À partir d’une enquête collective, Christine Detrez propose de déconstruire le terme de “crush” et la manière dont ses sens sociaux éclairent les modalités de formation du couple et d’éducation sentimentale chez les jeunes de 12 à 25 ans.
À partir d’une enquête collective, Christine Detrez propose de déconstruire le terme de “crush” et la manière dont ses sens sociaux éclairent les modalités de formation du couple et d’éducation sentimentale chez les jeunes de 12 à 25 ans.
Voici un ouvrage de sociologie qui sait faire d’objets apparemment anecdotiques des sources de réflexions plus générales sur notre société contemporaine. Utilisant un ton joyeux et un style direct, il s’adresse d’abord à un public cultivé désireux de s’interroger sur les relations intimes contemporaines, mais il intéressera aussi les sociologues de la vie privée dans la mesure où il éclaire l’usage récent d’un terme et un ensemble de pratiques jusqu’à présent mal connus. Ce livre est le fruit d’une enquête collective menée pendant deux ans dans le cadre du séminaire de recherche de Christine Détrez, professeure à l’ENS de Lyon, et du travail de plusieurs stagiaires. Une autre version de ce travail a été publiée dans la revue Réseaux sous la signature de Christine Détrez et des étudiants stagiaires qui ont contribué à l’enquête (Détrez et al., 2023).
L’ouvrage s’ouvre sur la découverte du terme « crush », vocable générationnel, que Christine Détrez, spécialiste de sociologie de la culture, du corps et du genre, dit avoir découvert au contact de ses étudiants. Christine Détrez explique comment ce terme d’apparition récente en France, objet très circonscrit et socialement peu légitime, peut être source d’une réflexion sociologique générale (chapitre 1). L’amour est construit par la sociologie comme un discours normatif, qui touche les hommes et surtout les femmes. Ce discours est diffusé par des productions culturelles très variées : films, séries (la série gay Crush), chansons (I’ve got a crush on you, 1928), livres (série jeunesse Crush…, Crush chocolat et menthe poivrée …), bandes dessinées (Crushing. Amours et solitudes dans la ville de Sophie Burrows) relaient les normes qui encadrent les relations privées entre individus. Le terme crush apparaît dans la culture populaire dès la fin des années 1990. Comment le crush interroge-t-il et même renouvelle-t-il la culture amoureuse romantique relayée par les médias ? Tel est l’angle choisi par Christine Détrez (chapitre 2).
Le « crush » prend son sens en le replaçant dans l’histoire des relations amoureuses sur plusieurs siècles (chapitre 3) et notamment en le comparant au flirt, forme de fréquentation qui s’est développé au cours du XXe siècle. Le flirt consiste dans le rapprochement des corps masculins et féminins en vue d’un plaisir personnel avec des limites : le refus de la sexualité pénétrative et l’opposition à un codage conjugal de la relation. Le « crush » serait-il une nouvelle forme de flirt, débarrassé de la chape morale qui l’éloigne de la sexualité pénétrative ?
Le terme apparaît à la fin du XIXe siècle dans les collèges non-mixtes anglo-saxons et désigne l’attirance mutuelle de certaines jeunes femmes pour leurs camarades. Il est présent dans les romans populaires anglais de la même époque qui montrent les bonnes règles à suivre dans ces enthousiasmes affectifs entre jeunes filles. Si cet enthousiasme perdure au-delà de la scolarité au lieu de se résorber dans l’hétérosexualité, il est alors pathologisé par la psychologie.
Commence alors (chap. 4) l’analyse des usages et des pratiques liées au terme crush. Le crush est d’abord une pratique culturelle générationnelle, qui est au cœur de la vie des groupes d’adolescents. C’est d’abord une réalité discursive : il n’existe que dans la mesure où il est raconté et discuté entre amis. Il remplit la vie des groupes, il nourrit les relations amicales. En retour, les amis ont l’obligation de réagir à ces révélations – en validant ou invalidant le choix du partenaire rêvé – , effectuant alors un « travail émotionnel » c’est-à-dire une véritable régulation des sentiments, des émotions et des choses à faire. Ce travail discursif est démultiplié par les réseaux sociaux où les jeunes mettent en scène leurs enthousiasmes sentimentaux et où ils peuvent traquer les informations sur la vie de leur crush (pratique appelée « stalking »).
Ce chapitre central du livre est très riche et convaincant. Il donne à voir les enthousiasmes amoureux secrets des adolescents, qui ne débouchent pas forcément sur des relations intimes réelles dans la mesure où les sentiments ressentis pour un partenaire ne sont jamais divulgués à l’intéressé. Le crush n’en est pas moins productif : certaines règles sont transmises au fil des conversations (ne pas être en crush sur l’ex d’une copine, ne pas avoir de crush si on est déjà en couple). Les sentiments ressentis sont mieux codés au fil des enthousiasmes amoureux. Les travaux d’Isabelle Clair (2023) auraient pu être ici utilement utilisés : dans la mesure où les crushs ne débouchent sur aucune relation réelle, ils relèvent de ce que cette dernière nomme une « parade » amoureuse où se mettent en scène les identités de genre. Les crushs fonctionnent comme une explicitation des préférences amoureuses faite pour les pairs et n’ont qu’un faible coût en termes d’amour-propre (puisque l’objet du crush n’est pas contacté). Les jeunes femmes peuvent se montrer amoureuses et les jeunes hommes intéressés par un partenaire du sexe opposé. Ils peuvent s’affirmer ainsi dans leur genre.
Le temps du crush est celui de l’adolescence : son usage s’étiole après cette période. Mais certaines jeunes femmes continuent tardivement à en avoir. Le crush implique pour elles un travail de tous les instants : l’esprit est concentré sur l’être aimé, le stalking demande une recherche continue. Le crush peut ainsi tourner à l’obsession et les jeunes femmes peuvent se sentir malades et coupables de cette idée fixe pour un partenaire (chapitre 5). Le crush est vu par Christine Détrez comme le produit de la pression normative qui pèse d’abord sur les femmes et qui ne les fait exister que par l’œil d’un partenaire (masculin). Les filles ont été socialisées dans un « régime émotionnel normé et stéréotypé » (p. 120) qui les associent étroitement au sentiment amoureux. À l’inverse, les garçons, moins socialisés à l’amour, montreraient un certain détachement par rapport à leurs crushs.
Le terme de crush est donc polysémique, associé à un fort investissement émotionnel pour les femmes, à quelque chose de plus léger pour les hommes. Dans la nouvelle économie des rencontres, théorisée par Eva Illouz (2020), le terme crush peut alors être utilisé métaphoriquement par les garçons pour nommer ces nouvelles relations sans nom, indéterminées dans leur définition, et pour signifier une forme d’attrait pour le partenaire. Resignifier un terme pour parler d’un nouveau contexte est aussi un phénomène constatable chez les personnes âgées qui retrouvent un nouveau partenaire sans forcément vivre ensemble. Ils réutilisent un vocabulaire de leur jeunesse comme « boyfriend » ou « girlfriend » pour nommer leurs nouvelles relations sentimentales qui ne ressemblent pas aux anciennes et qu’ils veulent se dissocier des relations conjugales (Benson, Coleman, 2016). Du côté des filles, les crushs sont donc pensés sans distance comme un enthousiasme amoureux et un engagement émotionnel ; du côté des garçons le terme est utilisé de façon métaphorique, à défaut de mieux et pour euphémiser l’engagement émotionnel et ainsi se protéger aussi contre l’incertitude des relations sentimentales.
Le chapitre 6 se centre davantage sur les masculinités et le rapport au crush. Pour les jeunes hommes déjà cités des milieux sociaux à fort capital culturel, le crush peut être utilisé pour désigner une histoire réelle qui n’est ni du sexe pour du sexe, ni codée comme une relation conjugale. En ce sens, il est assez proche d’un autre terme apparu récemment en France, la « situationship », c’est-à-dire une relation sur laquelle on ne met pas encore d’étiquette très claire. Parler de crush serait une façon pour les jeunes hommes les plus diplômés, qui prennent plus de temps avant de s’installer conjugalement de « réinventer l’amour » en refusant les relations sans lendemain et en partageant plus que du sexe. Pour les jeunes hommes de milieux sociaux intermédiaires en revanche, le crush est un terme surtout réservé aux adolescentes. Ils privilégient une conjugalité installée ou une sexualité pragmatique hors couple mais cultivent les rêves sentimentaux. Le refus d’une certaine sentimentalité est à associer selon l’autrice avec certains modèles masculins virilistes et s’oppose aux modèles masculins des milieux plus cultivés. L’usage du terme révèle la variété des masculinités.
Le dernier (très court) chapitre analyse enfin de façon originale ce que l’on garde des crushs du passé, comment on les consigne, ce qu’on en retient, et comment ils peuvent être source de création (littéraire ou artistique) plus tard.
L’ensemble de l’ouvrage est très agréable à lire, très vivant, très riche en références culturelles et citations. Il peut cependant parfois dérouter un lecteur universitaire. Certains passages (« Le premier crush de Jenny », 6 pages à la fin du chapitre 4 ou la section « Crush et crush » qui conclut le chapitre 5) ne comportent que des citations non commentées.
Méthodologiquement, Christine Détrez fait feu de tout bois. Elle utilise les occasions quotidiennes qui lui sont données pour creuser son sujet. Jusqu’au chapitre 3, le crush est abordé à partir de travaux d’autres collègues, de quelques exemples de production culturelles (séries, romans), de quelques sites internet. Le périmètre des exemples littéraires donnés ou des sites consultés n’est pas vraiment explicité. À partir du chapitre 4 et jusqu’à la fin, le propos est appuyé sur une enquête qualitative faite d’entretiens, individuels pour la plupart et parfois collectifs (comme expliqué au chapitre 5). Pour obtenir des renseignements sur le corpus, il faut se reporter à la version plus universitaire de ce travail, publiée dans la revue Réseaux (Détrez et al., 2023). Le corpus est constitué de 40 lycéens et lycéennes, et 10 jeunes adultes âgés de 13 à 25 ans. Il comporte plus de femmes que d’hommes. L’âge des enquêtés n’est pas systématiquement mentionné dans le livre (on ne connaît pas l’âge de Myra, Mathilde, Violette, Alma, Quentin), parfois il l’est mais avec des imprécisions (Mehdi a 24 ans page 68, 25 ans page 99). Un bilan rapide montre que les jeunes hommes cités sont plus âgés que les jeunes femmes : deux garçons seulement ont moins de 20 ans (Alexis, 16 ans et Hector, 17 ans) alors qu’on a huit filles citées de moins de 20 ans. Pour montrer que les jeunes hommes prennent les crushs moins au sérieux que les jeunes femmes, il aurait été intéressant de comparer les témoignages au même âge et notamment d’avoir les témoignages de garçons plus jeunes.
L’analyse passe très rapidement sur la question de l’abandon des crushs à partir d’un certain âge chez les femmes. Celles-ci se voient critiquées par les mêmes copines qui soutenaient quelques années avant ce rapport idéalisé et romantique à l’amour. Les femmes sembleraient évoluer vers un autre modèle sentimental qui n’est pas analysé dans le livre.
Cette évolution est pourtant déjà en partie décrite par la sociologie des sexualités et de la formation du couple. Michel Bozon (1998) avait montré qu’au fil des expériences sentimentales, une certaine forme de désillusion amoureuse pouvait être constatée chez les femmes. Celles-ci pouvaient adopter des comportements affectifs et sexuels proches des jeunes hommes. À l’inverse, les hommes s’assagiraient et rechercheraient des relations plus durables, plus affectives, que lors de leurs premières expériences intimes. Dans un précédent travail (Giraud, 2017), j’avais essayé de montrer également que dans les premiers mois d’une nouvelle histoire, les jeunes femmes en études, qui ont eu d’autres expériences affectives précédentes, entretenaient des relations qui n’étaient ni du sexe pour le sexe, ni du couple, des relations à la fois « sérieuses » et « légères ». Elles développaient également une critique de l’amour romantique, des déclarations lyriques et pratiquaient le second degré et l’euphémisation dans les échanges amoureux, comportement très proche de celui que l’autrice repère chez les garçons des milieux à fort capital culturel. On peut se demander si l’opposition de genre très marquée observée par Christine Détrez n’est pas due au fait que les garçons interrogés issus de ce milieu cultivé sont assez âgés (souvent 25 ans), alors que les jeunes femmes citées sont plus jeunes (et peut-être moins expérimentées). Il aurait été utile de connaître la biographie amoureuse de ces jeunes répondantes (ont-elles déjà été en couple ? ont-elles eu une première expérience de sexualité pénétrative ?). L’expérience des premières ruptures amoureuses apparaît comme décisive pour la prise de distance féminine par rapport au modèle amoureux romantique. De prochaines recherches, annoncées dans le livre, seront intéressantes à suivre sur ce point.
Si on met à part cette question ouverte, l’ouvrage éclaire un phénomène peu étudié, connecté aux grandes transformations des relations intimes contemporaines. Le crush apparaît comme terme polysémique, qui interroge les rapports de genre, les masculinités et la culture adolescente. Il est au cœur de la parade amoureuse qui construit les identités genrées à l’adolescence comme l’illustre sa belle couverture rose et son emoticon.
par , le 1er mai
Bibliographie :
– Benson, Jacquelyn J., Coleman, Marylin, 2016, « Older adult descriptions of living apart together », Family Relations, 65, pp. 439-449.
– Bozon, Michel, 1998, « Désenchantement et assagissement : les deux voies de la maturation amoureuse », Le journal des psychologues, juillet-août, n°159, p. 45-51.
– Clair, Isabelle, 2023, Les choses sérieuses, Paris, Seuil.
– Détrez, Christine, Oscar Banning, Sacha Barbier, Cécile Dossa, Sasha Errate-Piper, Baptiste Yzern, 2023, « Le crush : une nouvelle éducation sentimentale ? », Réseaux, 6, 242, p. 51-88.
– Giraud, Christophe, 2017, L’amour réaliste, Paris Seuil.
– Illouz, Eva, 2020, La fin de l’amour, Paris, Seuil.
Christophe Giraud, « L’amour est un discours rebelle », La Vie des idées , 1er mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Christine-Detrez-Crush
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