Les sciences comportementales ont révolutionné notre compréhension des choix et des actions des individus. Ces approches ouvrent de nouvelles politiques publiques – ce qui soulève d’importantes questions éthiques et politiques.
Les sciences comportementales ont révolutionné notre compréhension des choix et des actions des individus. Ces approches ouvrent de nouvelles politiques publiques – ce qui soulève d’importantes questions éthiques et politiques.
« Les individus répondent aux incitations ». Cette maxime, que tout étudiant en économie s’entend répéter, est encore aujourd’hui au fondement de la conception dominante des politiques publiques. La réalité est cependant plus compliquée. Les développements scientifiques des trois dernières décennies témoignent de progrès spectaculaires dans la compréhension des comportements humains. Les « sciences comportementales » désignent l’ensemble des recherches visant à identifier les mécanismes qui rendent comptent des choix faits par les individus, ainsi qu’à expliquer leur prévalence dans un contexte particulier. L’émergence de l’économie comportementale à la fin des années 1970 et sa place prépondérante dans la science économique contemporaine, sont symptomatiques de l’importance croissante des sciences comportementales.
Mais l’économie est loin d’être la seule discipline à avoir participé à leur développement. La psychologie, les neurosciences, mais aussi la biologie ou l’anthropologie évolutionniste sont sollicitées dans cette nouvelle approche du comportement humain. Ce contexte est celui dans lequel s’inscrit Homo sapiens dans la cité. Co-écrit par une chercheuse en sciences cognitives et un économiste spécialiste de l’évaluation des politiques publiques, l’ouvrage propose au lecteur non-spécialiste une introduction approfondie aux résultats des sciences comportementales et à la manière dont elles peuvent être mobilisées pour la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Au-delà, l’ouvrage pose les jalons pour repenser totalement les politiques publiques à l’aune des sciences comportementales.
Le livre présente ainsi plusieurs traits caractéristiques du comportement humain mis en avant par les sciences comportementales et rend compte de leur pertinence du point de vue de la conception, de la mise en œuvre et de l’évaluation des politiques publiques. Il en ressort que les traits comportementaux doivent être pris en compte dans les politiques publiques à deux niveaux. D’une part, ils peuvent être vus comme des « outils » ou des « leviers » de l’action publique. D’autre part, les traits comportementaux ne sont pas seulement pertinents pour la question du « comment faire », ils donnent aussi de précieuses indications sur le « que faire », autrement dit sur ce que l’action publique peut viser ainsi que sur les contraintes qui pèsent sur son déploiement.
La question du « comment faire » est étroitement liée aux développements de l’économie comportementale, associés notamment aux travaux du psychologue Daniel Kahneman et de l’économiste Richard Thaler. Ces derniers servent de point de départ aux auteurs qui, dans le premier chapitre, reviennent sur un certain nombre de biais cognitifs qui affectent de manière significative les comportements individuels (biais d’ancrage, heuristique de disponibilité, …). Ils illustrent ensuite comment ces biais peuvent être utilisés dans le cadre de l’action publique, comme autant de leviers pour infléchir les comportements, sans pour autant recourir à la coercition ou à l’incitation monétaire. Par exemple, ainsi que cela est documenté dans la littérature, nos choix sont très largement influencés par la manière dont les informations nous sont présentées (ce que l’on appelle l’effet de cadrage ou framing effect) ou par l’option qui est retenue par défaut dans le cas où nous ne faisons pas un choix actif. La manipulation des « architectures de choix » est ainsi un important levier à la disposition des politiques publiques pour agir sur nos décisions dans de multiples domaines (choix alimentaires, choix d’investissement et d’épargne, …).
Les leviers comportementaux à la disposition des pouvoirs publics ne s’arrêtent toutefois pas aux biais cognitifs. Pour des raisons liées à notre histoire évolutionnaire et notamment aux contraintes environnementales associées à la vie au sein de petites communautés humaines vivant de la chasse, nous accordons une grande importance à notre réputation. Nous tendons également à être des coopérateurs conditionnels, c’est-à-dire enclins à faire des sacrifices sur le court terme dès lors qu’ils s’inscrivent dans une relation de réciprocité avec autrui. Notre disposition à coopérer et notre sensibilité aux effets de réputation confèrent aussi une grande importance aux normes sociales, tout du moins à la perception que nous en avons. Il s’agit là d’un levier important pour les politiques publiques pour favoriser par exemple des comportements plus respectueux de l’environnement (faire le choix de la voiture électrique) ou manifestant une forme de solidarité envers autrui (accroître ses dons aux associations caritatives). A contrario, ainsi que l’illustre la pratique du binge drinking, les normes sociales peuvent aussi avoir des effets délétères sur le bien-être. Agir directement sur la norme est alors un moyen d’y remédier [1].
L’ouvrage montre également que les sciences comportementales peuvent servir de guide à l’action publique en identifiant ses contraintes et les possibilités qui lui sont ouvertes. Parmi les contraintes, ce que l’on pourrait appeler le « sens de l’équité » des individus, lui aussi hérité de notre histoire évolutionnaire, figure en première ligne. Comme les auteurs l’affirment dans le chapitre 5, une politique publique entièrement tournée vers l’efficience ou la maximisation du bien-être collectif rencontrera une forte opposition si elle ne satisfait pas par ailleurs un critère d’équité. Un corollaire à cette proposition est que dans certains cas, la mise en œuvre d’une politique publique doit s’accompagner d’un travail de mise en lumière de l’inéquité de la situation existante, ainsi que le suggèrent les auteurs dans le cas de la place excessive accordée à l’automobile dans l’organisation des villes. Certains lecteurs, à commencer par celui-ci, pourront néanmoins trouver ce chapitre quelque peu insatisfaisant.
Une question importante que les auteurs de l’ouvrage évoquent trop rapidement est la diversité des conceptions de l’équité au sein d’une même société, diversité que l’on peut d’ailleurs également en partie expliquer par notre histoire évolutionnaire. Les auteurs adoptent implicitement une conception rawlsienne de l’équité contre l’éthique utilitariste, mais lorsque le concept de voile d’ignorance est discuté (p. 137), les travaux cités suggèrent au contraire que des individus placés sous voile d’ignorance se comportent de manière utilitariste. Cela n’enlève rien pour autant à la pertinence de l’idée centrale du chapitre [2].
Les politiques de lutte contre la pauvreté sont un domaine où les apports des sciences comportementales sont particulièrement significatifs. Dans la lignée de recherches sociologiques récentes, les auteurs montrent que les préjugés selon lesquels la pauvreté serait le résultat de traits comportementaux distinctifs dans les populations concernées (forte préférence pour le présent, moindre disposition à l’effort) sont sans fondement scientifique. Bien au contraire, une perspective évolutionnaire et comportementale suggère que les comportements des ménages pauvres sont essentiellement le fruit d’une adaptation à un environnement qui demande, de la part des populations concernées, un effort cognitif constant et soutenu pour la prise en compte de considérations de court terme. Autrement dit, loin de combattre « l’irrationalité » supposée des populations pauvres, les sciences comportementales recommandent plutôt d’agir sur les facteurs environnementaux qui poussent les individus pauvres à se focaliser sur les choix urgents au détriment des investissements de long terme.
Enfin, les sciences comportementales confirment une intuition que nous sommes nombreux à partager : les acteurs privés ont depuis longtemps développé des stratégies pour exploiter à leur avantage les traits comportementaux des individus. En particulier, ce que l’on nomme parfois les « sludges » tire parti des biais cognitifs identifiés en économie comportementale pour pousser le consommateur à faire des choix parfois au détriment de son propre bien-être. On peut penser ici à la multitude des artifices marketing utilisés par certaines entreprises pour pousser les individus à faire des achats impulsifs ou pour les orienter vers des offres ou des produits particuliers. Le placement des produits dans les rayons, le fait de les vendre à un prix affichant une réduction ou encore le choix des termes auxquels ils sont associés sont autant de moyens à disposition des entreprises pour influencer les choix des consommateurs. Les sciences comportementales révèlent non seulement les mécanismes à l’œuvre derrière ces pratiques, mais donnent également de nombreuses indications quant à la manière dont les politiques publiques peuvent les neutraliser.
L’ouvrage peut se lire comme un plaidoyer pour une utilisation plus approfondie et systématique des sciences comportementales dans les politiques publiques. Plus généralement, les auteurs se font les porteurs d’une approche des politiques publiques mieux ancrée dans la science et plus sensible aux preuves empiriques et expérimentales, que ce soit au niveau de leur conception ou de leur évaluation. Les nombreuses références à la méthodologie des expériences aléatoires contrôlées notamment popularisée par Esther Duflo [3] vont clairement dans ce sens.
L’injonction à élargir le recours aux sciences comportementales pose néanmoins des questions éthiques et politiques. Comme les auteurs le notent et discutent brièvement (p. 59-66), ce que l’on peut appeler les « politiques publiques comportementales » fait planer le spectre d’un paternalisme d’un type particulièrement pernicieux, car exploitant, au moins dans certains cas, des ressorts psychologiques dont les individus n’ont pas conscience. Par exemple, une politique publique qui vise à pousser les individus à réduire leur consommation énergétique en indiquant sur leur facture la consommation moyenne dans leur quartier est une manière de tirer parti de l’importance que nous accordons aux normes pour influencer les comportements [4]. Même s’il ne s’agit en tant que tel que d’une simple information portée à la connaissance des consommateurs, l’objectif sous-jacent est bien d’influencer les comportements individuels sans que les premiers concernés aient nécessairement conscience de cette influence. Les auteurs relèvent à raison que la force de cette objection dépend de la conception sous-jacente de la liberté et de l’autonomie que l’on retient. En tout état de cause, le fait qu’une politique soit paternaliste ne la disqualifie pas automatiquement, en particulier quand elle poursuit des finalités largement partagées dans la société.
Bien que l’ouvrage n’aborde pas explicitement ce point, la systématisation de l’usage des sciences comportementales dans la gouvernance de la société interpelle plus globalement concernant les implications quant à la nature politique des démocraties libérales. Notamment, ce qui est vrai pour le comportement du consommateur est également vrai pour le comportement du citoyen électeur. Sans surprise, des travaux suggèrent que les mêmes biais président à la détermination des préférences et des choix politiques des citoyens. Cela ouvre la voie à l’idée d’un « paternalisme politique » que la seule invocation d’un principe démocratique ne peut suffire à réfuter [5]. La systématisation de l’usage des sciences comportementales peut aussi aller de pair avec un renforcement de la dimension technocratique des démocraties occidentales, avec plus particulièrement le risque que la mise en œuvre, mais aussi les finalités des politiques publiques échappent au contrôle démocratique. C’est la raison pour laquelle, indépendamment de la position que chacun peut avoir vis-à-vis de ces considérations, il est essentiel d’informer le plus largement possible les citoyens de l’existence et du rôle que jouent les sciences comportementales dans nos sociétés. L’ouvrage de C. Chevallier et M. Perona est de ce point de vue une importante contribution au débat démocratique.
par , le 28 novembre 2022
Cyril Hédoin, « L’État paternaliste », La Vie des idées , 28 novembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Chevallier-Perona-Homo-sapiens-dans-la-cite
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[1] Voir aussi à ce sujet Cristina Bicchieri, Norms in the Wild : How to Diagnose, Measure, and Change Social Norms (New York, NY : OUP USA, 2016).
[2] Voir notamment l’ouvrage récent du philosophe américain Gerald Gaus, The Open Society and Its Complexities (New York, Oxford University Press 2021), qui aborde un sujet similaire en rapport avec les problématiques de gouvernance dans les sociétés moralement diverses.
[3] Voir par exemple son ouvrage co-écrit avec Abhijit Banerjee, Repenser la pauvreté (Paris : Seuil, 2012).
[4] Au-delà de l’ouvrage dont il est question ici, le lecteur intéressé trouvera un très large catalogue de politiques publiques de ce type dans le rapport de l’OCDE, Behavioural Insights : Lessons from Around the World (Paris : OECD Publishing, 2017).
[5] Sur la manière dont les biais cognitifs affectent les choix des électeurs, voir Christopher H. Achen et Larry M. Bartels, Democracy for Realists : Why Elections Do Not Produce Responsive Government (Princeton : Princeton University Press, 2016). Le conception de « paternalisme politique » a été récemment discutée dans une perspective similaire par des philosophes américains, voir notamment Jason Brennan et Christopher Freiman, « Why Paternalists Must Endorse Epistocracy », Journal of Ethics and Social Philosophy 21, no 3 (28 mars 2022).