Le charisme est une constante de l’histoire politique mais ses formes sont plurielles. David Bell, en suivant cinq figures de chef, montre sa complexité et souligne qu’au fond, nous avons toujours aimé les super-héros.
Le charisme est une constante de l’histoire politique mais ses formes sont plurielles. David Bell, en suivant cinq figures de chef, montre sa complexité et souligne qu’au fond, nous avons toujours aimé les super-héros.
La domination charismatique, écrivait Franz Neumann, « est un phénomène aussi vieux que la politique elle-même » [1]. Dans son livre sur le national-socialisme, il avait considéré le phénomène nazi comme sa forme extrême. Depuis que Max Weber a fait du charisme une notion sociologique, le mot a fait l’objet d’un usage régulier dans l’histoire et les sciences sociales. Progressivement, le terme a été approprié par le langage commun, au point que sa puissance analytique a pu être perdue de vue. Or, il existe des conditions historiques spécifiques qui permettent à des caractéristiques individuelles d’être appréhendées comme extraordinaires : le charisme est de ce fait toujours relationnel, car il présuppose des collectifs prêts à recevoir les messages qui s’expriment et à les reconnaître, le plus souvent dans un registre émotionnel. En sécularisant la notion de charisme à partir de la lecture qu’il avait faite des travaux du théologien Rudolf Sohm, Weber a conservé la dimension à la fois extraordinaire et émotionnelle qui caractérisait l’Église chrétienne primitive, mais il l’a incluse dans un réseau notionnel qui en reconfigurait le sens : c’est évidemment à partir de la tripartition entre trois formes principales de domination que la définition politique et sociologique de cette disposition exceptionnelle est articulée dans une typologie. La domination charismatique s’oppose ainsi à la fois à « l’éternel hier » sur lequel repose la domination traditionnelle et à la « croyance en la légalité des règles qui fait la force de la domination rationnelle-légale », caractéristique de la modernité politique. Weber laisse une place pour la domination charismatique au sein des systèmes démocratiques, ouvrant ainsi à toute une gamme de questions sur la nature du pouvoir en leur sein.
Qu’en est-il des possibilités analytiques de la notion à l’âge des révolutions, de la moitié du XVIIIe siècle aux années 1820 ? David Bell consacre à ce thème une remarquable étude. L’analyse comparative de cinq grandes figures (Paoli, Washington, Bonaparte, Louverture, Bolivar) permet de mettre au jour ce qu’on peut appeler un régime particulier du charisme correspondant à la transformation de la politique issue des Lumières. Dans une introduction destinée à établir la cohérence de ce moment historique, qui voit s’effacer progressivement la justification du pouvoir politique par l’autorité religieuse ou celle de la tradition au profit de l’évaluation des mérites de l’individu à partir de dans l’action, qu’elle soit militaire ou politique, David Bell pose à nouveaux frais la définition du charisme. Le charisme suppose un certain nombre d’affinités électives entre le héros et son public qui facilitent le processus de reconnaissance d’aptitudes exceptionnelles. Comme l’a fait Jean-Claude Monod dans un livre stimulant [2], Bell fait partir son analyse de la persistance du phénomène charismatique dans des conjonctures marquées par la demande de démocratie (comme c’est le cas de la Révolution américaine et de la Révolution française). Il insiste sur la dimension disruptive d’un lien émotionnel fort entre un individu exceptionnel et un groupe. Comme Weber, il associe la dimension révolutionnaire au charisme, qui permet de s’affranchir dans un moment passionnel des règles habituelles de gouvernement. On repère ici un paradoxe de l’aspiration démocratique qui passe par l’investissement émotionnel profond dans la figure d’un chef. Le héros démocratique issu des Lumières trouve sa légitimation dans l’exhibition de ses qualités individuelles dans une logique de type méritocratique : la croyance en son caractère exceptionnel suppose la reconnaissance de qualités hors du commun, mais qui n’ont rien à voir avec une élection par un pouvoir divin. L’exceptionnel n’a plus rien de surnaturel : il est conquis et reconnu dans l’action. Le héros ne doit qu’à lui-même ses propriétés exceptionnelles : c’est la métaphore de l’homme à cheval, utilisée par Hegel à propos de l’Empereur des Français, qui signifie l’adéquation entre un individu et le mouvement de l’histoire.
Bell s’attache à quatre personnages principaux : Washington, Bonaparte, Bolivar, Louverture. Le premier chapitre est pourtant consacré à un cinquième homme, général lui aussi, mais que l’historiographie a négligé : Pasquale Paoli, homme des Lumières par excellence, qui tenta d’établir la République en Corse à partir de 1755.
Si Paoli est à part, c’est parce que l’historiographie ne permet guère de reconstituer la forme d’autorité qu’il exerçait sur ses compatriotes. En revanche, le récit que l’écrivain écossais James Boswell a consacré à sa rencontre avec le « père de la patrie » corse a permis de configurer un héros charismatique à l’usage d’un public étranger, en Grande-Bretagne puis aux États-Unis. En 1765, Boswell se rendit en Corse muni d’une recommandation de Jean-Jacques Rousseau, qui s’intéressait depuis longtemps à la possibilité de créer dans l’île une république régie par des lois, évoquée dans le Contrat social et concrétisée dans un Projet de constitution pour la Corse. Paoli accueillit l’écrivain avec beaucoup de chaleur, car il voyait dans la relation le moyen de gagner le public britannique à sa cause. Boswell fut ébloui, et ne consacra pas moins de quatre-vingts articles dans le London Chronicle au grand homme après son retour à Londres. Il appelait ses compatriotes à soutenir la jeune république insulaire. En 1768, il publia un volume de 380 pages sur le sujet, An Account of Corsica, The Journal of a Tour to That Island, and Memoirs of Pascal Paoli. David Bell analyse finement la construction de la figure charismatique du général, une sorte de va-et-vient entre des caractéristiques exceptionnelles (mémoire, culture, stratégie) et une simplicité rustique qui en fait un Corse parmi les Corses. La référence au monde gréco-romain synthétise ces qualités : Paoli n’est pas seulement remarquable par le fait qu’il ressemble aux héros anciens, mais par le fait qu’il vit dans l’Antiquité (« a man who just lives in the times of Antiquity », p. 23). Le succès du livre fut immédiat et conféra à Boswell le statut d’homme de lettres, alors même que Paoli, vaincu, devait s’exiler à Londres. La Paoli-mania londonienne fut de courte durée, mais la figure du général résistant eut un grand écho dans ce qui était encore les colonies britanniques d’Amérique du Nord : on y voyait un exemple de refus radical de la domination coloniale. Six villes nommées Paoli aux États-Unis en témoignent encore. Au sein du nouveau modèle se constitue en effet une tension permanente, mais productrice de puissants effets émotionnels, entre le primus inter pares qui ne se différencie pas, par nature ou principe, du peuple qui l’admire et le personnage exceptionnel dont la rareté est soulignée par le rapport à l’antique. L’exemple de Paoli a permis à Bell de dessiner les formes principales du pouvoir charismatique à l’ère des révolutions. Celles-ci vont être affinées à partir de l’examen de quatre autres figures héroïques.
La première est celle de George Washington, « idole américaine » (p. 53) selon l’auteur, dont la réputation n’a pas été vraiment ternie par le fait qu’il possédait des esclaves et les punissait sévèrement. Son apparence physique est majestueuse. Bell remarque que Washington venait combler un vide, en un moment où l’indépendance avait besoin d’une représentation concrète : c’est beaucoup moins à ses exploits, notamment militaires, qu’à ses qualités physiques qu’il doit sa construction en héros charismatique. Washington avait le physique du rôle, qu’une hagiographie fondée sur les mêmes principes que ceux qui s’appliquaient déjà à Paoli s’employa à amplifier dans des termes voisins : la référence à l’Antiquité romaine ; la virilité du chef de guerre ; la dimension exceptionnelle et simultanément amicale. Le dispositif de publicité et de célébrité, telle qu’elle a fait l’objet d’une puissante analyse par Antoine Lilti est ici à l’œuvre [3] : images et textes contribuent à amplifier l’avis des proches ; l’admiration à distance se généralise. Bell montre que le charisme du héros fut plutôt bénéfique pour la jeune république d’Amérique. Washington aurait pu être César ; il finit en Cincinnatus. Suscitant un vrai enthousiasme, le charisme du général était demeuré « sobre » : les émotions du public étaient fortes, mais contenues. Plus encore, l’autorité charismatique dont il disposait permit une forme d’unification symbolique qui conduisit à la possibilité d’une constitution qui devait connaître une grande stabilité dans le temps. Son retrait à Mount Vernon à la fin de 1783, puis à nouveau en 1797, constitue une matrice pour le respect du gouvernement, comme l’a montré la vigueur des réactions lors de l’assaut du Capitole par des partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021.
Bonaparte n’eut rien d’un Cincinnatus et endossa avec appétit le costume de César. Il fut même pour beaucoup de commentateurs une sorte d’anti-Washington. On peut ainsi évoquer l’exemple de Chateaubriand, de Benjamin Constant et de Germaine de Staël. Les deux hommes présentent pourtant de nombreuses similarités : tous les deux sont des militaires de métier qui ont la réputation d’avoir « sauvé » leur pays en un moment de crise intense. La comparaison a toutefois des limites : Bonaparte n’avait rien de la majesté du général américain. En revanche, ses victoires, obtenues à partir d’un très jeune âge, l’en distinguent nettement. Très rapidement, il est surnommé le « César français », un paradoxe dans un pays régicide qui a radicalement contesté dans la période révolutionnaire l’usage personnel du pouvoir. Plus que Washington, il s’emploie précocement à construire sa propre légende, qui le situe à considérable distance de son apparence personnelle plutôt quelconque : assez tôt dans sa carrière, il dîne en présence de spectateurs, ce qui constitue une référence explicite à la monarchie absolue ; par la suite, il imite l’ensemble des rituels royaux et les réinstalle dans un protocole savamment construit, quoique parodique.
Les deux derniers personnages qui font l’objet de l’analyse sont moins centraux, mais n’en sont pas moins exemplaires, particulièrement Toussaint Louverture, auquel Bell consacre un chapitre intitulé « le Spartacus des Caraïbes ». Chateaubriand l’avait nommé le « Napoléon noir » ; les deux hommes partagent un certain nombre de traits, à commencer par une trajectoire exceptionnelle dans l’espace social. Celle de Louverture est évidemment beaucoup plus longue et spectaculaire : né esclave à Saint-Domingue, il est devenu un symbole universel de l’affranchissement en s’engouffrant dans le nouvel espace des possibles ouvert par la Révolution française. Bell montre finement que l’autorité charismatique du Caribéen s’exerce au sein de deux types de public différents : il s’agit d’abord des soldats noirs auxquels il s’adresse dans leur langue en leur proposant de lutter pour leurs droits et leur liberté à partir de son propre exemple. Le second public est celui des Européens et des Nord-Américains. Louverture est un personnage contradictoire sur lequel la connaissance des historiens est plutôt limitée, ce qui a permis à la fois les jugements négatifs à propos d’un homme qui, prisonnier d’une culture de plantation, aurait pu être un maître à la place d’anciens maîtres, ou, au contraire, le grand précurseur de l’émancipation des peuples afro-américains. Bell compare Louverture à Bonaparte, toutes choses égales par ailleurs, sous le rapport de la propagande ou si l’on préfère, de la publicité. Il faisait publier ses discours et se souciait de son image publique. Il aimait paraître dans des tenues de grand apparat et s’asseyait sur une chaise dorée qui ressemblait furieusement à un trône. Le résultat de cette construction apparaît dans les manières de qualifier Louverture : extraordinaires vertus publiques, résistance physique hors du commun, énergie surhumaine susceptible de constituer une nouvelle nation. À cela s’ajoute un thème que l’historien développe particulièrement à propos du caribéen : la présentation de l’homme privé dans le langage du roman sentimental, et particulièrement le grand homme dans le cadre familial. La tragédie de Louverture fut sans doute d’avoir développé une croyance trop forte en la vertu émancipatrice de la figure du général à cheval. Il ignorait que la révolution n’avait pas mis fin au racisme et à la domination coloniale. Bonaparte, figure parfaite du parvenu occupé à singer les manières de l’aristocratie défunte, voyait dans les marques de respect et de grandeur dont s’entourait Louverture le signe criant d’une absence de civilisation.
Le dernier personnage de la série est aussi une figure du Sud. Simon Bolivar est défini dans le chapitre Cinq comme « libérateur et dictateur » (p. 171). Comme les autres personnages analysés dans le livre, Bolivar, qui unifia momentanément six pays, pouvait passer des jours en selle et associait le génie militaire et l’idéal politique. Lui aussi est un personnage moderne qui s’appuya sur les transformations rapides de la culture politique latino-américaine pour s’imposer comme un unificateur. Son succès est contemporain de l’arrivée de presses d’imprimerie depuis l’Europe et de l’expansion très rapide du lectorat des journaux. Les principaux éléments de la sphère publique selon Habermas apparurent conjointement : cafés, cercles de lecture, bibliothèques et autres espaces de débat se multiplièrent. Ses premiers succès furent accompagnés d’une multitude d’articles, de livres et de poèmes à sa gloire. Un élément particulier à la gloire Bolivar est celui de l’acclamation, son arrivée étant régulièrement marquée par d’interminables vivats (Vive le général Bolivar, Vive le libérateur !). Bell remarque que c’est Bolivar qui a poussé le plus loin la fusion du militaire et du politique. Si Washington et Bonaparte utilisent ce qu’on pourrait appeler leur « capital » militaire pour asseoir leur réputation, la définition de leur action politique n’est jamais réductible à leurs prouesses armées. Dans le cas de Bolivar, l’indiscernabilité du politique et du militaire se traduit par l’omniprésence de l’armée dans le récit national et de la centralité de la figure du commandant en chef.
Bolivar a construit sa propre légende en s’opposant explicitement à Napoléon : « je ne suis pas Napoléon et je ne veux pas être César non plus ». Rien de modeste ici : bien au contraire, il considère son statut de « Libertador » comme bien supérieur à tous les autres titres des héros qui l’ont précédé. Pour lui, les caractéristiques ethniques et politiques de l’Amérique latine tendent à la rendre ingouvernable et justifient le despotisme défini par la supériorité indiscutable du héros sur la loi.
Peut-on faire une synthèse du travail de David Bell ? Le fil conducteur de l’analyse est constitué par le fait que chacun des personnages développe des analyses à propos des autres, pour s’en nourrir ou pour les critiquer : Napoléon s’inspire du charisme de Paoli tout en le transportant à une plus vaste échelle. Il s’éloigne sciemment de Washington et cultive son mépris pour Louverture, pourtant si proche, en lui refusant le statut d’être civilisé. Bolivar prétend avoir dépassé Napoléon en s’affirmant comme le plus grand héros de tous les temps, tout en l’imitant dans son esprit de conquête et en prenant exemple sur Louverture, qui avait lui-même conçu son projet en référence à la France. On ne saurait mieux définir la constitution d’un espace international rendu possible par la déstabilisation apportée par les révolutions. Si comme l’écrivait Neumann, le charisme est une constante dans l’histoire politique, il n’en prend pas moins des formes très différenciées. Le mérite de l’auteur de Men on Horseback est d’avoir saisi le premier moment de la modernité politique qui s’exprime à travers la superposition de la figure du super-héros et le désir collectif d’autonomie ou d’émancipation. Comme l’ont montré les tâtonnements de la Révolution française, il n’est pas facile de donner un corps à l’ambition démocratique, et le souci de ne pas faire grandir les acteurs en les réduisant au statut de simples vecteurs presque anonymes du changement n’est aucunement une garantie du bon usage de la notion de démos. Le charisme moderne a plus de chance d’accoucher d’un César que d’un Cincinnatus.
Les exemples que donne Bell sont antérieurs au développement du capitalisme industriel et s’inscrivent nettement dans l’espace épistémologique et politique ouvert par les Lumières. J’ai fait référence à Habermas, peu sollicité par l’auteur sinon dans une note, pour caractériser cet espace qui associe la diffusion de l’imprimé avec de nouvelles formes de sociabilité. Les formes contemporaines de charisme appelleraient la mise au jour d’autres espaces et d’autres formes de sensibilité. Sous ce rapport, la question des sentiments, surtout évoquée à propos de Louverture, mériterait un traitement plus systématique : en quoi la forme du roman sentimental peut-elle constituer le substrat émotionnel de la relation charismatique ? Jusqu’à quel point ce cadre s’est-il maintenu dans notre présent, qu’Éva Illouz nomme à raison le temps du capitalisme émotionnel [4] ? Ce serait sans doute réduire la spécificité du moment qu’analyse Bell et qui correspond à une conjoncture antérieure à celui du capitalisme industriel. Pour l’instant, nous ne pouvons qu’inviter à la lecture d’un ouvrage aussi clair que passionnant, et appuyé sur un comparatisme toujours bien inspiré.
par , le 11 juin 2021
Jean-Louis Fabiani, « Comme des chefs », La Vie des idées , 11 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Comme-des-chefs
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[1] F. Neumann, Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme, Paris, Payot, 1987 (1942), p. 94.
[2] J.-C. Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Le Seuil, 2017 (2012).
[3] A. Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité, Paris, Fayard, 2014.
[4] E. Illouz, Les marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme, Paris, Premier parallèle, 2019.