Chercheuse au CNRS, Sarah Gensburger habite entre la place de la République et le Bataclan. Après les attentats du 13-Novembre, elle a entrepris de tenir, sous la forme d’un blog, des « Chroniques sociologiques » de son quartier. Elle revient ici sur les enjeux de cette démarche et sur le type de savoir qu’elle lui a permis de constituer sur les effets d’un attentat.
Samedi 7 janvier 2017, mon fils invite une dizaine de ses camarades à notre domicile du boulevard Voltaire à Paris, à mi-chemin entre la place de la République et le boulevard Richard Lenoir. Rien d’étonnant, il fête ses cinq ans. Plusieurs enfants arrivent en retard. « On ne savait pas mais il y a encore une manifestation à République », « Désolé. Le quartier est fermé. Je ne sais pas ce qu’il se passe », « Il y a un nouveau truc sur la Place », m’expliquent tour à tour les parents.
Nous sommes deux ans, jour pour jour, après la tuerie de Charlie Hebdo qui s’est déroulée dans le quartier. La police a bouclé les rues alentour pour permettre la tenue, sur la place de la République, d’une cérémonie commémorative à l’initiative de l’Association française des Victimes du Terrorisme. Aucun de mes visiteurs du jour ne semble pourtant avoir conscience de la signification de la date ou du moins faire de lien avec les difficultés de circulation rencontrées, difficultés qui sont pourtant systématiques à chaque anniversaire et présence officielle, depuis deux ans dans cette partie du 11e arrondissement.
On peut considérer que les habitants du quartier refoulent les événements qui se sont déroulés en bas de chez eux, preuve supplémentaire du traumatisme collectif que les attentats de janvier et novembre 2015 auraient créé chez ceux que journalistes, politiques et chercheurs appellent le plus souvent les « riverains »., On peut aussi faire l’hypothèse qu’il existe des situations sociales propices au surgissement de l’évocation de ce passé violent récent et d’autres qui le sont beaucoup moins, voire rendent une telle évocation socialement impossible et surtout non signifiante, sans pour autant qu’il s’agisse d’un phénomène psychique de refoulement. Enfin, une troisième lecture peut être envisagée. Il n’existe ni calendrier commémoratif partagé ni interprétation collective des événements. Le fait que des commémorations, organisées par des représentants politiques ou des acteurs associatifs, se soient tenues dans l’espace public du quartier chaque jour entre le jeudi 5 et le dimanche 8 janvier 2017 tendrait à diluer l’ancrage temporel et la signification du souvenir pour ces riverains, aux yeux de qui ces actions publiques de mémoire font désormais partie du décor quotidien. Ils « assistent » à ces cérémonies, qui en allant chercher le pain qui en amenant les enfants à l’école. À l’aune d’une année d’enquête ethnographique quotidienne, la deuxième hypothèse s’avère confirmée.
Sociologue-habitante, habitante-sociologue
Ces quelques lignes doivent, sans nul doute, paraître étrange au lecteur de La Vie des idées habitué à une écriture, certes simple et claire, « accessible au plus grand nombre » selon l’expression consacrée, mais qui n’en demeure pas moins centralement analytique, loin des considérations du journal personnel, d’une part, des questions laissées ouvertes par un chercheur dont on attend d’abord des résultats, de l’autre. Elles sont de plus atypiques dans les écrits et recherches scientifiques qui portent sur la mémoire des attentats. Depuis novembre 2015, plusieurs programmes scientifiques, au premier rang desquels le « Programme 13 Novembre », portent en effet sur cette mémoire. Ils prennent comme point de départ le « traumatisme », individuel certes mais plus encore « collectif », engendré par la tuerie. Le dispositif méthodologique se propose, par exemple, de comparer cette mémoire chez des personnes appartenant à des cercles différents, des plus proches (les victimes ou leurs familles) aux plus éloignés (les Français non parisiens), avec au milieu les habitants des quartiers concernés puis le reste des résidents de la région francilienne. Des captations audiovisuelles sont ainsi réalisées durant lesquels les individus, constitués en « témoins », se remémorent le 13 novembre comme point de départ de l’entretien. Dans cette perspective à la fois théorique et méthodologique, deux principaux types de réactions aux attentats sont susceptibles de se faire jour : le « traumatisme » et la « résilience », séparés par un ensemble de degrés. Pour importante qu’elle soit, cette approche ne prend sens que si elle est mise en relation avec d’autres postures méthodologiques, c’est-à-dire d’autres corpus et d’autres manières de les constituer. Cette confrontation est seule susceptible d’éprouver la validité des interprétations dominantes en terme de « traumatisme » et de « résilience ».
Comment constituer ces autres données ? Elles sont en l’espèce assez banales, puisqu’il s’agit principalement d’observations et de relevés de conversations ordinaires, à l’image de celles présentées dans l’introduction de ce texte. J’habite à mi-chemin entre la place de la République et la salle de concert du Bataclan. En tant que sociologue, mes domaines de recherche sont la mémoire sociale et sa localisation, en tant qu’historienne, la micro-histoire de la Shoah à Paris. Après les attentats du 13 novembre, la décision de conduire une recherche scientifique imbriquée dans ma vie quotidienne d’habitante a d’abord résulté de l’apparition, juste en bas de chez moi, de phénomènes sociaux semblables à ceux sur lesquels j’enquête depuis des années à partir de terrains jusqu’ici plus éloignés de mon quotidien ou dans des périodes que je n’ai pas vécues. Dans le cas présent, j’étais témoin, chaque jour, de l’expression, dans l’espace public, de divers rapports à l’événement et à ses traces, en d’autres termes de cette dynamique de mémorialisation qui fait l’objet de tant d’études depuis quelques années.
Plus encore, depuis un certain temps déjà, mon travail sur l’histoire sociale de la Shoah à Paris, période extra-ordinaire s’il en est, mettait l’accent sur la permanence, et l’importance dans le déroulé des faits et des comportements, des pratiques ordinaires des Parisiens, saisies dans l’espace de la ville.
Or, depuis novembre 2015, je vivais à mon tour au cœur d’un espace urbain qui symbolisait pour beaucoup de commentateurs l’entrée dans une nouvelle époque, un espace/temps extra-ordinaire. Cet espace demeurait pourtant mon milieu de vie quotidien, celui où continuaient à se déployer des pratiques banales : emmener les enfants à l’école (située exactement à mi-chemin entre la salle de concert du Bataclan et les bureaux de Charlie Hebdo), faire ses courses, rencontrer des amis ou… organiser des anniversaires. C’est donc la prise de conscience de la portée heuristique de ma situation de sociologue-habitante et d’habitante-sociologue qui est à l’origine de ce travail de recherche. Celle-ci devait me donner la possibilité d’éprouver la pertinence d’une lecture des conséquences sociales des événements en termes exclusifs de traumatisme, ou plus exactement de repérer dans quelles situations celle-ci pouvait être valable. Il ne s’agissait plus de faire reposer la compréhension des effets sociaux des attentats du 13 novembre sur le récit, suscité, de la fameuse nuit par des personnes constituées en témoins, mais à l’inverse de partir de l’observation d’un quotidien ordinaire où les événements se trouvaient là, en quelque sorte par les lieux, et de regarder ce que les gens, mes voisins, mes amis, les commerçants ou de simples passants, en faisaient.
Explorer une autre forme d’écriture
J’ai dans un premier temps envisagé de tenir ce que je concevais comme un journal de terrain du bas de chez moi avec le projet d’en faire, à terme, un livre. Le choix de la tenue d’un blog s’est cependant rapidement imposé. Le blog me semblait tout d’abord un format plus réaliste que celui de l’ouvrage dans un univers professionnel où le temps long est le bien le plus nécessaire pour travailler mais devient, malheureusement, la denrée la plus rare qui soit. Il s’agissait de commencer à penser et écrire sans préjuger du résultat. Ensuite, et de façon plus fondamentale sans doute, tenir ces chroniques répondait au besoin personnel de trouver un nouveau mode d’écriture, préexistant aux attentats. Adossée donc à une démarche sociologique de mise à distance, l’ouverture des chroniques de ce que j’ai qualifié, avec des guillemets, de « quartier du Bataclan », résulte du désir longtemps ressenti de mettre en œuvre une narration différente de celle qu’appellent les travaux académiques classiques.
Sociologues, historiens, politistes et autres anthropologues reformulent les questions que la société se pose sur elle-même et vont, parfois, jusqu’à y répondre. Un des enseignements tiré des attentats est que ces travaux sont souvent méconnus. Ils inspirent rarement les dirigeants politiques ou les acteurs associatifs. Ils ne parviennent pas toujours à mettre le savoir qu’ils produisent au service de ceux qu’ils étudient. Et ils échouent souvent à faire comprendre le monde, à le faire voir autrement que dans l’immédiateté des expériences. Le temps de ces chroniques, j’ai voulu réfléchir à haute voix. Chacun de ces textes a restitué le rythme et les détours, parfois les fausses routes, de mon parcours. Ils avaient pour but de proposer au lecteur de me suivre, en espérant le conduire à regarder, à son tour, avec des yeux grands ouverts la société qui est la sienne. Leur rédaction croise ainsi diverses initiatives de collègues qui, depuis plusieurs années déjà, s’interrogent sur les formes que doit prendre la recherche et sur les manières d’en rendre compte.
De nouvelles pratiques d’enquête
Ces chroniques se sont appuyées sur plus de 1000 photographies – dont 150 sont rassemblées dans l’ouvrage tiré de ces chroniques, Mémoire vive. Chroniques d’un quartier. Bataclan 2015-2016 (Anamosa). Sans se cantonner à leur fonction traditionnelle d’images d’archives et de prise de notes visuelle, elles ont également joué un rôle d’attestation dans le cadre d’un travail de recherche et d’écriture inscrit dans une temporalité courte où l’administration de la preuve doit suivre de nouvelles voies. Enfin, la présence des images allait de pair avec l’une des intentions de ces chroniques : proposer un regard situé sur la mémorialisation des attentats dans l’espace de la ville. En effet, le récit visuel a cette particularité de dire davantage que le texte qui l’accompagne et surtout de le dire autrement. Un lecteur qui regarde l’image, au sens où celle-ci est plus ouverte que le texte, l’interprétera peut-être très différemment et y verra finalement autre chose. La tenue du blog avait en effet pour objectif d’inciter d’autres personnes à regarder à leur tour, à voir autre chose que les événements jugés « traumatiques » ou « résilients » que la plupart des analyses existantes voyaient dans les attentats et leurs suites, à comprendre autrement et à (se) poser de nouvelles questions surtout, partout et toujours sur les situations sociales dont ils étaient les témoins et, souvent, les acteurs. Ce travail va donc de pair avec la conviction que le sociologue contemporain ne doit pas seulement établir des conclusions et des résultats. Il doit aussi amener les citoyens à s’emparer de manière critique et active du monde qui les entoure.
Utilisation de l’image donc mais également souci d’écrire pour apporter des réponses, certes, mais aussi pour poser des questions, si possible différentes de celles qui dominent le débat public, et parfois aussi scientifique, sur ces événements. Ces chroniques, et peut-être plus encore le livre qui les rassemble, sont ainsi atypiques en ce que, à l’instar du texte qui ouvre cet article, ils proposent aux lecteurs non seulement des conclusions et des données (entretiens, observations ou relevés quantifiés de pratiques mémorielles) mais également des questions et des hypothèses dont la résolution n’est pas systématiquement fournie pas le chercheur.
Ces chroniques, troisièmement, se sont appuyées sur un travail de terrain réalisé en compagnie d’enfants, les miens souvent, ceux des autres parfois. Le choix d’imbriquer vie quotidienne et observations sociologiques a en effet eu pour conséquence que les commentaires et remarques de ma fille (alors âgée de 8 ans) et de mon fils (de 4 ans à l’époque) ont peu à peu élargi mon regard. Les propos et les attitudes de mes enfants, par définition empreints d’une socialisation et d’un rapport à l’espace de la ville encore en construction, m’ont confirmé qu’il était pertinent de considérer les effets sociaux des attentats dans leurs imbrication avec les situations sociales les plus ordinaires, en plus, si ce n’est au lieu, de les aborder en termes de traumatisme. Mon fils et ma fille ont rapidement manifesté un rapport normalisé aux événements et à leur mémorialisation, inscrivant les hommages comme les forces de l’ordre dans leur paysage quotidien le plus banal. Par contraste, l’adoption, sur l’espace d’un an, de cette posture méthodologique, à hauteur d’enfants, a aussi mis en évidence la manière dont un discours légitime sur les attentats s’est lui élaboré au fil des mois et des interactions. Ici, comme ailleurs, lorsqu’il est présent le traumatisme n’est pas collectif, entendu comme partagé, dominant et omniprésent, son expression est socialement construite, elle répond à des normes, des hiérarchies et des conventions. Elle se fait jour dans certaines situations sociales et pas dans d’autres.
Saisir des rapports ordinaires à l’événement
Enfin, la présence de mes enfants a orienté, encore un peu plus, mon attention vers la question de la continuité et du rapport ordinaire à l’événement. Cette perspective complète là encore les approches fondées sur l’hypothèse du traumatisme et centrées donc sur la rupture et l’instauration de relations ad hoc aux attentats. Elle m’a peu à peu conduite à travailler sur ce qu’on peut désigner comme les « rapports ordinaires » à l’événement en écho à ces « rapports ordinaires au politique » qui font aujourd’hui l’objet d’une vaste conceptualisation et d’un nombre croissant de travaux en sociologie et en science politiques, en France comme à l’étranger [1]. Au sens propre du terrain comme au sens figuré de la théorisation, cette approche m’a par exemple conduite à croiser les participants de Nuit Debout. Les observations et entretiens réalisés avec mon collègue Sylvain Antichan ou par l’un de nous deux ont ainsi montré que, derrière un noyau de militants engagés, nombre des participants réguliers à ce rassemblement protestataire exprimait aussi le besoin de se réapproprier un espace public que les attentats avaient fragilisé. Nuit Debout n’était à cet égard ni simplement une revendication ni uniquement une commémoration, mais l’expression de rapports ordinaires au politique que nourrissait une forme de mémoire ordinaire des attentats chez nombre de Parisiens.
Ce lien entre rapports ordinaires à la mémoire et au politique s’est fait jour avec une force particulière lors des commémorations du premier anniversaire du 13 novembre aux abords du Bataclan. Ces commémorations n’ont toutefois pas fait l’objet d’une chronique. J’ai en effet mis un terme à cette forme d’écriture à la faveur de la première mise en patrimoine, en septembre 2016, par les Archives de Paris, des « choses » (dessins, objets, messages…), désormais officiellement qualifiées d’ « hommages », déposées devant les sites des attaques. Comprendre la mémorialisation de l’événement relève désormais de la conduite d’une recherche plus classique et devenue collective.
La réalisation de séquences d’observation comme d’entretiens autour du 13 novembre 2016 a cependant conduit à confirmer plusieurs des conclusions du travail précédent. Ces commémorations ont fait ressortir avec force la tension entre politisation et dépolitisation qui est au cœur de la mémoire des attentats de 2015. Participer aux commémorations relève tout d’abord de la communion consensuelle autour du deuil et du recueillement devant l’horreur. Mais dans le même temps, et parfois pour une seule et même personne dès lors que celle-ci s’éloigne du dispositif commémoratif (la plaque, la statue-mémorial de la place de la République ou autre) de plus d’un mètre, les espaces commémoratifs sont des lieux de vives discussions politiques et de conflits ouverts, parfois violents, sur la politique extérieure de la France ou le multiculturalisme, sur la place des Musulmans dans la société contemporaine, sur « l’identité française » ou encore sur la classe politique.
En l’occurrence, dans le cas de la mémoire des attentats comme dans d’autres, au moment des commémorations comme à d’autres, le sens donné à l’événement et plus encore son évocation dépend pour une large part de la position sociale de celui qui s’exprime et de la situation d’interaction dans laquelle il se trouve. Dans le quartier, encore aujourd’hui, il est frappant de constater que les attentats affleurent bel et bien dans nombre des conversations. Il s’agit alors d’interactions sociales entre adultes uniquement, dans des groupes restreints exclusivement (jamais plus de quatre personnes) et surtout au détour d’autres discussions qui, selon les cas, portent sur des thématiques politiques (autour des élections françaises ou américaines par exemple) ou, à l’opposé, qui relèvent de sujets privés, sur les enfants notamment ou sur les divers maux (fatigue, mal-être, saturation) qui sont ceux de tout un chacun en ce début de 21e siècle. La mobilisation du passé récent joue alors un rôle très différent selon les cas.
Ce type de données permet d’appréhender de façon différentes les relations entre oubli et mémoire ou espace privé et espace public que ne le fait la seule grille de lecture du traumatisme, pour importante et justifiée qu’elle soit. Il ouvre des voies de recherche pour celles et ceux qui dans les années à venir vont tenter de comprendre, dans leur diversité, les effets sociaux des attentats de 2015 à Paris. À cet égard, les chroniques fourniront alors, je l’espère, une matière utile pour la construction cumulative de la connaissance en sciences sociales.
Sarah Gensburger, « Chroniques de l’ordinaire après les attentats »,
La Vie des idées
, 19 mai 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Chroniques-de-l-ordinaire-apres-les-attentats
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[1] François Buton, Patrick Lehingue, Nicolas Mariot, Sabine Rozier (dir.), L’Ordinaire du Politique. Enquêtes sur les rapports profanes au politique, Presses Universitaires de Septentrion, 2016.