La numérisation de la vie sociale a fait émerger une variété de manières de mesurer et catégoriser les individus. Les sociologues Marion Fourcade et Kieran Healy voient dans cette évolution le signe d’une transformation profonde de nos sociétés.
La numérisation de la vie sociale a fait émerger une variété de manières de mesurer et catégoriser les individus. Les sociologues Marion Fourcade et Kieran Healy voient dans cette évolution le signe d’une transformation profonde de nos sociétés.
La distance qui sépare l’idéal d’une société des égaux – où la place de chacun ne serait définie que par la vertu et le talent – du constat empirique des inégalités raciales, sexuelles ou liées à l’origine sociale constitue une difficulté persistante pour les sciences sociales. Elle pose en creux la question de l’évaluation des individus : quels sont les mécanismes qui concourent à établir des distinctions entre les membres d’une société et à leur attribuer par ce biais une valeur sociale ?
À l’heure où nos sociétés sont toujours davantage numérisées, Marion Fourcade et Kieran Healy réinvestissent ce problème aussi classique que délicat en montrant que l’ordonnancement du social repose désormais en grande partie sur des opérations algorithmiques de classement et de notation des individus. Déployées à large échelle par les pouvoirs publics comme les acteurs privés, ces technologies classificatoires ne se contentent pas d’influer sur la place occupée par chacun, elles modifient également nos propres représentations et jugements moraux. En donnant à voir l’importance qu’elles ont acquise aujourd’hui, les deux sociologues dessinent les contours de ce qu’ils appellent la « société ordinale ».
Comprendre le sens donné au concept énigmatique de « société ordinale » implique de revenir sur les bouleversements engendrés par les technologies numériques [1]. On le sait, la multiplication des ordinateurs, smartphones et autres objets connectés a notamment pour effet de traduire des pans entiers de nos vies en données. Les interactions sur les réseaux sociaux, les déplacements réalisés grâce à Google maps ou encore les achats effectués par carte bancaire sont autant d’informations qui sont collectées par une myriade d’organisations, tant privées que publiques.
En s’appuyant sur la littérature foisonnante relative aux formes contemporaines de surveillance technologique, Marion Fourcade et Kieran Healy mettent en évidence les principales évolutions qui ont conduit à l’actuelle abondance de données. Si les États et les entreprises collectent de longue date des informations, notamment à propos de leurs travailleurs, clients et administrés, ce processus a pris une ampleur considérable avec la naissance de l’informatique. Au tournant du XXe siècle, une étape supplémentaire décisive fut franchie par certaines entreprises du numérique, à l’instar de Google qui changea son modèle d’affaires en proposant aux annonceurs de cibler leurs publicités sur la base des traces comportementales laissées par les utilisateurs du site [2]. Progressivement se diffusa l’idée selon laquelle tout type d’information – y compris les plus insignifiantes – constitue une source potentielle de profit. En parallèle, les progrès accomplis dans le domaine de l’apprentissage automatique (machine learning) rendirent possible l’analyse de grandes quantités de données extrêmement variées.
L’ouvrage souligne l’ambivalence de la notion même de donnée, celle-ci étant davantage capturée à l’insu de la personne à laquelle elle se rapporte que concédée librement. Les auteurs rappellent à cet égard la suggestion de Rob Kitchin selon laquelle il serait plus exact de parler de capta que de data [3]. Un chapitre du livre s’emploie cependant à montrer qu’une part importante de l’économie numérique est bien sous-tendue par une logique du don qu’ils qualifient de « marchandage maussien » (« maussian bargain », p. 43). Par-là, ils désignent le processus en vertu duquel les internautes consentent à ce que leurs traces comportementales soient enregistrées et analysées en échange d’un accès gratuit aux services proposés par les grandes plateformes [4].
Parmi les informations collectées, Marion Fourcade et Kieran Healy insistent également sur l’importance des données indexicales qui permettent d’identifier des individus et donc de relier différents jeux de données. Outre les identifiants traditionnellement employés par les États, tels que le nom, l’adresse, ou le numéro de sécurité sociale, une variété de marqueurs comme l’adresse IP, le numéro de série d’un appareil, une carte de fidélité, ou un trait biométrique sont utilisés pour associer des données personnelles provenant de sources diverses. Ces données indexicales sont au fondement du traçage numérique auxquels procèdent les courtiers en données (data brokers) et les grandes plateformes.
Cette collecte massive alimente des modèles algorithmiques qui prétendent prédire le comportement futur des individus en leur attribuant une note ou en les rangeant dans une catégorie prédéfinie. Nos sociétés sont ordinales en ceci que les citoyens se voient constamment ordonnés les uns par rapport aux autres, dans des contextes divers et sur différentes échelles de mesure. À titre d’exemple, des sociétés privées produisent, aux États-Unis comme dans beaucoup d’autres États, des scores de crédit supposés décrire la solvabilité des consommateurs. Les banques consultent le score d’un candidat à un prêt avant de décider de le lui accorder. Nombre d’employeurs utilisent quant à eux des logiciels d’embauche automatique, tandis que les États s’appuient sur des algorithmes qui évaluent le risque qu’un migrant soit un terroriste potentiel ou qu’un assuré social soit un fraudeur. Ces technologies classificatoires sous-tendent donc des décisions qui ont une incidence considérable sur les opportunités de vie (« life chances ») des personnes évaluées.
La plupart des informations dont se nourrissent les scores proviennent directement du monde numérisé et semblent ainsi offrir une appréhension directe des individus. Le traitement qui est réservé à ces derniers est moins fonction de leur appartenance aux traditionnelles catégories sociodémographiques (tels le diplôme, le niveau de revenu, le genre ou l’origine ethnique), que déterminées par leurs propres comportements qui sont enregistrés par les innombrables capteurs qui saturent notre quotidien. Toutes ces traces personnelles constituent une forme de ressource dans la mesure où elles conditionnent l’accès à des biens, des services ou des droits ; une ressource qu’il faut apprendre à gérer en vue de produire de la « bonne donnée ».
Savoir ce qui rend une donnée bonne ou mauvaise n’a cependant rien d’évident étant donné l’opacité des modèles algorithmiques. Non seulement leurs concepteurs sont réticents à en livrer le code, mais les méthodes les plus avancées d’apprentissage automatique rendent en outre les prédictions inintelligibles et dès lors inexplicables. Et malgré le prétendu dépassement des groupes auxquels procéderaient les dispositifs algorithmiques, ces derniers se révèlent au contraire reproduire inlassablement les inégalités qui structurent le monde social [5].
Pourtant, tout laisse penser que ces technologies ordinales disent quelque chose de la valeur intrinsèque des personnes qu’elles mesurent. Une des grandes forces du livre est précisément de montrer que celles-ci ne transforment pas seulement la façon dont les individus sont appréhendés par les plateformes, les entreprises ou les États, mais qu’elles bouleversent aussi les représentations, c’est-à-dire la manière dont les individus se rapportent aux autres et à eux-mêmes.
Dès l’introduction de l’ouvrage, les auteurs soulignent combien l’évolution du web fut déterminante de ce point de vue : alors que la vocation initiale de la toile était de permettre un partage décentralisé de l’information grâce à l’interconnexion de pages (qui demeuraient statiques), le web 2.0 a encouragé la participation active des internautes – notamment via des dispositifs d’évaluation des biens et des personnes –, et favorisé par là l’aspiration de chacun à évaluer et comparer, ainsi qu’à être soi-même adéquatement évalué.
En ce sens, l’idéal de la société ordinale est d’être « évalué en tant qu’individu plutôt que comme membre d’un groupe, et jaugé selon ses actions et non ses pensées » (« citizens should be assessed as individuals rather than as members of groups, and gauged not by their thoughts but by their actions », p. 237). Or, parce qu’elles sont fondées sur des données nombreuses et comportementales, les hiérarchies qu’établissent les technologies classificatoires semblent tout à la fois exactes, individualisantes et moralement correctes. Elles sont porteuses d’une double prétention à l’objectivité et la justice qui les rend particulièrement difficiles à contester.
La question se pose de savoir si toutes les formes d’évaluation contribuent de la même manière à la mesure (et au gouvernement) des individus. L’ouvrage semble ainsi placer la note attribuée par un consommateur à un hôtel ou un chauffeur de taxi sur le même plan que le score de crédit établi par une banque à propos d’un emprunteur. S’il s’agit bien dans les deux cas d’une appréciation chiffrée, il est utile de mettre en évidence ce qui les distingue. Les scores algorithmiques visent une objectivité qui provient de leur assise statistique, laquelle est censée garantir leur valeur prédictive. L’évaluation par les consommateurs de biens ou de services est au contraire l’expression de préférences subjectives et constitue une mesure de la réputation et non une prédiction du comportement [6]. De la même manière, les méthodes d’appariement – telles que Parcoursup en France qui associe établissements de l’enseignement supérieur et étudiants – répondent à des objectifs spécifiques et reposent sur des techniques qui leur sont propres (typiquement les algorithmes fondés sur la théorie des mariages stables de Gale et Shapley) [7]. En ce sens, il serait sans doute fructueux de davantage souligner la diversité des manières de comparer, apprécier et trier les individus par le biais des technologies digitales.
Ces remarques n’invalident toutefois pas tant le lien que le livre établit entre ces différents types d’évaluation qu’elles n’invitent à en prolonger l’analyse minutieuse. À cet égard, et bien que les exemples mobilisés proviennent essentiellement des États-Unis, The Ordinal Society apporte une contribution importante aux nombreux travaux qui étudient la numérisation de nos sociétés et ne manquera pas de nourrir les recherches ultérieures en la matière.
par , le 13 juin
Nathan Genicot, « Classer, évaluer, hiérarchiser », La Vie des idées , 13 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Classer-evaluer-hierarchiser
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[1] Concept qui n’est d’ailleurs véritablement explicité qu’à partir de la page 105. Marion Fourcade y avait déjà consacré des travaux : M. Fourcade, « Ordinal citizenship », The British Journal of Sociology, mars 2021, vol. 72, n° 2, p. 154 et M. Fourcade, « Ordinalization. Lewis A. Coser Memorial Award for Theoretical Agenda Setting 2014 », Sociological Theory, 2016, vol. 34, n° 3, p. 175.
[2] Les auteurs reprennent ici les thèses de Shoshana Zuboff (L’âge du capitalisme de surveillance : le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, trad. B. Formentelli et A.-S. Homassel, Zulma, 2020).
[3] R. Kitchin, The Data Revolution : Big Data, Open Data, Data Infrastructures and Their Consequences, Sage, 2014.
[4] Outre le second chapitre en question de l’ouvrage, on peut lire en version française : M. Fourcade, et D. N. Kluttz. « Un “marchandage” maussien ? L’accumulation par le don dans l’économie numérique », Revue du MAUSS, vol. 61, n° 1, 2023, p. 101.
[5] Les auteurs se prévalent notamment des recherches de Virgiania Eubanks (Automating inequality : how high-tech tools profile, police, and punish the poor, St. Martin’s Press, 2017).
[6] Voir sur ce point les distinctions avancées dans D. Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des big data. Le Seuil, 2015, p. 17 et s.
[7] À cet égard, voir M. Simioni, et P. Steiner, Comment ça matche. Une sociologie de l’appariement, Presses de Sciences po, les presses, 2022 et plus récemment M. Simioni, et P. Steiner, La société du matching, Presses de Sciences po, 2024.