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Recension International

Chroniques chinoises du mécontentement ordinaire

À propos de : I. Thireau, H. Linshan, Les ruses de la démocratie. Protester en Chine, Seuil.


par Jean-Louis Rocca , le 6 juillet 2010


Par quel moyen institutionnalisé les Chinois peuvent-ils exprimer leur mécontentement ? Le livre d’Isabelle Thireau et Hua Linshan est la première étude occidentale de fond consacrée au xinfang, l’administration des Lettres et visites, qui reçoit actuellement plus de 13 millions de plaintes par an.

Recensé : Isabelle Thireau, Hua Linshan, Les ruses de la démocratie. Protester en Chine, Paris, Le Seuil, 2010. 450 p., 22 €.

Ce livre lève le voile sur une administration qui a suscité un large intérêt depuis quelques années mais qui n’a suscité, en langue occidentale, aucune étude de fond. Créée en 1951 mais véritablement « normalisée » par des textes de 1995 puis 2005, « l’administration des Lettres et visites » (xinfang en abrégé) est « chargée de recevoir, classer et d’acheminer vers qui de droit [des] témoignages et [des] requêtes » provenant de la population. Unique canal d’expression du mécontentement de la population jusqu’aux années 1980, elle reste encore aujourd’hui un moyen essentiel pour beaucoup d’individus et de groupes de révéler une injustice, une malversation ou l’application incomplète d’une procédure.

Le livre s’attache à l’ensemble de la période 1949-2007 en donnant à chaque « époque » une égale importance (200 pages pour 1949-1982 et 200 pages pour 1983-2007). Ce souci mérite d’être souligné. D’aucuns, ceux pour qui la Chine n’existe qu’au présent, pourront s’étonner que l’on donne tant de place au passé, mais cet équilibre permet de mesurer d’une part l’importance du dispositif pendant la période dite socialiste et d’autre part de mettre en exergue son historicité. L’intention de l’ouvrage est de montrer qu’à travers l’histoire plutôt mouvementée de la Chine nouvelle, ce « lieu de parole » « n’a jamais simplement répondu aux injonctions du pouvoir ». Il s’agit de considérer cette administration comme un champ de « d’interlocution » et donc de se demander : « comment les auteurs de témoignages procèdent-ils pour rapprocher les situations vécues des règles faisant autorité ? »

Assurer le pouvoir, connaître la situation

De 1949 au début des années 1980, l’administration des lettres et visites s’inscrit généalogiquement dans les campagnes de dénonciation des injustices lancées par les nouvelles autorités. La parole du peuple est alors placée « au cœur du projet révolutionnaire chinois ». Par la mise au point de « récits d’amertume » dans lesquels les paysans pauvres et exploités sont censés rendre compte de leurs malheurs, on crée des stéréotypes de mauvaises actions. La figure de la victime devient la « pièce centrale du processus de localisation des maux sociaux et de légitimation de principes moraux » qui doit susciter l’indignation morale au delà du cercle des gens concernés. La parole devient le monopole d’une certaine classe. Les accusés ne peuvent pas se défendre et les membres des mauvaises classes ne peuvent même pas assister aux cérémonies de dénonciation. Quant aux accusateurs, complètement mouillés dans les campagnes politiques où se multiplient mauvais traitements, exécutions, enfermement, ostracisme, etc. ils n’ont d’autre choix que de soutenir coûte que coûte le régime.

Contemporaine à sa création de cette prise de pouvoir sur la société, l’administration des Lettres et visites veut susciter l’adhésion des masses. Elle deviendra aussi le seul canal d’information pour les autorités centrales de la situation réelle du pays et une soupape d’expression de la souffrance sociale. La parole du peuple est dangereuse mais indispensable.

Les principes généraux de fonctionnement qui président à sa création vont largement perdurer jusqu’aujourd’hui. Seules les dénonciations du « peuple » sont acceptables, les réactionnaires et contre-révolutionnaires n’ont pas voix au chapitre. La question cruciale devenant celle des critères toujours changeants de définition du peuple en regard des luttes politiques du moment. Les « ennemis du peuple » de la fin des années 1950 pourront crier à l’injustice au début des années 1960 et ceux de la révolution culturelle demander réparation à la fin des années 1970. Quant aux plaintes d’aujourd’hui, les autorités ont bien du mal à distinguer celles qui sont « anormales » (bu zhengchang) des autres. Comment distinguer le vrai du faux, le légitime de l’illégitime ? Autre principe général : si les individus peuvent saisir l’administration à tous les niveaux, l’action éventuelle de correction est du ressort des autorités où s’est déroulé l’incident ou le phénomène ⎯ on imagine d’emblée les difficultés. Il faut enfin noter le manque de normalisation des procédures. À côté des bureaux « généralistes » qui constituent une administration indépendante, toutes les administrations peuvent créer leur propre bureau des plaintes à chacun des niveaux juridictionnels, chacune s’essayant à trouver des critères de classification.

Exploiter le contexte, obtenir réparation

À chaque fois que le pouvoir se relâche, on assiste à un pic de mobilisation : 1956-1957, 1962-1963 et à partir de 1973. À chaque fois, on assiste à une augmentation drastique des protestations de la part des victimes de mouvement politique. L’administration n’est plus alors un instrument privilégié de la lutte des classes, elle est saisie des questions que les supérieurs ne peuvent résoudre, des dénonciations de la mauvaise conduite des cadres. Elle est considérée « par la population comme un espace légitime pour essayer de se protéger du pouvoir arbitraire des représentants de base du Parti et de l’État ». La parole accusatrice que le Parti voulait instrumentaliser est redirigée vers les échelons inférieurs qui sont ceux qui sont le plus souvent et de plus en plus souvent accusés.

On assiste alors dans la population à tout un travail de renforcement de la « capacité d’un individu à reconnaître que sa situation tombe sous le coup d’une règle donnée » d’affirmation de « la légitimité des règles et principes établis par les autorités supérieures » afin de réclamer « que ceux-ci soient appliqués de façon juste ».

« Une parole qui se déploie »

Dès les années 1980, la xinfang commence à être débordée par la parole populaire. Le nombre de plaintes est en augmentation constante pour atteindre environ 13 millions dans les années 2004-2006 pour les seuls bureaux « spécialisés ». « Les visites continuent à augmenter plus vite que les lettres, les visites collectives plus vite que les visites individuelles, et le nombre des personnes participant à une visite collective ne cesse de croître ». Les gens s’impatientent : on ne se contente pas d’une seule visite mais on les multiplie, sans hésiter dans le même temps à porter plainte ou à engager une action collective de plus grande ampleur. Tous les milieux sociaux sont concernés et les plaignants sont « affectés par des événements bien plus diversifiés que par le passé, signalant dans le même temps un élargissement des attentes jugées légitimes » : expropriations de terres agricoles, démolitions urbaines, expropriations, déplacements, fonctionnement des institutions judiciaires, restructuration des entreprises et droit du travail, problèmes d’environnement. Toutes les plaintes « mettent en cause les autorités locales, les gouvernements territoriaux et le fonctionnement des institutions ». Comme le note la xinfang elle-même, « les difficultés actuelles proviennent du fait que lettres et visites recouvrent aujourd’hui des situations très différentes, sont liées à de nouvelles réglementations dont le peuple réclame une application immédiate ou correcte, et revêtent une dimension politique ».

Cet élargissement de la parole se conjugue à un effort des plaignants pour définir des « principes valides » de justice pour tous, des « références communes », « invoquer des cas exemplaires ». On recherche l’adhésion des lecteurs en reprenant la rhétorique du pouvoir : vocabulaire marxiste mais aussi références au droit, aux nouvelles législations par exemple la loi sur le travail. Dans ce domaine, on fait feu de tout bois : caractère illégitime du recours à la violence, critique de la privation de moyens d’existence, caractère sacré de la vie, référence aux « sentiments humains », respect de la personne humaine.

On note aussi un intense effort pour définir le « je », le « vous » (les « bonnes » autorités) et le « eux » (les « mauvaises » autorités), ce qui n’est pas simple dans une société où les identités sociales, les pouvoirs et les normes sont en redéfinition constante.

Face à ce foisonnement, on assiste à un effort d’institutionnalisation qui s’exprime notamment dans les réglementations de 1995 et 2005. Les fonctionnaires sont recrutés à bac+3, on formalise les procédures internes, on note dorénavant les autorités locales sur leurs capacités à éviter les plaintes et à résoudre les problèmes qu’elles soulèvent, on doit effectuer un meilleur travail de filtrage, et on doit répondre plus rapidement aux demandes.

Politique, démocratisation, protestation

Ce livre est une excellente contribution à l’analyse de la protestation sociale. À côté des événements spectaculaires (suicides ou mouvements sociaux) qui scandent l’actualité sociale, il fournit une sorte de chronique du mécontentement ordinaire, d’anthropologie de la contestation quotidienne qui révèle avec clarté les enjeux politiques actuels. Certes, on semble en rester aux dilemmes de départ. Les autorités s’inquiètent « que cet espace d’adresse, censé mettre en relation des individus isolés et des représentants de l’État, non seulement soit aujourd’hui le lieu d’une mise à l’épreuve directe de l’action publique mais contribue à la formation d’un espace public local ». « L’État craint aussi d’affaiblir les gouvernements locaux en critiquant leurs actions et décisions ». Autrement dit, la question de la légitimité de la représentation populaire reste entière. Néanmoins, on voit bien comment le politique est affecté. L’auteure elle-même note en conclusion que les plaintes sont triplement politiques, participant à la formation de l’État, influençant l’action publique et mettant en relation gouvernants et gouvernés. L’exemple donné dans le chapitre XI et concernant l’extension de l’aéroport de Pékin montre bien le dernier phénomène et les limites de plus en plus nettes de l’opposition frontale pouvoir / société . On voit de plus en plus souvent des alliances entre certains gouvernés et gouvernants contre d’autres.

Il faut aussi donner toute sa valeur à la querelle des experts autour du maintien ou non de la xinfang. Ceux qui s’opposent à sa disparition ne sont pas d’affreux totalitaires mais au contraire des gens soucieux de préserver la tension qui existe entre expression démocratique et stabilité sociale. Ne peut-on pas considérer à l’inverse que les tenants d’une pure judiciarisation de la société oublient que tout le monde, y compris dans les sociétés démocratiques, ne peut avoir recours au droit ? Les querelles françaises actuelles autour de la médiation et du défenseur des enfants montrent bien que l’État de droit et la démocratie représentative ne sont pas l’alpha et l’oméga de la participation et de la protestation politique.

Ce que l’on pourra sans doute reprocher à ce travail, c’est précisément de ne pas avoir été assez loin dans cette problématisation politique de la question de l’administration des Lettres et visites. Mais l’auteure a fait des choix tout à fait légitimes et qu’elle assume jusqu’au bout. Choix de privilégier l’histoire, d’une anthropologie de la montée en généralité (Boltanski, Luc et Thévenot, Laurent, De la justification, Paris, Métailié, 1990), du travail de légitimation morale, d’être au plus près des témoignages pour en faire une analyse détaillée. Ce travail sera en tout cas un outil majeur pour qui voudra poursuivre la réflexion sur la situation politique actuelle.

Un autre type de problématisation aurait mérité aussi plus de place, c’est celle de la subjectivation. L’auteure cite la notion tout en évitant de l’utiliser en raison du « caractère incertain, et parfois contradictoire, des thèses qui se cachent derrière l’usage de ces termes et l’embarras d’autant plus grand dans lequel on se trouve pour les traduire dans les catégories chinoises ». Il faut dire que le sol est ici aussi très mouvant. La notion de sujet est-elle, comme on le dit souvent, une invention occidentale, les Chinois ayant encore beaucoup de difficultés à être des individus autonomes, capables de décider en leur for intérieur, émancipés des forces politiques ? Est-elle au contraire une notion universelle qui prend des formes différentes à travers les lieux et les temps ? Après tout, les Chinois revendiquent la subjectivité comme exigence de modernité, au nom de quoi leur refuser ce désir ? Dit autrement, doit-on analyser la protestation sociale à l’aune d’une pensée chinoise spécifique d’où la notion de sujet serait absente ou doit-on assumer l’aspect contradictoire et incertain de la notion de subjectivation pour en faire un simple outil de compréhension de la société d’aujourd’hui ? C’est en tout cas un débat qui mériterait d’être sérieusement posé.

par Jean-Louis Rocca, le 6 juillet 2010

Aller plus loin

 Recension par Daniel Cefaï de l’ouvrage sur les Carnets du Centre Chine

 Kevin O’Brien, ed., Popular Protest in China, Cambridge, Harvard University Press, 2008

 « À la recherche de la contestation politique dans la Chine urbaine », Dossier Kiosque du CERI sous la direction de Jean-Louis Rocca, avril 2010.

 Jean-Louis Rocca, Une sociologie de la Chine, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2010

Pour citer cet article :

Jean-Louis Rocca, « Chroniques chinoises du mécontentement ordinaire », La Vie des idées , 6 juillet 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Chroniques-chinoises-du-mecontentement-ordinaire

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