Recensé : B. Roger (ed.), T. Barreto, A. Chaigneau, F. Eymard-Duvernet, O. Favereau, S. Gand, A. Gosseries, A. Hatchuel, G. de Larquier, J.-M. Le Gall, J.P. Robé, J.-M. Saussois, B. Segrestin, S. Vernac, L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales, Colloques, Collège des Bernardins, Éditions Lethellieux, 2012. 569 p., 35 €.
Qui possède l’entreprise ? Ou plutôt qui porte la responsabilité de l’entreprise et en quoi cette responsabilité consiste-t-elle ? Aujourd’hui perçue comme un instrument aux mains des seuls actionnaires, l’entreprise a subi une « grande déformation » ces trente dernières années. Considérée aujourd’hui comme un nœud de contrats par la théorie économique dominante, elle n’existe pourtant pas en droit, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour une forme sociale située au cœur de l’économie capitaliste depuis la grande transformation du XIXe siècle étudiée par Polanyi. L’objet de cet ouvrage est d’analyser cette grande déformation et de proposer une (re)fondation de l’entreprise. Il s’agit de faire évoluer notre manière de la voir mais aussi, via des préconisations pratiques, d’instiller des micro-déplacements qui transformeront la logique déformée de l’entreprise actuelle. L’enjeu n’est pas mince et il faut lire cet ouvrage dense (569 pages), collectif (quatorze auteurs) et important, « bulle d’oxygène dans un débat complètement figé » comme le qualifie un dirigeant d’entreprise qui a participé au colloque dont l’ouvrage est issu. Diffuser la démarche qu’il contient, les analyses qu’il propose, les préconisations pratiques qu’il avance sont autant de nécessité aujourd’hui tant il s’inscrit explicitement dans un contexte de crise du capitalisme qui impose de nouvelles manières de penser. C’est précisément l’objet de ces travaux qui partent d’une entité centrale du système économique : l’entreprise.
Issu d’un programme de recherche lancé en 2009 par le département Economie, Homme, Société du collège des Bernardins – une institution (et un magnifique lieu) qui ont connu un nouveau départ en 2008 –, cet ouvrage constitue en effet la forme publiée d’un colloque qui s’est tenu le 29 et 30 avril 2011 et qui a conclu deux années de travail réunissant des économistes, des juristes, des sociologues et des gestionnaires français et belges, aux statuts variés – professeurs d’université, chercheurs de grandes écoles, doctorants et post-doctorants, mais aussi consultants ou avocat. Accessible en ligne, chapitre par chapitre ou via la possibilité d’écouter les interventions, il est composé d’une synthèse fournie (85 pages) mais particulièrement claire, proposée par Olivier Favereau, qui précède la présentation des quatre investigations qui ont structuré la recherche, avant qu’un chapitre final ne présente sept contributions pour une refondation de l’entreprise.
Car il s’agit bien de cela : non seulement analyser cet objet central qu’est « l’entreprise », proposer des constats quant à sa réalité, son fonctionnement, sa représentation, mais aussi le refonder. Il s’agit de revenir à ce qui soutient cette entité qu’est l’entreprise pour en proposer de nouvelles bases, via des propositions très concrètes, certaines générales, d’autres techniques et précises, et qui sont autant de leviers d’action ponctuels et réalistes. Cela rend tout particulièrement stimulant ce travail, d’autant qu’il s’agit aussi et surtout de promouvoir une nouvelle conception de l’entreprise. Une conception fondée, plutôt que refondée, tant le point de départ de cette réflexion est ancrée dans l’idée, développée il y a déjà plus de dix ans par P. Robé et travaillée depuis par A. Hatchuel et B. Segrestin, tous trois co-auteurs de cet ouvrage, que « un siècle après sa naissance, et malgré la puissance des plus grandes d’entre elles, l’entreprise n’a pas d’existence en droit » (p. 20).
Une entreprise sans droit ? L’entreprise comme dispositif
Il n’existe en effet – et ceci est vrai en droit continental comme en common law – qu’un droit des sociétés (qui définit le statut des dirigeants mais ignore le concept d’entreprise) et un droit du travail, qui, s’il fait souvent référence à l’entreprise, ne la fonde pas en droit. Cette grande absence a laissé libre cours à l’idée répandue que les propriétaires de l’entreprise étaient ses actionnaires. Des théories économiques – et notamment la théorie de l’agence et celle de l’efficience du marché du capital – ont accrédité cette idée, qui n’a pourtant rien d’évident. Car si elle était vraie, cette idée entraînerait une propriété sans responsabilité, ou limitée à une mise de fonds sans rapport avec les actes de l’entreprise. Cette incohérence explique le primat de l’actionnaire « irresponsable », fondement d’une financiarisation des logiques économiques qui a vu ses limites particulièrement révélées par la crise bancaire, financière et économique qui s’est déclenché à l’automne 2008. Les travaux menés sont donc partis non des formes de propriété mais des responsabilités qui pouvaient être assignées à l’entreprise pour en dégager les formes légitimes de propriété. C’est en cela que l’ouvrage est normatif, sans pour autant que soit cédée à l’exigence de fonder ces préconisations, la qualité des analyses scientifiques ou la solidité des constats effectués.
S’appuyant sur la notion de dispositif définie par Foucault et utilisée depuis par de nombreux chercheurs – utilement rappelée p. 101-103 et que l’on peut résumer par l’une de ses formules : « c’est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux » –, les auteurs cherchent, en proposant une nouvelle vision de l’entreprise appuyée sur un ensemble de savoirs, à fonder l’entreprise en droit et à modifier les rapports de force qui la traversent et la constituent. Quatre domaines de responsabilités, constituant autant d’axes de recherche, ont donc été identifiées : l’entreprise comme dispositif d’accomplissement personnel, qu’il faudrait institutionnaliser ; comme dispositif de valorisations croisées, qu’il faudrait démocratiser ; comme dispositif de création collective, qu’il faudrait contractualiser ; et comme dispositif de pouvoir supranational, qu’il faudrait constitutionaliser.
L’entreprise dans l’architecture des pouvoirs de valorisation
Après un chapitre 2 rédigé par B. Roger qui souligne comment la réduction de la personne à l’individu contribue à déformer l’entreprise comme organisation et dispositif de mise au travail, le chapitre 3, coordonné par F. Eymard-Duvernet, part d’une représentation de l’économie, « non comme une chaîne de contrats incitatifs mais comme une architecture des pouvoirs de valorisation » (p. 171). Développant une économie politique inscrite dans l’économie des conventions, mais prolongeant aussi la théorie de la justice rawlsienne (proposée par S. Blanc) et appuyée sur une sociologie politique du travail développée récemment par I. Ferreiras, ce chapitre articule plusieurs perspectives et les écrits de plusieurs auteurs. Y sont abordés surtout les quatre pouvoirs de valorisation en rivalité qui structurent l’économie : celui des managers équipés par les entreprises, celui des consommateurs-clients équipés par les marchés concurrentiels de biens et services, celui des actionnaires équipés par les marchés financiers et les principes de la valeur actionnariale, celui des travailleurs salariés, enfin, équipés par l’entreprise, le droit du travail, la représentation syndicale. La description de ces pouvoirs, interdépendants et en concurrences, formant une chaîne hiérarchisée dynamique et évolutive, permet de relire l’histoire économique contemporaine et d’analyser cette idée de « grande déformation » en faveur de la finance, qui n’exclut pas pour autant le maintien d’une pluralité de modèles d’entreprise. Ce cadre d’analyse permet alors de reposer la question de la démocratisation de l’entreprise et d’esquisser des orientations politiques variées, comme celle qui prend la forme de SCOP (étudiée par T. Barreto) ou, plus radicalement, d’un bicaméralisme économique (proposé par I. Ferreiras) instituant deux chambres, l’une constituée autour du capital (le conseil d’administration ou de surveillance actuel, mû par une rationalité instrumentale), et l’autre autour du travail (composée de représentants élus des « apporteurs en travail »), qui évaluerait selon une logique politique et en justice les actes de gestion décidés par la communauté politique que constituerait l’entreprise.
Instaurer un contrat d’entreprise
Le chapitre 4 coordonnée par B. Segrestin et A. Hatchuel, présente une nouvelle approche de l’objet entreprise, en partant du fait que les modèles de gouvernance développées pour en assurer le fonctionnement, y compris sous leurs formes « progressistes » comme la théorie des parties prenantes ou les mouvements en faveur de la responsabilité sociale des entreprises, n’ont pas réussi à empêcher le primat des actionnaires, la croissance des inégalités salariales et la dégradation du travail. L’analyse historique alors proposée, de la rupture avec l’ordre marchand qu’institue le développement fulgurant des entreprises au XXe siècle, au maintien de cette dernière dans un « infra-droit » et au développement d’un droit des sociétés jouant contre l’entreprise via l’institutionnalisation de la corporate gouvernance, justifie donc une nouvelle approche, centrée sur l’idée d’un contrat d’entreprise. L’analyse est ici particulièrement riche, revenant sur la notion de pouvoir habilité, renouvelant les réflexions en s’inspirant de droits spécifiques comme ceux institués pour les capitaines de navire en droit maritime, et proposant plusieurs modèles possibles – « société à objet social étendu », « entreprise à progrès collectif », dont les schémas juridiques s’inspirent d’exemple étrangers (notamment californien) qui rendent ces innovations particulièrement crédibles, même si encore à construire.
Constitutionnaliser le système monde de pouvoir
Mais les entreprises sont aujourd’hui plongées dans des environnements globalisés « du système-monde de pouvoir ». C’est l’objet de la cinquième partie de l’ouvrage, coordonné par P. Robé et qui met l’accent sur les processus de décomposition / recomposition des pouvoirs au profit des entreprises (via les sociétés de capitaux) et au détriment des États. L’analyse se fait plus juridique, quand elle identifie ici deux facteurs de perversion dans le fait que le système juridique traite de manière identique personnes physiques et personnes morales, qu’accentue encore la représentation doctrinale des sociétés commerciales qui en font des propriétés des seuls actionnaires et sépare radicalement – ce qu’invalide tout particulièrement la globalisation – droit public et droit privé, hétéronomie législative et autonomie contractuelle, pouvoir et droit de propriété ou politique et économie. Les auteurs, s’appuyant sur une abondante littérature américaine, proposent alors d’appliquer l’idée constitutionnelle à l’entreprise. Face aux jeux des multinationales, qui peuvent localiser leurs sièges et leurs profits – pour leurs intérêts privés et au détriment de la recherche d’intérêts communs publics (du moins au niveau mondial) -, dans les États qui leur proposent les environnements juridiques les plus favorables, « la proposition est de réfléchir aux processus d’auto-constitutionnalisation des institutions d’exercice du pouvoir dans le système monde et, au premier chef, des entreprises, pour « publiciser » l’ensemble des institutions de pouvoir » (p. 313). Il ne s’agit pas pour autant d’inventer une Constitution mondiale hors de portée ; mais c’est par des « micro-dispositifs » que pourraient se créer, selon les auteurs, des dynamiques vertueuses au sein du système de pouvoir. Plusieurs pistes sont proposées en changeant le système d’incitation des dirigeants (suppression des stocks options), en délimitant les prérogatives des actionnaires (qui doivent toujours pouvoir nommer et révoquer le mandataire social mais ne pourraient, par exemple, être rémunérés que s’il y a création de vraies valeurs – i.e. d’une valeur qui ne soit pas le simple reflet de l’externalisation des coûts) ou en renforçant le rôle du pouvoir judiciaire.
L’ouvrage se clôt alors par une partie réunissant des contributions plus précises, issues de travaux menés sur les SCOP (un modèle qui n’est pas sans poser des difficultés, et dont les fonctions de directions sont tout particulièrement scrutées), fondés sur l’enquête REPONSE et les modèle d’entreprise différentes que cette enquête permet de mettre en évidence, ou, autre exemple parmi d’autres, appelant à un accroissement d’une force syndicale renouvelée.
Conclusion
Objet inconnu en droit et dont « la sociologie reste à faire », pour reprendre le titre de la dernière contribution de l’ouvrage (J.-M. Saussois), l’entreprise est au cœur de la réflexion et des quatre principales préconisations juridiques, normatives et incitatives proposées : d’abord institutionnaliser l’entreprise, en restaurant la mission, la latitude et le statut du chef d’entreprise, et réaffirmer la notion de pouvoir habilité, ne représentant pas les seuls actionnaires mais visant à développer des « biens » et des « potentiels » collectifs au niveau des personnes, des capitaux, des territoires. Une deuxième préconisation passe par l’instauration de formes de gestion démocratique, associant les différentes parties qui composent le collectif qu’est l’entreprise aux processus d’évaluation et de valorisation plurielles de ce qu’elle produit. Instaurer un contrat d’entreprise, différent du contrat de société et du contrat de travail, permettrait ensuite de fonder une solidarité nouvelle entre actionnaires, salariés et autres parties prenantes s’engageant dans les activités de création qui sont au cœur de l’entreprise. Constitutionnaliser, enfin, l’entreprise mondialisée en développant des normes procédurales à différentes échelles constitue une quatrième préconisation tenant compte du contexte mondialisé de l’économie contemporaine et du pouvoir des firmes multinationales vis à vis des États.
Ces propositions et cette démarche normatives, fondées sur des constats, des approches et des théories explicitées, gardant place pour la pluralité tant des pistes et des préconisations variées sont évoquées, font tout l’intérêt de l’ouvrage. On pourra objecter que la démarche apparaît trop juridique – et pas seulement en matière de constitutionnalisation de l’entreprise multinationale (chapitre 5) – et que proposer de se déprendre d’idées allant autant de soi que celle selon laquelle ce sont les actionnaires qui possèdent les entreprises nécessite sans doute de réfléchir, plus que cela n’est fait ici, aux conditions et aux contextes sociopolitiques et économiques susceptibles de permettre une telle déprise et la reprise de ces pistes [1]. On pourra aussi noter que les entreprises dont il est question sont surtout les grandes entreprises cotées. Qu’est décrite une histoire qui fait fi des disparités sectorielles, territoriales, nationales. Que les acteurs apparaissent assez désincarnés et abstraits et qu’y sont oubliés aussi bien les hauts fonctionnaires (y compris internationaux) et autres acteurs de la sphère publique, que les nombreux intermédiaires (et notamment des intermédiaires du droit) qui jouent des rôles actifs dans les processus qui sont décrits. Certes. Mais tout l’intérêt de l’ouvrage est bien d’affronter les théories économiques dominantes, de mettre en évidence leur présupposés, leurs conséquences ; de proposer des alternatives, fondées sur une économie politique qui prend au sérieux la manière dont droit et activités économiques se constituent mutuellement, s’endogénéisent dans des processus complexes et intriquées, via des dispositifs et des équipements pratiques, dont la performativité n’a pas forcément de raison d’être moindre ou moins efficace que celle de l’économie (dominante) sur le droit et du droit sur l’économie. De proposer, en fin de compte, une fondation de l’entreprise qui en fait une institution – au même titre que le droit est une institution – beaucoup plus réaliste que la manière dont l’économie dominante ou le courant Law and Economics se représentent l’entreprise.