La question de la place de la violence dans la Révolution française est un sujet de débat, scientifique et politique, depuis le tout début du XIXe siècle. Deux livres récents offrent de nouvelles perspectives et de nouveaux regards.
À propos de : Timothy Tackett, The Coming of the Terror in the French Revolution, Harvard ; Micah Alpaugh, Non-Violence and the French Revolution : Political Demonstrations in Paris, 1787-1795, Cambridge
La question de la place de la violence dans la Révolution française est un sujet de débat, scientifique et politique, depuis le tout début du XIXe siècle. Deux livres récents offrent de nouvelles perspectives et de nouveaux regards.
Après un premier essai qui étudiait comment les Français étaient devenus révolutionnaires, puis un deuxième sur la fuite à Varennes [1], T. Tackett s’attache, dans son nouveau livre The Coming of the Terror, à l’analyse du processus qui incita les députés de la Convention à introduire ce que l’on a coutume d’appeler la Terreur. Micah Alpaugh, qui fut l’étudiant du précédent, s’intéresse de son côté aux mouvements populaires parisiens des années 1787-1795, et à une question simple en apparence, et pourtant jamais véritablement traitée : la violence était-elle ou non d’un usage fréquent lors des mobilisations collectives de la période révolutionnaire ? N’était-ce pas plutôt la non-violence qui les caractérisait ?
Dans son introduction, T. Tackett précise son approche et ses questionnements. C’est une histoire événementielle qui a pour originalité de tenir compte du cadre mental des protagonistes et des facteurs qui le modifient. Car ces hommes et femmes vivent dans un environnement en mouvement perpétuel, ponctué de crises plus ou moins dramatiques, qui suscitent des réactions en conséquence et les contraignent à adopter des positions différentes de celles auxquelles ils étaient initialement attachés. En d’autres termes, Tackett s’interroge sur la psychologie des acteurs de premier plan, et partant, sur leurs émotions. Confrontés à des événements qui les dépassent et sur lesquels ils n’ont aucune prise, ils réagissent par la joie ou par la peur. Les deux émotions alternent au gré des succès ou des obstacles. Mais la peur l’emporte de loin et devient le moteur de la violence révolutionnaire. C’est donc elle qui serait à l’origine de la culture politique de violence, propre aux hommes de la Révolution. Tackett en décèle des signes dans les multiples rumeurs de complot. Il voit les « terroristes » comme des hommes terrorisés.
Comme dans ses précédents travaux, l’auteur privilégie les sources privées, lettres et journaux intimes. Il en accroît même le nombre au point de citer plus de soixante-dix témoignages de contemporains. Ce n’est pas le moindre mérite du livre que de reproduire comment ces derniers appréhendent ce qu’ils vivent. La bibliographie est impressionnante et le livre fort bien documenté. La question centrale est la suivante : comment des gens si bien éduqués, rationnels et éclairés, ont-ils pu commettre des actes aussi incompréhensibles ? Comment l’or si pur a-t-il pu se transformer en vulgaire plomb, se demande même un des témoins ? Les six premiers chapitres examinent les origines du phénomène ; les cinq autres en détaillent les manifestations jusqu’au procès des Girondins. La « Grande Terreur » de l’an II est l’objet du douzième et dernier chapitre.
En dépit du questionnement et des sources nouvelles, le récit est plutôt traditionnel et suit la chronologie classique, à la différence près que l’accent se pose sur l’angoisse et la peur que ressentent dès les débuts les protagonistes. Contrairement à Jean-Clément Martin [2], Tackett ne remet pas en cause l’appellation de terreur pour la période de coercition qui s’amorce dès la chute de la monarchie. Il ne tente pas non plus de redéfinir ce qu’est ou ce que signifie « terreur » ou « Terreur ». Et, comme Pierre Caron [3], il parle de « première terreur » pour qualifier les suites du 10 août 1792 et les massacres de septembre. D’après l’introduction, il s’agissait pourtant d’expliquer la terreur, en tant que violence d’État (p. 3). Celle qui prend place au lendemain de la chute des Tuileries est le fait des sections, des volontaires et des fédérés. C’est une violence spontanée, pour ainsi dire, provoquée par la peur, l’angoisse et la colère d’hommes qui vont partir à la guerre. Colère justement contre un gouvernement qui ne ferait rien pour punir d’éventuels coupables et protéger les Parisiens. Ces violences extrêmes vont peser sur les décisions futures du gouvernement. Elles sont à l’origine des institutions coercitives, mises en place dès mars 1793, tandis que l’exécution du roi est le premier pas vers ce que Tackett appelle « une Terreur meurtrière » (p. 243).
D’autre part, Tackett ne nie pas que les violences révolutionnaires aient été stimulées par les guerres civiles et les insurrections contre l’État. Des trahisons ont été découvertes qui méritaient la peine de mort. Mais combien d’innocents furent sacrifiés ? Combien y eut-il de procès arbitraires ? Pour expliquer cette évolution vers une violence d’État de plus en plus sévère, l’auteur refuse de s’en tenir à une cause unique, et surtout pas à une idéologie présente dès 1789. Ce qu’il appelle « la mentalité terroriste » serait due à une pluralité de causes. Tout d’abord, l’impossibilité de retour en arrière et la volonté de parachever la Révolution coûte que coûte. Cet engagement absolu aurait mené à une intolérance envers ceux qui refusaient d’adopter leur vision de l’avenir et qui tentaient de la fragiliser. La devise « la liberté ou la mort » reflète plutôt bien ce qu’il en était. Mais, dans l’autre camp, l’intolérance n’était pas moindre, car la Cour, les émigrés, le roi et la reine refusaient la Révolution ou voulaient la diriger à leur seul profit. Joël Félix, un historien éminent de l’Ancien Régime et auteur d’une excellente biographie sur Louis XVI et Marie-Antoinette. Un couple en politique (Payot, 2006), en apporte des preuves flagrantes et dévoile leur impact sur la suite des événements. Certes, l’opposition ne se limitait pas à la Cour et à la noblesse. Tackett n’oublie pas de mentionner le clergé réfractaire qui profitait de la dissolution de l’autorité pour semer la zizanie dans les campagnes. La chute des Girondins exacerba le mécontentement des départements et les poussa à se fédéraliser contre la capitale. Qui plus est, la vacance du pouvoir et les aspirations démocratiques qui caractérisent la période permirent aux classes populaires d’entrer dans l’arène et d’imposer leur culture de vendetta (selon Tackett). Il est en effet certain que les sans-culottes et leurs chefs ont joué un rôle important dans l’intensification de la répression. C’est l’un d’entre eux, Hébert, qui exige que les Girondins soient dûment jugés par le tribunal révolutionnaire. La Convention aurait sans doute préféré les oublier, mais elle ne pouvait se passer du soutien populaire. C’était le seul sur lequel elle pouvait vraiment compter.
S’inspirant des travaux de son étudiant, Micah Alpaugh, Tackett note bien par ailleurs que les actions populaires n’étaient pas toujours violentes. Dans son livre récemment paru, Alpaugh démontre même qu’elles l’étaient rarement et qu’elles adoptèrent des formes étonnamment modernes : manifestations, pétitions, fêtes, banquets, etc., qui évitaient justement le recours à la force brutale. 666 manifestations sur 754 furent pacifiques : c’est-à-dire 88 % d’entre elles. Celles qui furent sanglantes avaient, qui plus est, commencé paisiblement, jusqu’à ce que les manifestants soient attaqués par les troupes adverses. Ainsi en alla-t-il le 10 août, quand les gardes suisses tirèrent sournoisement sur les patriotes qui s’étaient avancés pour fraterniser. Les protestations qui précèdent les journées de mai et de juin 1793 ne provoquèrent pas de violences. Certes, les cortèges populaires insurrectionnels usaient régulièrement de l’intimidation ou de violences verbales, mais même celles-ci furent limitées, car le peuple sectionnaire cherchait avant tout à convaincre les députés du bien-fondé de leurs revendications et à les rallier contre leurs ennemis communs. Cet ouvrage original, fondé sur des recherches extrêmement précises, apporte de fortes nuances à ce qui a été écrit sur la culture populaire révolutionnaire, qui n’était donc pas exclusivement sanguinaire et meurtrière Contrairement aux idées reçues, cette culture populaire serait marquée au sceau de la modernité et ne serait pas simplement une résurgence des mentalités anciennes. La vendetta de Tackett n’a pas sa place dans cette culture nouvelle, hautement politisée, telle qu’Alpauh la décrit dans son livre – comme quoi l’élève se sépare de temps à autre de son maître et vice versa. Il est vrai qu’Alpaugh se concentre sur Paris. Dans les départements, il pouvait en aller différemment, comme dans le Midi, où survivaient les traumatismes des guerres de religion.
Parmi les causes fondamentales de la Terreur, Tackett signale donc l’émergence d’une culture de la peur et du soupçon suscitée par les nombreux complots qui ponctuent la période : de Louis XVI à Dumouriez ; de Mirabeau à La Fayette, combien de protagonistes n’ont-ils pas trahi la Révolution ? À tel point que les Jacobins demeurent à l’affût des moindres signes : la méfiance règne. Les assassinats de Michel Lepelletier (janvier 1793) et surtout de Marat (juillet 1793) amplifient tout à la fois la méfiance et la colère. De juillet 1793 datent en effet les demandes des radicaux populaires, notamment d’Hébert, pour que soient jugés Brissot et ses amis, mais aussi la reine et tous les ennemis de la Révolution. Les travaux de Guillaume Mazeau ont amplement démontré combien l’atmosphère se détériore à la suite de la mort de Marat [4]. L’apogée est atteint en l’an II quand sont menacés Robespierre et Collot d’Herbois. Leurs meurtriers potentiels sont arrêtés à temps, mais l’émotion est grande. Des historiens y décèlent même l’origine de la loi du 22 prairial, qui simplifie dangereusement la justice révolutionnaire. Mais, et Tackett y prête trop peu attention, c’est oublier que le 21 floréal – un mois auparavant – un arrêté de Robespierre créait la commission populaire d’Orange, qui déjà ne connaissait que « la liberté ou la mort ». Pis, qui supprimait le jury – ce que ne fera pas la loi du 22 prairial. Sans doute les attentats contre les membres éminents du Comité de Salut public ont-ils en tout cas accéléré la rédaction de la loi, prévue du reste dès la fin de l’année précédente.
Quoi qu’il en soit, la culture du soupçon et de la défiance est avivée par le factionnalisme croissant qui confronte entre eux les anciens amis ou collègues. Tackett y accorde à juste titre un grand intérêt, car si la répression inexorable est compréhensible à l’endroit des contre-révolutionnaires, ce qui pose problème, c’est le sort réservé aux anciens amis, patriotes et républicains. Marisa Linton s’est déjà interrogée à ce sujet dans Choosing Terror (Oxford, 2013), où elle problématise le rôle de la vertu, de l’amitié et de l’authenticité dans les relations complexes des acteurs. Tackett explique lui cette inimitié progressive par les rivalités locales, projetées à l’échelle nationale, par les désaccords politiques, notamment sur le rôle que doivent jouer les masses dans le processus de reconstruction républicaine, enfin par la compétition entre les chefs des factions. L’animosité prit des proportions gigantesques entre Brissot et Robespierre, qui, dès le printemps 1792, se traitaient mutuellement de conspirateur. Le philosophe et journaliste Dominique Garat, qui en tant que ministre a côtoyé ces hommes, a finement perçu ce qui se passait entre des patriotes qui avaient été proches et qui en vinrent à se haïr, puis à s’éliminer : « Au commencement, ces accusations n’étaient peut-être ou que des soupçons de la haine, ou que des injures atroces […], elles finirent par être une conviction profonde des esprits ». Le pis est que ces accusations et querelles paralysaient les travaux de l’Assemblée. La Plaine elle-même devait prendre parti pour ou contre l’une des deux factions. Ce n’était pas si facile, car, à en croire de nouveau Garat : aucune ne daignait renoncer à ces passions ou sacrifier son « moi humain ». La bataille entre ultra-révolutionnaires et indulgents présente un cas de figure similaire. Ici, ce ne sont plus en vérité les émotions qui prédominent, mais les passions. Ce n’est plus la peur le moteur de l’action, mais la haine.
La terreur elle-même, selon Tackett, émergerait sporadiquement – ce qui paraît contredire la thèse de l’auteur ou le titre de l’ouvrage et de la conclusion selon lesquels on ne naît pas terroriste mais on le devient progressivement, au gré des événements et des traumatismes, selon une linéarité quasi logique. Contradiction donc, en ce sens que la sporadicité est plus du côté de la discontinuité que de la linéarité. Il est vrai que, durant de courtes périodes, le calme revient et les violences diminuent. Mais les événements passés continuent d’obséder les acteurs. Cette terreur, telle qu’elle est décrite par l’auteur, émanerait de l’interaction entre des individus, des factions et des événements, où domine donc la peur, nourrie par la guerre et la contre-révolution. Toutes les conditions sont remplies à l’été 1793 : assassinat de Marat, insurrections fédéralistes, crise des subsistances, guerre de Vendée, reddition de Toulon, journée du 5 septembre 1793. Ces événements tragiques et angoissants encouragent le gouvernement non pas à mettre la Terreur à l’ordre du jour, comme le suggère Tackett, mais à centraliser le pouvoir et à renforcer l’autorité de l’État. Les décrets du 10 octobre 1793 sur le gouvernement révolutionnaire et du 14 frimaire sur le renforcement de l’exécutif vont dans ce sens. Depuis mars, la Convention est déjà dotée d’institutions pénales d’exception pour mettre fin aux désordres, révoltes, complots et « terroriser » ses ennemis – ce qui est le propre de la terreur judiciaire ou de la « terreur salutaire des lois » ainsi que l’ont baptisée les juristes et, après eux, les révolutionnaires.
En vérité, ce que suggère malgré tout et malgré lui le texte de Tackett, c’est que la terreur est tout de suite au rendez-vous. Il n’y a paradoxalement pas de « coming of the Terror », elle est là tout de suite. Quand s’avancent les troupes réquisitionnées par le roi en juillet 1789 ou bien quand les bruits courent que la Cour veut faire arrêter une trentaine de députés et dissoudre l’Assemblée nationale. Ou bien encore durant l’été 1789, quand règne la Grande peur. Cette terreur est une peur panique, suscitée par les ennemis de la Révolution. Et non la terreur-revanche que souhaiteraient déjà imposer les révolutionnaires. À lire l’ouvrage, on se perd un peu dans ce labyrinthe de « terreurs », parce que l’auteur ne précise pas suffisamment le sens qu’il entend donner à chacune d’entre elles.
D’autre part, il n’y a pas non plus de Terreur absolue, car la Convention n’a jamais accepté de mettre « la terreur à l’ordre du jour », ainsi que le proposait le curé de Chalons sur Saône, Claude Royer. Tackett ici trahit quelque peu Barère, qui, le 5 septembre 1793, dit clairement et très rapidement que c’est l’armée révolutionnaire, tout juste créée, qui portera la terreur sur les ennemis de la nation. Ce qui est tout de même autre chose que de décréter officiellement « la terreur à l’ordre du jour ». Il est vrai par ailleurs que la formule a connu un certain succès et a été reprise par plusieurs représentants. Mais, dès le 2 Germinal an II, la Convention a mis le holà, en décrétant « la justice et la probité à l’ordre du jour ». Il est vrai également que les révolutionnaires ont tenté de renverser la peur ressentie sur leurs ennemis. Robespierre dira ainsi qu’il faut « reporter la terreur et la fuite sur les satellites des tyrans ». L’expression est commune à cette génération et précède même la Révolution. Les récurrences du terme de terreur sont aussi fréquentes avant que pendant la prétendue Terreur, et émanent tant des royalistes que des patriotes. Tackett en donne du reste plusieurs occurrences.
Chez Robespierre, une enquête lexicologique démontre très vite qu’à l’exception du discours du 5 février 1794, où il définit la terreur comme une « justice prompte, sévère et inflexible » ou comme l’usage de la « force », il utilise habituellement le terme dans ses diverses acceptions : terreur salutaire des lois, terreur salutaire de la justice du peuple, terreur panique, etc. Et, quand il évoque un quelconque « système de terreur », c’est celui que mettent justement en place ses ennemis personnels et les adversaires du Comité de Salut public, qui « portent la terreur » au sein de la représentation nationale. Inversement, il privilégie la notion de justice – souvent associée à celle de raison, de vertu, de liberté ou d’égalité. C’est à la « justice nationale » qu’il confie le sort du peuple français. Et là se pose la question essentielle – mais non traitée ici – du fonctionnement ou disfonctionnement de la dite justice.
Il n’en demeure pas moins que les révolutionnaires de 1794 ne sont pas ceux de 1789. Tackett a bien raison de noter que leur « psychologie » s’est modifiée. Leur optimisme s’est envolé, leur défiance s’est accrue. Ils se voient ou se croient entourés de traîtres et d’intrigants qui portent le masque de la vertu. Ils sont habités par la haine, la colère et le désir de revanche. Ici interviennent donc les passions. La passion se décèle dans le discours de l’adversité où l’Autre est déshumanisé et croqué tel un monstre ou un ennemi du genre humain. Et il est vrai que, dans toutes les révolutions, les adversaires s’excluent mutuellement. Les Américains, par exemple, adoptent un registre biblique et diabolisent leurs ennemis, qui auraient « la malice et la fausseté de Satan ». Abigail Adams, femme du président John Adams, excelle dans ces insultes. Ses amis fédéralistes eux aussi invoquent les monstres, les brigands ou les pirates parmi leurs adversaires qu’ils désignent comme des « Jacobins » [5]. Il est dommage en un sens que Tackett n’ait pas jugé bon de comparer les deux révolutions de France et d’Amérique : il interprète cette dernière comme une simple guerre d’Indépendance, et non comme une guerre civile où se sont commises également des horreurs innombrables.
La violence et l’intolérance sont-elles donc le propre des révolutions ? La vacance du pouvoir donne en tout cas l’opportunité à tout un chacun d’agir comme bon lui semble et de régler ses comptes. La peur n’exclut pas la soif de vengeance. Et la violence entraîne la violence, tandis que resurgissent des conflits et frustrations plus anciennes. Les études réunies par Ronald Hoffman, Thad W. Tate et Peter J. Albert sur les États du Sud durant la guerre d’Indépendance démontrent que, même aux États-Unis, la dissolution de l’autorité a mené à des abus de pouvoir et à des excès meurtriers [6]. Les gouvernements fédéraux furent contraints de les tolérer sous peine de s’aliéner les patriotes. L’ouvrage de Tackett le rappelle pour ce qui est de la France, avant de conclure qu’un processus semblable hante toutes les révolutions – excepté donc celle de l’Amérique, dont il minore par trop les drames. On pourrait dire aussi que ces révolutions sont habitées par une terreur panique qui mène à toutes les violences. Tuer pour ne pas être tué, tel serait leur credo. Le tribunal révolutionnaire de Paris aurait dû justement y remédier et protéger les simples citoyens – et même si, avec la réunion dans la capitale de tous les suspects des départements, la tâche devait s’avérer impossible, ce qui se manifesta dans les prétendues conspirations des prisons [7]. Tout fut différent pour ce qui est des ennemis politiques – Girondins, Hébertistes ou Dantonistes – dont les initiatives étaient interprétées comme un rejet de la Révolution et, surtout, du gouvernement révolutionnaire, qui commençait à enregistrer des succès sur tous les fronts. Y mettre fin serait revenu à se saborder. C’est du moins ce que croyaient sincèrement la plupart des membres des deux comités du gouvernement. En seraient-ils venus là, sans les complots et la défiance qui, dès 1789, dominèrent la scène politique ?
Le livre de Timothy Tackett permet de se poser la question et d’humaniser la problématique. Il nous convainc qu’on ne naît pas « terroriste » : on le devient peu à peu – face aux obstacles rencontrés, ce que l’historien interprète comme une transformation psychologique et mentale, inséparable du processus révolutionnaire. Mais il ne nous dit pas vraiment pourquoi cette transformation mènerait nécessairement et exclusivement à la Terreur. Peut-être est-ce parce qu’il n’en redéfinit pas assez bien les significations multiples et variées. Contrairement à Micah Alpaugh, il ne remet pas en question les poncifs sur la violence populaire, et il restreint le procès psychologique révolutionnaire à la seule émotion de la peur. Que dire alors des passions suscitées par l’événement : que ce soit l’ambition, la haine, la soif de revanche, l’appât du gain ou, inversement, la volonté exaltée de créer un monde meilleur [8] ?
par , le 10 juin 2016
Annie Jourdan, « Comment vint la Terreur », La Vie des idées , 10 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Comment-vint-la-Terreur
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[1] Ces deux livres ont été traduits en français. T. Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Albin Michel, 1997. Id., Le roi s’enfuit. Varennes et l’origine de la Terreur, La Découverte, 2004.
[2] Jean-Clément Martin, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Seuil. 2006. Je me permets de renvoyer aussi à mon article, « Les discours de la Terreur à l’époque révolutionnaire. Étude comparative sur une notion ambiguë », French Historical Studies, 36, 2013, p. 51-81.
[3] Pierre Caron, La Première Terreur, Puf, 1950.
[4] G. Mazeau, Le bain de l’histoire. Charlotte Corday et l’attentat contre Marat, Champ Vallon, 2009.
[5] J.M. Smith, Freedom’s Fetters. The Alien and Sedition Laws and American Civil Liberties, Cornell University Press, 1956.
[6] R. Hoffman, T. W. Tate & P.J. Albert (dir.), An Uncivil War. The Southern Backcountry during the American Revolution, Charlottesville, 1985.
[7] À la page 333, Tackett écrit que le Comité de Sûreté générale voulut vider les prisons. En réalité, c’est la Commission des administrations civiles, police et tribunaux – l’équivalent d’un ministère de l’Intérieur – qui en fit la proposition au Comité de Salut public, lequel donna son accord pour que soit menée une enquête.
[8] L’auteur ne les passe pas sous silence, du reste. À propos des procès de l’an II, il évoque la haine et le désir de revanche, ce qui est tout de même autre chose que la peur (p. 333).