Nos démocraties ne peuvent se passer de chefs, selon J.-C. Monod, car ils offrent une garantie de notre liberté face aux dominations des puissances économiques. Encore faut-il parvenir à les choisir et à définir ce qu’on en attend.
A propos de : Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Seuil
Nos démocraties ne peuvent se passer de chefs, selon J.-C. Monod, car ils offrent une garantie de notre liberté face aux dominations des puissances économiques. Encore faut-il parvenir à les choisir et à définir ce qu’on en attend.
« Point de chef ! » : ainsi Jules Vallès résumait-il la confusion des derniers jours de la Commune de Paris. Mais ses paroles rendaient un son atroce : Vallès fuyait la colère des insurgés parisiens, qui lui réclamaient des ordres ; car l’absence de chefs, c’était la certitude du massacre [1].
« Point de Chef », redit Jean-Claude Monod (sans se référer à Vallès) dans les premières pages de son essai Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Mais c’est pour aussitôt ajouter que l’élimination du singulier — le fantasme autoritaire du Chef unique et absolu — ne doit pas entraîner la disparition du pluriel : il est impossible d’ignorer que la vie sociale reste rythmée par la présence « des chefs d’orchestre, de travaux et de départements » [2], et surtout « des chefs politiques, de partis, de gouvernements et d’États » (p. 8).
Le « maître mot de la démocratie », disait Max Weber, est « le droit de choisir directement un chef » (cité p. 59) — ce qui veut dire, souligne Jean-Claude Monod, que la démocratie est précisément le régime où « le problème du charisme devient crucial, car c’est sur le charisme que repose, plus que dans aucune autre forme de domination connue antérieurement, la sélection du dirigeant politique » (p. 22).
Jean-Claude Monod nous invite ainsi à réexaminer le lien aperçu par Max Weber entre démocratie et charisme. Sans doute Weber a-t-il trop vite tenu la dimension « césariste » ou plébiscitaire de la démocratie pour le seul recours contre la dépossession technocratique ; mais cela ne retire pas tout sens à son insistance sur l’irréductibilité de « la part personnelle de la décision politique » et le contrôle que permet la responsabilité des chefs. La conviction de Weber était que la légitimité charismatique est « l’une des seules contre-forces capables de s’opposer à la “loi sans loi” de la domination économique pure » (p. 61).
« L’assujettissement actuel du politique à la logique du marché » (p. 213) n’invalide pas ce diagnostic : il montre au contraire que l’anonymat du marché et des bureaucraties peut servir des formes de domination et d’impunité tout aussi destructrices que les transes de la démagogie. Face à cette domination d’autant plus efficace qu’elle est impersonnelle, le charisme du chef démocratique, cristallisation des attentes légitimes que suscite une situation, signale la possibilité d’une transformation des rapports sociaux.
Ceux qui veulent la « démocratisation de la démocratie » (p. 306) doivent donc « cesser de conjurer le mot » de chef (p. 9) et se résoudre à élucider les « exigences spécifiques qu’impose le cadre démocratique à l’élément “charismatique” ou au personnage du “chef ” » (p. 93).
Pour « cesser de conjurer » la figure du chef charismatique, il faut d’abord faire droit aux raisons qui en font un objet de crainte ; il faut en avoir exorcisé — et donc reconnu — les démons. Le livre de Jean-Claude Monod est pour l’essentiel cet exercice d’exorcisme, qui vise à lever un refoulement pour mieux en maîtriser l’objet.
Car le refoulement contemporain de la figure du chef [3] a pour lui les motifs les plus sérieux. D’une part, les « pathologies du charisme » que constituèrent les régimes totalitaires du XXe siècle ont fait apparaître le « culte du chef » comme l’une des pires menaces qui pèsent sur la démocratie de masse. D’autre part, le double mouvement de la démocratisation de la société et de la subordination du politique à la « logique du marché » tend à faire du « chef » une figure archaïque ou résiduelle, à l’image du « chef de famille », dont la longue évidence patriarcale a fini par céder sous les coups de boutoir de la contestation féministe, ou des « petits chefs » d’ateliers ou de bureaux, dont le discrédit a été acté par la « révolution managériale des années 1980 » — même si celle-ci a pu leur fournir les moyens d’une survie insidieuse, ou ne les faire disparaître que pour confier à l’individu la charge de sa propre exploitation (p. 256-263).
Jean-Claude Monod montre cependant l’ambiguïté des expériences historiques qui font hâtivement conclure à la disparition de la figure du chef. Car le chef totalitaire, dans une de ses versions, fut l’effet d’une doctrine qui ne reconnaissait de pouvoir qu’aux masses et occultait de la façon la plus radicale la question du rôle des dirigeants : le marxisme produisit Staline comme l’effroyable retour de son refoulé (p. 299-300). Quant à la défaite du totalitarisme, elle ne fut possible que par l’effet d’entraînement de ceux qui décidèrent de résister et furent, pour cette raison, reconnus comme des chefs autour desquels il fallait se grouper. La résistance sécréta ses chefs, comme le fait tout mouvement de libération ; et de Gaulle assuma même contre Pétain le schème de « l’incarnation de la France » (p. 75, 140).
Identifier la figure du chef charismatique à ses seules formes pathologiques que sont le Führer ou le Duce reviendrait dès lors à oublier que le charisme politique se réalise bien plutôt, de manière exemplaire, dans la force émancipatrice que surent dégager, dans une action politique en relais permanent avec l’action des hommes ordinaires, des leaders tels que Franklin Roosevelt ou Martin Luther King. Il existe « un charisme favorable au fonctionnement, voire à l’approfondissement de la démocratie », qu’il importe de distinguer « de son double ou de sa grimace : le charisme démagogique » (p. 16).
Pensé dans cette perspective, le chef se définit précisément comme l’égal de ceux qu’il dirige, sur qui il n’a d’autorité que par l’initiative qu’il a eu d’avancer un projet. Caractérisé par sa « capacité d’entraînement du peuple vers un approfondissement de la justice ou de l’égalité », le chef se dissocie « d’avec les figures du père, du maître, du juge-savant » (p. 270).
Rousseau disait déjà qu’« un peuple libre [...] a des chefs et non pas des maîtres » (cité p. 83). La figure proprement démocratique du chef — qui pourrait être un parallèle occidental de l’idée mélanésienne « du chef comme celui qui préside à l’échange des dons » (p. 151) — défait les confusions du paternalisme ou du despotisme, et met au jour « les charismes authentiquement (ou “qualitativement”) démocratiques » que sont le « charisme de fondation », le « charisme de résistance et de libération », le « charisme d’égalité » et le « charisme de justice » (p. 275 sq.).
La tâche du philosophe est-elle alors de produire un portrait idéal du chef démocratique et du charisme qui lui est propre ? Jean-Claude Monod, qui n’entre jamais dans les questions proprement procédurales de la sélection et du contrôle des chefs, refuse une approche normative qui reviendrait à continuer la tradition ancienne des « miroirs des princes ». Il dit avoir construit son livre comme « une sorte de mobile, dont le mouvement rotatoire éclairerait sous diverses facettes (en empruntant à la philosophie et à l’histoire, au roman et au théâtre, à la sociologie et à l’ethnologie etc.) le même objet problématique » (p. 32).
Il est impossible de restituer ici l’ensemble des mouvements de ce mobile qui met en balance et en oscillation, entre autres, la domination selon Weber et l’autorité selon Kojève, la description foucaldienne du pouvoir pastoral — laquelle donne lieu à une très fine analyse de la fascination ambiguë de Foucault pour l’ayatollah Khomeiny — et l’analyse de la désincorporation démocratique selon Lefort, la définition mélanésienne (selon Leenhardt) du chef comme « visage d’une activité » et la mise en valeur par Pierre Clastres des « chefs sans pouvoir », l’exaltation des grands hommes par Hegel et sa mise en dérision par Musil, le paradoxal non-charisme de Staline et le charisme fabriqué de Hitler, la déconstruction derridienne du paternalisme (et du « fraternalisme ») et la théorie freudienne du meurtre du père, et qui trouve son équilibre final, après un diagnostic inquiet sur la privatisation présente du politique, dans un exercice d’admiration sobre, voire mitigé, de deux chefs d’État contemporains, Lula et Obama.
Les mobiles de Calder, on le sait, bougent sans avancer. Le choix d’une construction en « mobile » a pour revers de cacher les réelles avancées de la réflexion sous la dispersion kaléidoscopique des références et des notations. « L’instable figure du chef démocratique » apparaît à travers la série des déconstructions au cours desquelles elle est « modelée et défaite, gâchée et reconstruite, comme une statue toujours menacée par sa propre monumentalisation » (p. 31). Tout au souci d’arracher l’idée du chef aux spectres patriarcaux et tyranniques qui l’entourent, Jean-Claude Monod est parfois bien près d’en faire une idée fuyante, en perpétuelle dissociation d’elle-même, comme si toute tentative pour lui assigner une identité trop précise risquait de la faire verser dans l’autoritarisme.
C’est ainsi que les analyses « typologiques » du premier chapitre restent sans suite et ne sont pas reprises à la lumière des trajets ethnologiques et historiques qui les suivent : la description des « chefs sans pouvoir », privés de « pouvoir coercitif » mais pourvus de « prestige social » (p. 153), la désintrication du « grand homme » et de la puissance (p. 191-192), la définition de « l’autorité comme figure, personne ou source à laquelle on peut se fier » (p. 249) constituaient pourtant autant d’éléments qui faisaient signe vers une typologie renouvelée des différentes figures du chef en démocratie, sans confusion des pôles distincts que sont la souveraineté, le pouvoir et l’autorité. La charge théologique des notions de charisme et de chef, plus d’une fois soulignée par Jean-Claude Monod, pouvait se lier à la question principielle de la dualité du chef temporel et du chef spirituel ; l’affirmation souvent répétée que « la qualité de “chef” ne tient d’abord qu’à la capacité à la non-résignation et à son effet d’entraînement » (p. 190) aurait pu donner lieu à une élaboration de la figure de l’entraîneur, qui double dans les sports collectifs la figure du « capitaine ».
Mais tout se passe comme si l’analyse du « chef démocratique » devait sans cesse se préoccuper de désamorcer ses potentiels effets dévastateurs, fût-ce au risque de se désamorcer elle-même — comme lorsque Jean-Claude Monod, émoussant la pointe wébérienne qui avait d’abord aiguisé ses analyses, reproche aux thèses développées par Ernesto Laclau [4] d’« essentialiser la nécessité du leader comme composante indépassable du politique comme tel », et leur oppose que « de nombreuses formes actuelles d’invention démocratique consistent justement en la formation de collectifs qui s’efforcent d’éviter l’émergence de meneurs et de faire circuler au maximum les fonctions de porte-parole tout en conservant des structures de décision radicalement collectives » (p. 250-251).
Faut-il alors comprendre que, après tout, la démocratie pourrait se passer de chefs ? Contre Negri et Rancière, Jean-Claude Monod refuse pourtant que le « temps extraquotidien du “moment constituant” » soit opposé « à ses propres créations », c’est-à-dire aux institutions et aux modes de gouvernement qui en résultent : on ne peut dévaluer, sous le nom de « police », l’exercice de la décision collective et la prise en charge de sa mise en œuvre. Prendre au sérieux la démocratie dans sa double dimension, celle de « la démocratie organisée » comme celle des « mouvements qui en font apparaître les limites à partir d’un “hors champ” » (p. 293), impose certes de rompre « avec l’idée d’un charisme unique, concentré au sommet » et de penser la « circulation des charismes » (p. 222) ; mais la figure du chef démocratique n’en doit pas moins être maintenue à partir de la « quadruple fonction d’expression de principes, de représentation d’un collectif, de responsabilité assumée pour un certain champ de décision politique et de capacité “d’entraînement” » (p. 251-255).
Il reste cependant à se demander si cette figure du chef démocratique est démocratique par essence ou par accident. Le mobile monté par Jean-Claude Monod oscille entre deux positions : selon l’une, la démocratie dégage la figure authentique du chef et la porte à la pureté de sa signification égalitaire ; selon l’autre, la démocratie est ce régime qui saisit le chef pour le soumettre malgré lui au cadre formel de la séparation des pouvoirs en même temps qu’au contrôle du groupe qui se reconnaît en lui.
Du charisme politique, Jean-Claude Monod voudrait espérer qu’il permette de « dégager un espace d’intervention sociale et économique du politique », une « transgression positive de la seule normativité du marché », un « renforcement des dimensions du “public” et du “commun” hors desquelles la démocratie reste un simple ensemble de procédures électorales et de protections juridiques, mais échoue à créer ces conditions d’homogénéité sociale qui font une société démocratique » (p. 213). Mais cette attente de chefs démocratiques qui approfondiraient la démocratie suppose malgré elle une étrange extériorité du chef à la démocratie qu’il bouscule.
C’est sans doute là le symptôme factuel d’un défaut de démocratie du temps présent, mais c’est aussi l’indice d’une question théorique : le chef démocratique est-il voué à surgir dans l’espace de la démocratie comme une apparition que cet espace appelle mais ne prépare pas, ou bien peut-on penser les conditions d’une formation démocratique des chefs ? Peut-on pleinement fonder ou fondre la figure du chef dans les principes d’une normativité démocratique, ou faut-il se résoudre à ce que, conformément à sa signification initiale, le charisme reste une « grâce » ?
par , le 12 novembre 2012
Jean-Yves Pranchère, « Choisir ses chefs », La Vie des idées , 12 novembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Choisir-ses-chefs
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[1] Sur ce récit de Jules Vallès dans L’Insurgé (ch. XXX), voir le commentaire féroce de Julien Gracq dans Lettrines (Paris, Corti, 1967, p. 159).
[2] Jean-Claude Monod omet les chefs d’entreprise, d’ailleurs absents de son livre. De façon générale, les analyses contemporaines de la « désincorporation » des sociétés démocratiques intègrent rarement le rôle que jouent en elles ce que les Anglo-Saxons nomment le corporate business.
[3] Jean-Claude Monod note l’étrangeté de la désertion, par la philosophie politique, d’une « question charismatique » qui est pourtant au cœur de son objet (p. 14-15). Cette désertion a néanmoins ses exceptions : à preuve les travaux de Robert Damien (voir par exemple « De l’autorité et de son chef », dans Cités n° 6, 2001/2 : Qu’est-ce qu’un chef ?, p. 9-12).
[4] Ernesto Laclau, La Raison populiste, trad.. J.-P. Ricard, Paris, Seuil, 2008.