Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen. [1]
Cette citation de Kant est au cœur de la légitimation juridique et politique de l’État libéral moderne. Selon la conception kantienne, l’État et ses institutions sont justifiés et liés par la valeur égale et incommensurable de chaque être humain. L’incommensurabilité des vies humaines résulte de l’hypothèse kantienne selon laquelle les êtres humains sont les seuls animaux capables « d’agir par pur devoir. Seules l’humanité (morale) et la moralité en elle-même ont une dignité, une valeur intérieure. Elles sont de véritables fins en soi, ‘bien au-dessus de tout prix’ et [par conséquent] ‘ne peuvent en aucun cas être soumises à un calcul ou à une comparaison sans, pour ainsi dire, se tromper et porter atteinte (vergreifen) à leur sainteté’ » (« of acting from pure duty. Only (moral) humanity and morality in itself have dignity, have inner worth. They are real ends in itself, ‘far above all price’ and [therefore] ‘cannot at all be brought into computation or comparison without, as it were, mistaking and assailing (vergreifen) its holiness’ ») [2]
Le livre d’Ariel Colonomos, Pricing Lives : The Political Art of Measurement (Oxford University Press, 2023), remet radicalement en question ce postulat normatif et juridique en démontrant que la mesure du prix des vies humaines n’a pas seulement été une pratique sociale courante tout au long de l’histoire de l’humanité, mais constitue, plus important encore, une caractéristique essentielle de la politique de l’État libéral moderne. L’ouvrage, version remaniée et augmentée d’un volume précédent publié en français en 2020 [3], s’appuie sur des exemples tirés de la littérature, de l’économie, de la sociologie et des sciences politiques pour montrer comment les pratiques d’évaluation du prix de la vie humaine ont été maniées par divers acteurs et facteurs, tels que l’État, le marché, le droit, ainsi que les conceptions de la communauté, de la religion et de la moralité. L’omniprésence historique de ces pratiques aboutit à la principale conclusion analytique selon laquelle de telles décisions représentent l’essence même de la politique.
Deux situations à distinguer
Pour donner un sens à la grande variété d’acteurs, de méthodes et de domaines idéationnels qui ont informé ces pratiques au cours de l’histoire, Colonomos distingue deux situations analytiques :
Les situations qui impliquent de payer avec des vies, je les appelle des exercices de pouvoir patriarcal : l’État [ou d’autres acteurs politiques] décide de dépenser des vies pour protéger ou promouvoir ses propres intérêts [...]. Les situations qui impliquent de payer pour des vies sont des exercices de pouvoir philanthropique : l’État décide de dépenser des ressources, ou de prendre d’autres mesures coûteuses, au profit d’un groupe de citoyens, [tandis que] les entreprises ou les organisations religieuses peuvent également décider d’utiliser leurs ressources et de les mettre à la disposition de la protection des individus.
Situations which involve paying with lives I call exercises of patriarchal power : that is, the state [or other political actors] is deciding to spend lives to protect or advance its own interests […]. Situations which involve paying for lives I call exercises of philanthropic power : that is, the state is deciding to spend resources, or take other costly actions, in order to benefit some group of its citizens, [while] companies or religious organizations might also decide to use their resources and make them available for the protection of individuals. (p. 8)
Pourquoi le politique est-il si central dans les processus de mesure du prix des vies humaines et de négociation de la coexistence de ces deux facteurs déterminants ? Colonomos soutient que l’essence du politique est de rassembler et de résoudre de manière pragmatique les priorités par ailleurs fondamentalement incompatibles de deux conceptions opposées de la mesure « appropriée » des vies humaines : l’idéalisme humaniste d’une part, le matérialisme des marchés libres d’autre part. Alors qu’une application « pure » des principes humanistes serait incapable de résoudre le dilemme pratique de donner la priorité à certains besoins humains par rapport à d’autres [4], une marchandisation pure des vies humaines finirait par détruire la base idéationnelle et les pulsions et désirs qui en résultent sur lesquels, comme l’a montré Max Weber, le capitalisme moderne et ses communautés politiques sont construits. C’est dans l’arène politique que les deux forces opposées de l’idéalisme et du matérialisme sont en permanence négociées, équilibrées et traduites en critères et pratiques réels de calcul et de comparaison du prix des vies humaines. Concrètement, ces réalisations peuvent prendre la forme de la notion de la « responsabilité de protéger », des confinements en contexte de pandémie, ou encore de doctrines permettant ou excluant les négociations avec les groupes armés sur la libération d’otages.
Saisir la valeur de la vie dans l’histoire
La première partie de l’ouvrage montre comment la réflexion et la négociation autour du « juste » prix des vies humaines ont été une pratique constante et même constitutive des sociétés, avant même que l’État moderne n’assume leur centralisation. À l’aide d’exemples tirés des œuvres de Shakespeare comme Le Marchand de Venise et Henri V, Colonomos analyse comment les relations sociales sont construites lorsque les sujets négocient la valeur de leur vie et de celle des autres, et comment ils justifient ces préférences. Ce faisant, le livre examine également comment ces négociations reflètent les contextes historiques et culturels de leur époque, tels que la montée du capitalisme, les conflits religieux, l’émergence de l’État-nation et l’éthique changeante de la guerre. Ces contextes sont caractérisés par une compétition entre les idées sociales sur la mesure de la vie, telles que l’honneur ou le devoir religieux, et les considérations matérialistes dictées par les marchés.
Les parties suivantes traitent de l’émergence de l’État moderne en tant qu’instance centrale prenant en charge la coordination, la négociation et la mise en œuvre des modes de fixation des prix des vies humaines. Commençant la troisième partie par une analyse du modèle philosophique de l’État moderne de Hobbes, Colonomos soutient qu’il conçoit « le Léviathan comme une entité suprêmement rationnelle, précisément parce qu’il est la ‘mesure de toutes choses’ : c’est lui, et lui seul, qui est en mesure de peser la valeur relative des intérêts et des vies humaines, et de déterminer le ‘poids’ » que nous devons accorder à chacun d’eux dans le corps politique, c’est donc lui qui est l’organe politique de la société. (« Leviathan as a supremely rational entity, precisely because it is the ‘measure(r) of all things’ : it, and it alone, is in a position to weigh up the relative value of human interests and human lives, and to determine the ‘weight’ that we should give each in the body politic, it therefore the political. ») (p. 25-26) La quatrième partie présente une discussion plus détaillée de la manière dont les États centralisent la poursuite du pouvoir philanthropique et patriarcal (et négocient les priorités potentiellement opposées), parfois en conflit, parfois en coopération avec les deux autres instances de réglementation des prix des vies humaines, à savoir les communautés et les marchés.
Les dernières parties de l’ouvrage sont consacrées à la discussion des principes normatifs qui peuvent guider l’évaluation des pratiques empiriques de mesure des vies humaines. Tout en étant sceptique quant à la possibilité d’élaborer un « catalogue » universel de critères pour la viabilité éthique de telles pratiques, Colonomos suggère que la décision de fixer le prix des vies pourrait être guidée par des principes plutôt procéduraux, tels que le principe de proportionnalité, le principe de transparence, le principe de participation et le principe d’humanité. Il propose également des lignes directrices sur la manière de prendre en compte la difficulté d’accorder une valeur appropriée à des vies lointaines – dans l’espace ou dans le temps.
Quel rôle de l’État moderne ?
Cette brève recension ne saurait rendre justice à la richesse des références littéraires et historiques que recèle le livre d’Ariel Colonomos. Mais sa contribution la plus importante réside sans aucun doute dans la formulation d’une interprétation alternative originale et innovante de l’État (libéral) qui évite à la fois son idéalisation en tant qu’institution construite pour protéger chacun de ses membres, et une vision pessimiste le voyant exclusivement comme un instrument d’intérêts matériels puissants afin d’imposer l’ordre à l’intérieur et à l’extérieur.
L’analyse de Colonomos s’inscrit ainsi dans une tendance de recherche plus large visant à problématiser le rôle de l’État libéral en tant que « protecteur » universel et inconditionnel des sujets libéraux, y compris dans une perspective féministe, postcoloniale ou foucaldienne. Des travaux similaires sont par exemple le livre d’Elsa Dorlin, Se défendre [5], dans lequel elle montre de manière convaincante que l’émergence de l’État libéral occidental doit être lue comme une histoire de la gouvernance sélective du droit des sujets à se défendre, plutôt que comme une histoire de l’universalisation de leur protection. Un autre exemple est l’ouvrage récent de Mathias Delori Ce que vaut une vie : Théorie de la violence libérale [6] qui suggère que la spécificité de l’usage de la violence par l’État libéral contre les ennemis extérieurs est précisément sa justification par des calculs coûts-bénéfices « froids » (ou « pouvoir patriarcal », selon la terminologie de Colonomos), plutôt que par la construction essentialiste d’un ennemi idéologique. Les idées de Dorlin et de Delori mettent l’accent sur le fait que les États négligent volontairement certaines vies – parfois même, comme l’a dit Judith Butler, à un point tel qu’elles deviennent « indésirables ». [7]
Dans cette optique, le livre de Colonomos pourrait cependant bénéficier d’une enquête plus systématique sur les conditions contextuelles qui permettent l’émergence d’ordres politiques et sociaux dans lesquels certaines vies humaines sont systématiquement considérées comme « moins précieuses » que d’autres. Le chapitre 4, traitant du « défi de la mise en balance de la valeur des otages », peut illustrer ce point. L’État est ici caractérisé comme étant principalement un arbitre, « pris au piège entre plusieurs façons concurrentes de valoriser les otages » (« trapped between a set of competing ways to value hostages », p. 112). De plus, Colonomos semble suggérer que « l’État moderne », par rapport à l’autonomie décisionnelle prémoderne des princes bénéficiant de l’autorité féodale ou divine, possède encore moins d’autonomie décisionnelle parce que,
avec l’acceptation croissante de l’idée que la vie des civils est précieuse et, pour ainsi dire, non fongible, l’État se trouve pris entre le marteau et l’enclume. S’il refuse toute négociation, il sera qualifié d’intransigeant et de cruel, comme cela se produit lorsqu’il tue trop de civils lors d’attaques dans d’autres lieux. S’il se montre trop conciliant avec les exigences des preneurs d’otages, par exemple en payant l’intégralité de la rançon demandée, il sera stigmatisé comme faible, tout comme lorsqu’il fait des choix stratégiquement coûteux pour épargner la population du pays qu’il bombarde.
with growing acceptance of the idea that the lives of civilians are valuable and, as it were, non-fungible, the state finds itself caught between a rock and a hard place. If it refuses to negotiate at all, it will be called intransigent and cruel, just as happens when it kills too many civilians during attacks in other places. If it is too accommodating to the demands of the hostage takers—for example, by paying the entirety of the demanded ransom—it will be stigmatized as weak, just as happens when it makes strategically costly choices in order to spare the population of the country it is bombing (p. 112).
Mais l’État moderne n’est-il vraiment qu’un forum apparemment apolitique de négociation de revendications concurrentes sur la valeur « appropriée » des otages ? En d’autres termes, les décisions institutionnelles sur la valeur de la vie des otages reflètent-elles nécessairement et exclusivement une délibération entre les exigences sociétales et les préoccupations d’efficacité ? N’est-il pas également possible qu’un État – ou, pour être plus précis, un gouvernement – tout comme d’autres acteurs politiques, y compris des groupes armés non-étatiques, fasse un calcul selon lequel certaines vies d’otages ont plus de valeur que d’autres, et « méritent » donc un traitement différencié ? Les autorités nazies – qui certes n’étaient pas libérales, mais pas non plus un État « prémoderne » – concevaient les otages avant tout comme un objet du pouvoir patriarcal. Elles prenaient systématiquement des otages non allemands dans les pays occupés chaque fois que la vie des soldats allemands était en danger [8], ou lorsqu’elles considéraient qu’elles pouvaient obtenir des biens de valeur en échange de la vie des otages, comme dans le cas des juifs internés au camp de concentration de Bergen-Belsen [9].
Même les États démocratiques ne pèsent pas toujours le prix des otages exclusivement par le biais d’un processus de négociation entre des revendications morales et sociales concurrentes. La réponse israélienne à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, qui s’est soldée par l’enlèvement de centaines d’otages, peut l’illustrer. Le gouvernement Netanyahou, basé sur une coalition de partis de droite historiquement opposés à l’idée d’une paix négociée, n’a délibéré ni avec les familles des otages, ni avec les gouvernements des otages non israéliens, ni même avec le parlement, sur les contre-mesures moralement, mais aussi stratégiquement appropriées. Au lieu de cela, il a déclenché une campagne de bombardements sans précédent, suivie d’une invasion terrestre de Gaza qui a coûté jusqu’à présent non seulement la vie de dizaines de milliers de civils palestiniens – qui ont parfois eux-mêmes été rhétoriquement considérés comme des otages du Hamas – mais aussi au moins des dizaines d’otages qui ont été tués en raison des opérations militaires de l’armée israélienne. Plusieurs otages libérés ont ainsi rapporté qu’ils avaient essuyé des tirs d’hélicoptères d’attaque israéliens [10]. En février 2024, le ministre des Finances et chef du Parti national religieux-Sionisme religieux, Bezalel Smotrich, a même publiquement admis « que le retour des otages enlevés par le Hamas à Gaza n’est pas la priorité absolue » (« that bringing back the hostages abducted by Hamas in Gaza is not the top priority ») [11]. Concevoir l’État exclusivement comme un forum quasi procédural de mise en balance de revendications concurrentes de valorisation des vies humaines – ici dans le domaine des otages – semble donc insuffisant pour saisir les divergences dans les pratiques étatiques de mesure de la valeur des vies, même dans le contexte contemporain.
Dans ce contexte, il paraît difficile de savoir dans quelle mesure on peut vraiment faire confiance aux États pour effectuer une mesure « rationnelle » des vies humaines, du moins dans un contexte contemporain dans lequel les États, mais aussi les communautés infra-étatiques, luttent de plus en plus pour le contrôle des ressources restantes pour soutenir la vie sur terre. Bien que Colonomos soit sceptique quant à la capacité des communautés à se mettre d’accord sur d’autres principes que les principes procéduraux, il recommande aux sociétés d’adopter « une approche qui dépasse les particularités nationales : une approche qui place l’être humain au centre d’une communauté mondiale et qui appelle les États à coopérer entre eux, avec les communautés et le marché » (« an approach that goes beyond national particularities : an approach that places the human being at the centre of a global community and that calls on states to cooperate with one another and with communities and the market », p. 215). Mais une telle solution cosmopolite et, sans doute, « kantienne » est-elle vraiment compatible avec l’affirmation initiale du livre selon laquelle des facteurs idéationnels et matériels spécifiques co-déterminent la manière dont les vies sont concrètement mesurées ?
Le livre de Colonomos reste une analyse percutante grâce à sa richesse d’observations théoriques et d’exemples empiriques, mais aussi à sa manière novatrice de combiner des arguments tirés de l’analyse théâtrale, de l’histoire de la philosophie et de la doctrine religieuse, pour développer une théorie intégrée de la négociation de la valeur des vies humaines à travers l’histoire de l’État (européen). Parmi les autres concepts du livre, la différenciation entre le rôle « philanthropique » et le rôle « patriarcal » de l’État dans le pesage des vies mérite une attention durable dans le débat de recherche puisqu’elle est utile pour dépasser les conceptions souvent réductionnistes du pouvoir de l’État selon les perspectives « hobbesiennes » et « lockéennes ». Par conséquent, le livre s’adressera à un public diversifié, y compris des étudiants et des chercheurs intéressés par l’histoire de l’État européen, l’éthique et la philosophie du gouvernement, mais aussi la politique contemporaine du gouvernement par les nombres.
Ariel Colonomos, Pricing Lives : The Political Art of Measurement, OUP, 2023, 320 p.