Alors que les activistes écologistes sont souvent accusés d’en vouloir aux libertés individuelles, le politiste Patrick Chastenet nous ramène utilement à la dimension libertaire de l’écologie politique. Il propose avec ces Racines une présentation riche et claire de cinq penseurs engagés : Élisée Reclus (1830-1905), géographe et écrivain du XIXe siècle, précurseur du nature writing et engagé dans le mouvement anarchiste et la Commune de Paris ; Jacques Ellul (1912-1994) et Bernard Charbonneau (1910-1996), penseurs inspirés par le personnalisme chrétien, et contempteurs de l’artificialisation de nos sociétés ; Ivan Illich (1926-2002), prêtre catholique peu orthodoxe devenu en Amérique une figure de la critique de la modernité technique et institutionnelle ; et enfin Murray Bookchin (1921-2006), figure de la Nouvelle gauche américaine et penseur d’un anarchisme écosocialiste.
Pour Patrick Chastenet, ces auteurs souvent méconnus et tous « libertaires » à leur manière ont encore beaucoup à apporter à la réflexion et à la lutte contre la destruction du vivant : leur critique de la société techno-industrielle, du dogme de la croissance infinie, de l’agriculture intensive, de la disparition des espèces ou du tourisme de masse signalent un certain don d’observation et d’anticipation, tout comme leur critique d’un écologisme superficiel ou électoraliste.
L’ouvrage se présentant déjà comme une synthèse, je n’essaierai pas de synthétiser la synthèse, mais d’en proposer une lecture qui insiste un peu plus sur les divergences, là où l’auteur tend (non sans de fortes raisons) à souligner les points communs. Je propose donc de distinguer plus nettement que ne le fait l’auteur deux traditions parmi ces penseurs : les technocritiques, comme on peut nommer Ellul, Charbonneau et Illich, et les anarchistes socialistes que sont Reclus et Bookchin.
Les technocritiques : l’autonomie de la personne contre le « système technicien »
Chacun à sa manière, Ellul, Charbonneau et Illich mettent la critique de la technique au cœur de leur diagnostic de la société industrielle. Tous trois ont vécu la Deuxième Guerre Mondiale et ses sommets d’horreur technique et planifiée, mais aussi, pour les Français surtout, la reconstruction moderniste de la France de l’après-guerre : planification industrielle, remembrement et agriculture intensive dans les campagnes, artificialisation des sols et construction du réseau autoroutier, développement plus tard du tourisme de masse et de la « société de consommation ». Pour Illich, prêtre d’origine croate parti étudier à New York, c’est la confrontation avec la pauvreté des immigrés portoricains de sa paroisse, les injustices profondes de la société américaine, et l’impérialisme qui meut même les mieux intentionnés des missionnaires en partance pour l’Amérique du Sud : il y passa lui-même une grande partie de sa vie, au Mexique notamment, à enseigner l’espagnol aux missionnaires, mais surtout à défendre l’autonomie des habitants et de leurs pratiques de subsistance contre la « modernisation » industrielle qui leur était imposée. Tous trois sont des penseurs engagés dont l’œuvre intellectuelle est indissociable des luttes concrètes, ce que l’auteur restitue bien en articulant biographies et exposés théoriques.
Ellul et Charbonneau, en bons héritiers de Montaigne et La Boétie, sont amis inséparables, gascons, et hostiles à toute tyrannie comme à toute servitude volontaire. Ensemble ils ont formé un petit groupe de penseurs militants d’abord associé à la revue Esprit et au personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier. Ensemble encore, ils ont participé à bon nombre de contestations de grands projets industriels, des centrales nucléaires aux OGM en passant par la construction de grands ensembles hôteliers et le camp du Larzac. S’ils se disent volontiers anarchistes, voire socialistes, ils rejettent le marxisme qu’ils considèrent dépassé et dangereux pour la liberté individuelle, et leur tradition philosophique est clairement celle du personnalisme et des mouvements anti-conformistes des années 1930, nourrie de christianisme pour le théologien protestant Ellul, et d’une forme de romantisme naturaliste chez l’agnostique Charbonneau.
Ellul est le penseur du « système technicien » : il juge Marx dépassé, car le XXe siècle voit un phénomène nouveau, l’emprise généralisée et croissante de la technique sur la société. Cela donne naissance à une « société technicienne » dominée par le culte de l’efficacité pour elle-même, un développement de la technique devenu autonome, et la restriction en proportion de la liberté individuelle. Il partage avec Charbonneau le rejet de l’État, vu comme l’instrument majeur de l’organisation planificatrice et oppressive d’une société dominée par des technocrates spécialisés : ce rejet de la planification comme versant politique d’un devenir-machine de la société les conduit à la fois se méfier de l’idée d’organisation sociale elle-même, et des régimes du « socialisme réel » aussi bien que capitalistes. Pour Charbonneau, le concept ou plutôt l’intuition fondamentale est le « sentiment de la nature », dont l’exacerbation à l’époque moderne est le symptôme d’une crise de civilisation, et doit fournir l’énergie d’une révolution contre la grande ville, la technocratie, la société industrielle, quelle qu’en soit la couleur politique. Le talent d’écrivain de Charbonneau lui permet d’exalter la confrontation avec les éléments naturels, la liberté du randonneur en montagne et l’enracinement dans un « petit pays » de naissance ou d’élection.
Si la présentation de Patrick Chastenet est claire, fort instructive et agréable à lire, elle ne lève pas toutes les questions qui viennent à l’esprit du lecteur : que vaut l’idée d’autonomie de la technique, centrale chez Ellul, mais contestée par de nombreux travaux de sociologie de la technique [1] ? Que penser de théoriciens qui se revendiquent anarchistes de gauche, mais substituent à la lutte contre le capitalisme la critique de la « Technique » ou de « l’idéologie du Progrès » conçus comme des processus autonomes ? L’abondance des majuscules (la Technique, l’État…) et l’appel à une « révolution de civilisation » signalent-ils une pensée qui touche des causes plus profondes que la dynamique propre du capitalisme (et des réactions en retour des sociétés communistes), ou une retombée dans l’idéalisme abstrait ? Est-il à la fois efficace et sans danger de faire comme Charbonneau du « sentiment de la nature » la force motrice d’une révolution, alors qu’il reconnaît lui-même qu’il s’agit d’une intuition obscure qui peut trouver ses débouchés aussi bien dans le fascisme, le socialisme étatiste, le scoutisme ou l’anarchisme [2] ? Si Charbonneau s’est prononcé largement contre le fascisme et paraît sincèrement épris de liberté, l’auteur écarte un peu trop vite la critique adressée par l’historien Zeev Sternhell au mouvement anticonformiste « ni droite ni gauche » des années 1930, qu’il accuse d’avoir servi de matrice au fascisme en France [3]. Sans faire de Charbonneau un romantique fasciste, n’y a-t-il pas lieu de s’interroger au moins sur les effets politiques de cet appel au sentiment de la nature et à la petite propriété privée ? Toutes ces questions ne sont pas rhétoriques, loin s’en faut, mais méritent d’être soulevées.
Illich est peut-être le penseur le plus stimulant de ce groupe : sa critique de la société industrielle est d’abord une critique des institutions, qui s’ancre dans des analyses précises : l’école, l’hôpital, la voiture et les transports… Il articule ainsi dans son analyse la production industrielle des biens et celle, moins souvent mise en avant, des services. Ces institutions franchissent, grâce aux outils techniques, à l’organisation rationalisée et à l’énergie abondante, un premier seuil de croissance où leur productivité et leur efficacité augmentent, puis un second à partir duquel leur taille et leur spécialisation les rendent contre-productives : l’hôpital géant et hautement technologique finit par provoquer de nouvelles souffrances, frustrations et maladies, l’école trie et exclut du savoir au lieu d’y donner accès, la voiture généralisée nous ralentit. Par ailleurs, plus elles croissent, plus elles font de leur domaine la chasse gardée de spécialistes seuls habilités à dispenser les soins ou le savoir, par exemple, et réduisent toujours plus l’autonomie des personnes. Illich ne leur oppose pas le rejet de la technique et des institutions, mais l’outil ou l’organisation « conviviale », qui augmente l’autonomie des utilisateurs et favorise les relations interpersonnelles, contre l’outil oppressif qui finit par faire de l’utilisateur son esclave.
Tous trois ont souvent été considérés comme des pessimistes et des prophètes de malheur ; il est vrai qu’ils n’ont pas de mots assez durs pour décrire l’apocalypse qui nous menace si la croissance de la société industrielle et la coercition sociale qui l’accompagne se poursuivent. Mais Patrick Chastenet prend soin de prévenir les caricatures, et distingue bien par exemple la critique qu’Ellul adresse au « système technicien » d’un néo-luddisme technophobe ; il rappelle que les trois se considèrent bien plus utopistes que nihilistes, et reconnaissent « l’ambivalence » de la technique. Il n’en reste pas moins qu’ils apparaissent, malgré l’enthousiasme communicatif de l’auteur (qui fut proche de Jacques Ellul), comme assez démunis sur le plan de la stratégie et du renversement de la tendance : dans le droit fil du mouvement personnaliste, le revers de l’attention portée à la personne humaine face à l’État et aux grandes institutions est le recours chez Ellul et Charbonneau à une conversion spirituelle individuelle, seul espoir de faire naître la « cité ascétique pour que l’homme vive » (cité p. 58). C’est moins vrai d’Illich, dont tout un pan de la pensée est tendu vers la conception d’une société alternative conviviale, avec ses outils, ses savoirs et ses institutions. Mais même ce dernier avoue n’avoir aucune stratégie pour rendre possible la bifurcation, tout en critiquant assez férocement les militants écologistes et, comme les deux Gascons, toute forme d’organisation de l’écologie au niveau de la politique des partis. Les fines descriptions de l’emprise des techniques et des institutions sur l’autonomie personnelle aboutissent au moins en partie au constat de l’impuissance de l’individu, retournée par exemple chez Ellul en une revendication de la « non-puissance » qui, si elle a du sens (et un certain panache) comme renoncement à l’impérialisme ou à la domination de la nature, en a peut-être moins sur le plan d’une stratégie de lutte efficace. Patrick Chastenet relève d’ailleurs la tendance à l’élitisme et la préférence d’Ellul et de Charbonneau pour les (très) petits groupes, les "masses" étant systématiquement opposées à la personne.
Les socialistes anarchistes : des sciences de la nature aux alternatives politiques
Si un siècle sépare Élisée Reclus et Murray Bookchin, qui ouvrent et ferment respectivement le livre de Patrick Chastenet, ils appartiennent tous deux à la famille de l’anarchisme socialiste appuyé sur les sciences de la nature, née au XIXe s. des travaux conjoints de Reclus et Kropotkine. Géographe comme Reclus, ce dernier appuie dans L’Entraide, un facteur de l’évolution son anarchisme sur une conception renouvelée de la nature, qui fait une juste place à la coopération dans la "lutte pour la survie". Élisée Reclus vint à l’anarchisme après s’être consacré à une description scientifique de la Terre, mais aussi à une écriture plus littéraire de la nature, par exemple dans sa belle Histoire d’un ruisseau. C’est sur sa compréhension des richesses de la Terre qu’il appuie sa géographie humaniste et son rejet des idéologies conservatrices de son époque : fatalité de la misère, darwinisme social, malthusianisme. On trouve chez lui les prémices d’un écologisme « anthropocentré » visant l’alliance de l’utile et de l’agréable. Il s’oppose à une modernité industrielle destructrice des hommes et de la nature par le déracinement, l’enlaidissement du paysage, la pollution des villes ou encore la surexploitation des sols. S’il s’inscrit progressivement dans la mouvance anarchiste et participe à la Commune de Paris, les liens intrinsèques entre ses œuvres sur la nature et son anarchisme ont été contestés [4] : Patrick Chastenet défend la cohérence de ces deux dimensions, qui relèvent d’une même aspiration humaniste, sans pour autant mettre parfaitement en évidence leur articulation dans le court chapitre qu’il consacre à Reclus.
Murray Bookchin, fils et petit-fils de juifs russes communistes exilés à New York, s’inscrit dans un héritage à la fois marxiste et anarchiste, auquel il articule l’écologie scientifique et l’anthropologie. Critique du marxisme autoritaire de son époque, il n’en place pas moins au cœur de son écologie sociale la lutte contre le capitalisme, associé progressivement aux autres formes de domination que les mouvements féministes et antiracistes américains lui font découvrir. On retrouve chez lui les dénonciations de la société industrielle, de la pollution, des pesticides ou de la bombe nucléaire, et la critique du gigantisme de sociétés incapables de s’organiser autrement que par la soumission aux grandes entreprises et à une bureaucratie centralisée. Mais le centre de gravité de la pensée de Bookchin est vraiment l’émergence de la société libertaire, plutôt que la critique du progrès technique et scientifique : son « municipalisme libertaire » s’appuie sur un meilleur usage de toutes les innovations techniques et scientifiques qui sont conciliables avec la démocratie radicale et la soutenabilité écologique, par exemple panneaux solaires et éoliennes, voire énergie nucléaire contrôlée, tracteurs motorisés en agriculture, etc. Patrick Chastenet décèle chez lui un optimisme technophile excessif, même s’il prend garde de ne pas l’y réduire : la critique est légitime, mais l’auteur ne donne-t-il pas à son tour un rôle trop central à la question de l’optimisme ou du pessimisme face au progrès techno-scientifique en général, alors que cette question doit pour Bookchin être subordonnée à celle de l’égalité sociale ?
« L’optimisme » de Bookchin, s’il mérite peut-être d’être tempéré, reflète aussi son effort pour proposer des alternatives sociales et politiques viables au capitalisme libéral-autoritaire qu’on peut trouver plus stimulantes et plus fécondes pour la lutte écologiste actuelle que l’appel à la conversion spirituelle d’un Ellul, par exemple. (C’est d’ailleurs l’ambition égalitaire et le pragmatisme stratégique de Bookchin qui ont inspiré Öcalan, figure des autonomistes kurdes du Rojava – expérience anarchiste concrète que l’auteur mentionne à peine.) On peut enfin souligner avec l’auteur qu’il reflète son souci de préserver la rationalité et la science contre un mysticisme qui rejette, avec la rationalité instrumentale, la raison elle-même – là où un Bernard Charbonneau, par exemple, revendique davantage la méfiance à l’égard de la science moderne associée à un « rationalisme bourgeois ».
C’est aussi son important travail pour penser la nature à partir d’un matérialisme dialectique renouvelé par les apports des sciences expérimentales et humaines, qui le distingue des technocritiques : Ellul, Charbonneau et Illich développent avant tout une critique de la technique, de la croissance, de l’organisation sociale industrielle, plus qu’une pensée de la nature – ou quand ils le font, comme Charbonneau, c’est semble-t-il pour se retrouver dans l’impasse de grandes oppositions entre campagne et nature sauvage, nécessité et liberté, humanité et nature, que la dialectique bookchinienne parvient peut-être davantage à dépasser. Il y a chez lui une véritable « philosophie de la nature » qui lui permet d’articuler écologie scientifique et politique [5]. Enfin, le rejet par Reclus et Bookchin d’un néomalthusianisme visant à réduire drastiquement la population humaine, position adoptée par les trois autres, marque encore une divergence que l’auteur note, et dont il conviendrait de chercher la racine : les penseurs socialistes semblent en tout cas plus enclins à un humanisme optimiste que les personnalistes.
De manière générale, si les critiques adressées par Patrick Chastenet à Bookchin sont intéressantes et légitimes, il semble plus dur à son égard qu’il ne l’est avec les autres. Loin de vouloir soustraire Bookchin à la critique, le lecteur apprécierait que soient soulevées de la même manière les objections qui viennent à l’esprit à la lecture des portraits des autres auteurs.
Conclusion : des racines et des fruits
Il est on ne peut plus nécessaire, alors que toute prise en considération des limites planétaires est fustigée comme autoritaire et punitive, de rappeler que les grands penseurs de l’écologie politique sont aussi de grands penseurs de la liberté, et ce livre contribue à le mettre en lumière avec force. Les quelques remarques qui précèdent ne changent rien au fait que Patrick Chastenet offre, avec ces Racines libertaires de l’écologie politique, un ouvrage précieux – et un bel objet, produit avec soin par les éditions L’Échappée. Il permettra à beaucoup de découvrir l’itinéraire intellectuel de cinq penseurs importants à l’heure où l’écologie politique doit se doter d’une théorie solide. Sa connaissance des œuvres est remarquable, et son but principal, qui est de les faire découvrir et lire, sera certainement atteint. S’il nous semble que certaines différences de fond auraient pu être mieux marquées, les rapprochements qu’il opère sont bien fondés et permettent d’éviter caricatures et oppositions simplistes. Le regard réflexif sur ces pensées, leurs limites, et les fruits réels qu’elles ont porté dans les mouvements écologistes réels aurait pu être approfondi pour donner tout son sens au titre : s’il est clair qu’Illich et Bookchin ont été et restent encore des références essentielles pour les théoriciens et militants de l’écologie politique, Reclus, Ellul et Charbonneau en sont-ils des racines, et en quel sens ? Le terme « libertaire », s’il se justifie à bien des égards, ne masque-t-il pas en même temps des conceptions bien différentes de la liberté et de l’anarchisme ? Il faudrait, ayant mis au jour ces racines, « juger l’arbre à ses fruits », pour employer une de ces images bibliques que l’auteur affectionne – mais c’est sans doute trop demander à un seul livre.
Patrick Chastenet, Les racines libertaires de l’écologie politique, L’échappée, 2023, 240 p., 20 €.