et d’une tristesse déchirante ». Champollion poursuit :
Je l’avais suivie, mais je me tenais à certaine distance. Les belles dames n’imitèrent point ma discrétion : elles entourèrent de nouveau la plaintive Osage, qui toute entière à ses souvenirs prolongea sa chanson pendant une demi-heure, sans se douter de la sotte curiosité qui, sans comprendre ses douleurs voyait un frivole amusement là où la pitié, la sympathie et la compassion pouvaient seules trouver une place. Cette pauvre malheureuse pensait sans doute à son pays et aux êtres chéris qu’elle avait laissés et nos belles Parisiennes riaient… Je vous demande qui, de Mihanga ou de ces dames, méritait le nom et l’accoutrement de sauvage. (ibid., p. 92-93).
Le pressentiment de Champollion était juste : le voyage du groupe d’Osages devait avoir une triste fin. Delaunay, en butte à des poursuites judiciaires sans fin à cause de ses dettes, finit par les abandonner à leur sort lors de leurs errances à travers l’Europe. L’exotisme fit place à l’indigence. Plongé dans la misère, le groupe ne put retourner en France que grâce à l’aide de quelques âmes charitables. Deux des hommes, dont le chef Kihegashugah, moururent de la variole, les autres parvinrent à rentrer à St. Louis. Tous leurs biens avaient auparavant été confisqués pour couvrir les dettes du sieur Delaunay.
Gérard Macé imagine que cette rencontre au Musée du Louvre fut pour Champollion une des « leçons cruelles de l’histoire ». Face à cette rencontre de la culture égyptienne antique, qu’il s’efforçait de faire revivre, avec la civilisation agonisante des peuples d’Amérique du Nord, il n’avait pas pu s’empêcher de se dire en son for intérieur « que les visages pâles qui massacrent les bisons sont les descendants des Romains, qui mirent le feu à la bibliothèque d’Alexandrie » (op. cit., p. 14-15). L’empathie avec laquelle est écrit Le dernier des Égyptiens confère à ce récit une certaine plausibilité. Nul doute que Champollion n’ait éprouvé le sentiment de cette fragilité fondamentale de l’humanité qui nous saisit face à la mort des cultures, comme l’a décrite Jonathan Lear de manière si impressionnante (Jonathan Lear, Radical Hope. Ethics in the Face of Cultural Devastation, Cambridge, Harvard University Press, 2006). Le lien est d’autant plus évident que Champollion exprime dans sa lettre à Palli sa profonde désillusion à l’égard de toutes les civilisations : « à quelque époque ancienne ou moderne que vous preniez l’espèce humaine, vous trouverez toujours qu’elle n’a jamais rien valu. » Il ne fait que deux exceptions : les Grecs anciens, qu’il épargne « par courtoisie » envers sa maîtresse, passionnée d’Antiquité, et les Égyptiens, « par amour » – mais même ces deux exemples ne sauraient invalider « la vérité de [s]a maxime favorite : que les hommes sont détestables pris en corps de nation et assez supportables examinés un à un. » Et de conclure : « la Muse de l’Histoire devrait être représentée tenant une torche et agitant un poignard sur un fleuve de sang. » Seuls les romans nous apportent quelque consolation, car, dans leur monde imaginaire, les êtres méchants sont compensés par « deux ou trois êtres bons et humains », et le bien finit par être victorieux du mal (op. cit., p. 93-94).
Champollion en Égypte
Peu de temps après, Champollion se lance néanmoins dans une activité tout à fait concrète. Lui, « l’Égyptien », n’était encore jamais parvenu à se rendre sur les rives du Nil. Trop jeune pour avoir participé à l’expédition de Bonaparte, il avait ensuite dû différer son voyage à plusieurs reprises. En août 1828 enfin, dans le cadre d’une mission franco-toscane, Champollion met pour la première fois le pied sur le sol égyptien, en compagnie d’Ippolito Rosellini, professeur à Pise et fondateur de l’archéologie italienne, qui lui avait apporté une aide précieuse dans les débats pour faire reconnaître son déchiffrement des hiéroglyphes. Son voyage conduit Champollion dans différentes parties du pays, et il remonte le Nil jusqu’en Nubie. Au Caire, il rencontre des personnalités importantes, dont le vice-roi, Méhémet Ali et son fils, Ibrahim Pacha.
La vieille Égypte qui s’offre aux yeux de Champollion n’est pourtant pas celle qui resplendissait dans l’imagination du jeune homme et l’avait enflammé pour l’étude des hiéroglyphes. Dès cette époque en effet, la passion pour l’Égypte qui avait soufflé sur l’Europe à la suite de la campagne de Bonaparte avait déjà eu des conséquences funestes. Pour le comprendre, il faut se représenter la signification idéologique de l’Égypte, en particulier pour la France. Le meilleur témoignage en est la fameuse Description de l’Égypte, réalisée sur ordre de Bonaparte, et qui entend donner une présentation exhaustive, sociale, historique et encyclopédique, de l’Égypte dans toutes ses dimensions : Description de l’Égypte, ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française, 23 volumes : 9 volumes de texte, 11 volumes de planches, 2 volumes de format « double éléphant » pour des planches de très grande taille, un atlas (Paris, Imprimerie impériale, 1809-1822). L’histoire de cette publication conserve de nos jours encore un aspect féérique, montrant à elle seule à quel point l’enthousiasme suscité par l’Égypte s’était emparé de la société française. Comparés au budget de l’État, les coûts de cette entreprise, estimés à 4,1 millions de francs et financés par différents départements, en font sans doute un des plus grands projets de recherche et de documentation culturelles de tous les temps. Cette ambition était partagée par les politiques de collection, qui avaient déjà laissé des traces considérables en Égypte au moment où y arrive Champollion.
Frédéric Cailliaud, qui fit des voyages d’exploration en Égypte et au Soudan pour le compte de différentes personnes, a publié un récit de voyage intitulé Voyage à l’oasis de Thèbes et dans les déserts situés à l’Orient et à l’Occident de la Thébaïde (1821, complété en 1862 par un volume de planches) qui donne une idée aussi bien de l’atmosphère de « chercheurs d’or » que de l’ampleur des fouilles en Égypte à cette époque :
Je trouvai à Thèbes beaucoup d’Européens réunis, qui travailloient à des fouilles intéressantes, à Qournah, sur les ruines de Medynet Abou et au Memnonium ; tout l’espace occupé par les ruines de Karnak étoit couvert par des lignes de démarcation qui séparoient le terrain des Français, celui des Anglais, celui des Irlandais, celui des Italiens, &c. […] Tous cherchoient à recueillir ou acheter des antiques… » (p. 82).
Même si Thèbes (aujourd’hui Louxor) était certainement alors un cas extrême, on voit bien que ces fouilles, ces ouvertures de chambres funéraires, n’étaient pas l’œuvre d’archéologues solitaires dans des monuments isolés, mais une entreprise de grande ampleur. Pour ne donner qu’un exemple : la première collection réunie pour le compte de Bernardino Drovetti, consul général de France et marchand d’antiquités, comprenait, d’après le catalogue réalisé par Giulio Cordero di San Quintino, premier conservateur de cette collection à Turin, 169 papyrus, 485 objets en métal, 454 objets en bois, 1 500 scarabées, 175 statuettes, 102 momies, 90 vases d’albâtre et 95 statues.
Les dommages sont aussi perpétrés au nom de la science, qui, en pillant des sites historiques, détruisait souvent ce savoir même qu’elle entendait sauver. Il n’était pas rare que l’on ne parvienne plus à établir la nature des objets découverts, parce qu’on ne pouvait plus reconstituer le contexte spécifique dans lequel ils s’inséraient. La modernisation de l’Égypte a certainement eu elle aussi un coût culturel. Des pierres ou des colonnes de monuments antiques furent employées pour construire des raffineries de sucre, des manufactures de soie ou des usines de fabrique d’armes. Face à la destruction des deux temples d’El-Kab, Champollion réfléchit aux menaces que la modernisation du pays fait peser sur les monuments antiques. Dans ses Lettres et journaux écrits pendant le voyage d’Égypte (éd. Hermine Hartleben, Paris, E. Leroux, 1909), il évoque souvent les pertes occasionnées par les vols dans les tombeaux et les pillages, enflammés par la « rapace barbarie des marchands d’antiquités » et des collectionneurs (p. 168 sq.). Champollion avait déjà critiqué auparavant les dommages infligés aux monuments par les interventions françaises : en 1821, par exemple, il publie dans la Revue encyclopédique une violente note polémique à propos du transport du zodiaque de Dendérah à Paris.
Mais il est en même temps troublant de voir à quel point Champollion est désireux de collecter des trouvailles. Il recommande à plusieurs reprises à ses compatriotes d’acquérir les obélisques de Louxor, non sans accompagner ce conseil de quelques railleries dans une lettre à son frère : un obélisque serait enfin un monument digne de ce nom, qui suffirait à « dégoûter » les Français « des colifichets et des fanfreluches auxquelles nous donnons le nom fastueux de monuments publics » – « une seule colonne de Karnak est plus monument à elle seule que les quatre façades de la cour du Louvre » (ibid., p. 387). D’après une lettre du 27 décembre 1829 à son ancien collègue Léon-Jean-Joseph Dubois, il revint d’ailleurs lui-même avec de nombreux objets à Paris, notamment quatre momies, un bas-relief de la déesse Hathor, un sarcophage de basalte vert ainsi que des sculptures.
Au vu de ces contradictions, on a l’impression que Champollion était partagé entre l’indignation suscitée par les destructions de monuments antiques et la volonté de réaliser des apports scientifiques importants. Dans un moment de réflexion, il se demandait, dans une lettre à son frère, s’il n’était pas déjà trop tard (ibid., p. 169). Paradoxalement, cette impression aura sans doute affermi sa conviction de la nécessité de rapporter des objets et des copies d’inscriptions à des fins scientifiques.
En novembre 1829, à Alexandrie, peu avant de s’embarquer pour l’Europe, Champollion écrit une « note » remarquable à Méhémet Ali – une sorte de testament idéel à l’intention de l’Égypte. Il y conjure le vice-roi de réglementer les fouilles, établit de longues listes d’édifices à protéger et propose des mesures à prendre pour leur conservation :
Il serait plus que temps de mettre un terme à ces barbares dévastations […]. En résumé, l’intérêt bien entendu de la science exige, non que les fouilles soient interrompues, puisque la science acquiert chaque jour, par ces travaux, de nouvelles certitudes et des lumières inespérées, mais qu’on soumette les fouilleurs à un règlement tel que la conservation des tombeaux découverts aujourd’hui et à l’avenir soit pleinement assurée et bien garantie contre les atteintes de l’ignorance ou d’une aveugle cupidité. (ibid., p. 448-448).
Rien ne permet de supposer que Méhémet Ali ait répondu, mais la note de Champollion n’est pas pour autant restée sans conséquence. Le 15 août 1835, Méhémet Ali émit une ordonnance publiée dans le Moniteur du Caire dans laquelle il formulait les principes d’une nouvelle politique en matière d’antiquités, comprenant le plan d’un musée égyptien au Caire. Dans la réalité, les biens culturels devaient rester la proie des intérêts européens et égyptiens tout au long du XIXe siècle (voir Elliott Colla, Conflicted Antiquities : Egyptology, Egyptomania, Egyptian Modernity, Londres et Durham, Duke University Press, 2008). La note de Champollion à Méhémet Ali forme un premier document sur la protection des biens patrimoniaux, né dans un esprit déjà moderne : le monde mutilé y fait lui-même obstacle, la modernité fait peser de graves menaces sur l’humanité et sur son patrimoine. Le bonapartisme auquel il devait son ascension et qu’il défendit avec ardeur sous la Restauration comme l’instance permettant de poursuivre les buts de la Révolution ne le rendait pas aveugle aux réalités impérialistes qui en furent le fruit. On voit bien plutôt resplendir ici une fois encore l’idéal d’une pensée des Lumières qui voulait produire un savoir non corrompu dans le sens d’un universalisme qui, dès l’époque de Champollion, avait dégénéré en ignorance et en appropriation matérielle. La statue de Champollion devant le Collège de France cristallise ainsi des problèmes très actuels.
L’idée que les identités nationales ne sont pas de simples données, mais le résultat de luttes dans des processus historiques et des débats sociaux, est un des fondements de la conscience historique démocratique. Les monuments publics servent à créer un cadre de référence susceptible d’encourager ces processus. Dans chaque contexte nouveau, le cadre de référence hérité du passé fait lui-même l’objet de débats, comme le montrent les nombreuses démolitions d’édifices au service de la mémoire collective, les modifications et les superpositions qu’ils ont subies dans l’histoire européenne, et cela pas seulement depuis 1789. La question de savoir si certains monuments commémoratifs, certaines statues doivent disparaître purement et simplement de l’espace public relève également de la conscience historique spécifique d’une société. Quand, dans son allocution présidentielle du 14 juin 2020, au moment des manifestations de protestations suscitées dans le monde entier par la mort de George Floyd, Emmanuel Macron soulignait que « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire » et « ne déboulonnera pas de statue », il adoptait une position en matière de politique publique qui tient plus de la crispation que d’une disposition à comprendre le souvenir comme un processus social. Macron parle de l’universalisme républicain comme s’il était déjà passé dans les faits et comme si les monuments en étaient l’ossature, valable pour toujours. Mais l’histoire de Champollion montre que cet universalisme est bien plutôt une modalité d’action politique (modus operandi) qu’un ouvrage parachevé (opus operatum).
Après avoir longuement sommeillé sous une patine gris sale, le marbre blanc de la statue de Champollion resplendit donc à nouveau. D’un point de vue conservatoire, c’est une restauration louable, mais il ne faudrait pas y voir le simple renforcement du discours sur les héros nationaux hérité de la IIIe République. La pensée et l’œuvre de Champollion renvoient à d’importants problèmes dans la conception de soi de la modernité. Aussi est-il bon de cultiver son souvenir, même au-delà du déchiffrement des hiéroglyphes. Faire disparaître sa statue signifierait vouloir refouler les questions qui nous travaillent aujourd’hui, et que soulevaient déjà la vie et la pensée de l’égyptologue – ainsi que sa représentation sculptée –, par rapport à un universalisme idéologique. Il est donc essentiel de contextualiser cette statue : elle doit susciter un processus d’apprentissage, signaler les discordances dans la représentation elle-même. Peut-être pourrait-on placer la statue sur un socle oblique, en insérant par exemple un coin à sa base, avec quelques centimètres seulement de déclivité qui ne produiraient leur plein effet que sur toute la hauteur de la sculpture. On pourrait aussi mener le spectateur jusqu’à la statue par un plan incliné – une solution sans doute moins élégante et plus difficile à réaliser.
Quelle que soit la forme sous laquelle se concrétise cette remise en perspective, elle devra être élaborée en dialogue avec les groupes de personnes que choque, à bon droit, une pareille statue. Avons-nous suffisamment de distance pour raconter enfin les histoires nationales comme des histoires sans héroïsme ? Qui est mieux placé pour le faire que le Collège de France, fondé en 1530, où des penseurs comme Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes ou Pierre Bourdieu ont remis en question les mythes de la République et ont notamment analysé les interactions complexes du savoir et de la société à l’époque de la modernité – nous rappelant ainsi que la capacité d’autocritique est une vertu essentielle pour toute démocratie.
Markus Messling, « Champollion devant l’universalisme républicain »,
La Vie des idées
, 27 septembre 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Champollion-devant-l-universalisme-republicain
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