Recensé : Andrew Gelman, et al., Red state. Blue state. Rich state. Poor state. Why Americans Vote the Way they Do, Princeton, Princeton University Press, 2008.
Lorsque le journaliste américain Thomas Frank, plutôt marqué à gauche, publiait en 2002 son bestseller What’s the Matter with Kansas ?, il tentait de répondre à une question qui agitait les observateurs américains depuis les années 1980 : pourquoi des électeurs aux faibles revenus choisissent-ils de voter pour les Républicains ? L’interrogation est née en 1984, au moment du passage dans le camp républicain de ceux que les journalistes avaient nommés les « Reagan Democrats ». Ce terme faisait référence à un groupe d’électeurs blancs appartenant à la classe ouvrière et aux petites classes moyennes qui, bien que vivant dans les régions les plus touchées par les transformations économiques comme le Midwest, et bien qu’étant souvent passés par les luttes syndicales, ne votaient plus démocrate.
La gauche et l’électorat populaire
Le consultant politique Stanley Greenberg, dans son étude sur Macomb County (1985), avait formulé l’hypothèse, devenue depuis classique, selon laquelle ces électeurs avaient été perdus par les Démocrates et non pas gagnés par les Républicains. Les évolutions internes du Parti démocrate, et notamment les nouvelles procédures de désignation des délégués, avaient conduit à une « gauchisation » du parti autour de valeurs culturelles et des droits des minorités. Cette évolution, selon Greenberg, ne parvenait pas à satisfaire les attentes des couches populaires de l’électorat démocrate, plus sensibles à des questions économiques et sociales tout en ayant une position plus traditionnelle sur le plan des mœurs. Autrement dit, les Républicains avaient gagné cet électorat en se posant en défenseurs de ces mêmes valeurs traditionnelles – le patriotisme, le mariage, la lutte contre le droit à l’avortement – et en incitant ces électeurs à voter selon leur préférences culturelles et non pas selon leur intérêt social et économique.
Cette analyse a connu depuis des fortunes diverses. Elle s’est faite un peu moins pressante dans les années 1990, lorsque Bill Clinton réussit justement à récupérer une partie de cet électorat : sur les conseils de Stanley Greenberg, Clinton cultiva une certaine posture populiste illustrée par la publication du livre Putting People First lors de la campagne de 1992. Depuis 2004 en revanche, cette question est revenue sur le devant de la scène. La réélection de George W. Bush s’est jouée en partie grâce à une mobilisation de l’opinion sur des questions de mœurs – notamment contre le mariage homosexuel ; ce faisant, Bush aurait renoué avec une tactique vieille de vingt ans qui pose toujours autant de difficultés aux Démocrates. Ainsi, lors de la campagne de 2008, Barack Obama a déclaré que les électeurs les plus fragiles socialement et économiquement « s’accrochaient » aux armes et à la religion. Cette déclaration s’inscrit pleinement dans le sens commun politique des Démocrates, qui voient dans ces (anciens) « Reagan Democrats » des électeurs aliénés, floués par une rhétorique identitaire qui dissimule les enjeux sociaux. Les thèmes de la religion, de la culture, des valeurs auraient été instrumentalisés par les conservateurs pour détourner les pauvres et les classes modestes de leur intérêt économique.
Le rôle des États fédérés
Tout l’intérêt de Red State, Blue State est de reprendre le fil de ce vieux débat – qu’est-ce qui détermine en fin de compte le vote, l’identité ou l’intérêt ? – en lui ajoutant une troisième dimension, géographique. En se penchant sur la répartition des électeurs, leur distribution sur l’ensemble du pays, les auteurs de ce livre collectif mettent en relief toutes les nuances de la carte électorale dans un pays fédéral comme les États-Unis, où les États fédérés jouent un rôle décisif dans le processus électoral.
Acteurs clés, les États fédérés le sont à plus d’un titre : les primaires, devant désigner les candidats au sein de chaque parti, sont organisées État par État et, le jour de l’élection, les grands délégués du collège électoral sont, là aussi, comptabilisés État par État. Dans ces conditions, la légitimité territoriale est déterminante. Il semble alors parfaitement justifié, comme le font les auteurs, de se pencher sur les équilibres sociopolitiques au sein des États et non pas simplement au niveau national. Puisque c’est au niveau fédéré que se décide l’élection, pourquoi ne pas commencer par là ? Après tout, avant l’élection, le lecteur informé sait déjà que les sondages nationaux sont incapables d’anticiper le résultat de l’élection ; ce sont les sondages au niveau des États, notamment des « États pivots » (swing states), qui sont significatifs.
Les auteurs commencent par analyser les paradoxes du discours politique national. Ils soulignent surtout que le discours conservateur a largement acquis le statut de sens commun : les Démocrates seraient des élitistes – économiquement et socialement – alors que les Républicains seraient le parti des « petites gens », des « Joe the Plumber » dans tout le pays… La démonstration part du constat selon lequel les Démocrates ne sont pas le parti des riches électeurs, mais des États riches. Au niveau national, les couches sociales aisées (plus de 200 000 dollars par an de revenus) ont voté à plus de 60 % pour George W. Bush en 2004 (à comparer avec 36 % des électeurs gagnant moins de 15 000 dollars par an) ; en même temps, John Kerry a effectivement remporté les États les plus riches de la côte Ouest (Californie) et du Nord-Est (Massachusetts, Connecticut, New York) [1]. Comment expliquer ce paradoxe ?
D’abord en rappelant que les variations de revenus entre les États sont moins importantes qu’au sein de chaque État. Par conséquent, la variable « culturelle » est déterminante pour la variation entre les États (pour l’opposition entre les États « bleus », démocrates, et « rouges », républicains). En revanche, étudié au sein de chaque État, le clivage est plus directement lié aux facteurs économiques, et notamment au revenu. Les comportements électoraux des classes les plus modestes sont relativement similaires dans tous les États : la faiblesse du revenu pousse partout à voter pour les Démocrates. En revanche, les comportements des électeurs les plus riches varient sensiblement selon qu’ils résident dans un État « bleu » ou « rouge » : dans un État traditionnellement acquis au Parti démocrate, le haut niveau de revenu ne conduit pas automatiquement à voter républicain, comme c’est le cas dans un État « rouge ». Aussi, plus un État est pauvre, plus le revenu devient un indicateur fiable du vote. Autrement dit, les variables économiques sont plus importantes dans les États pauvres, et les divisions culturelles dans les États riches.
Dans ces conditions, la « guerre culturelle » déclarée par Pat Buchanan lors de la convention républicaine de 1992 a certes eu des conséquences électorales, mais uniquement en haut de l’échelle sociale : la polarisation culturelle se joue surtout entre les classes aisées des différents États.
What’s the matter with Connecticut ?
Pour les auteurs, le vrai mystère politique qui doit être résolu ne porte donc pas sur le Kansas de Thomas Frank. Ce qu’il faut expliquer, c’est moins le comportement des catégories sociales modestes dans les États « rouges » que celui des électeurs aisés dans les États « bleus » : la question qui mérite d’être posée est beaucoup plus « what’s the matter with Connecticut ? » Autrement dit, pourquoi les riches et les pauvres divergent moins dans leurs choix électoraux dans les États riches ?
Pour répondre à cette question, il faut comprendre les effets de deux autres variables qui, après le revenu, sont classiquement utilisées pour prédire le comportement électoral : l’appartenance ethnique et la pratique religieuse. Pour commencer par l’appartenance ethnique, c’est un fait bien connu qu’aux États-Unis statut socio-économique et ethnicité sont très fortement liés, tout particulièrement dans le Sud. Autrement dit, il est difficile de savoir si les variations doivent être expliquées comme celles entre riches et pauvres ou comme celles entre Blancs et Noirs. Les auteurs contournent cet obstacle en étudiant uniquement les électeurs blancs, et parviennent à la même conclusion quant au revenu et au comportement politique : les Blancs les plus riches et les Blancs les plus pauvres divergent significativement dans les États pauvres.
La seconde variable classique est celle de la pratique religieuse [2]. Dans la plupart des États pauvres, le taux de pratique religieuse est légèrement plus élevé chez les riches que chez les pauvres, alors que c’est l’inverse dans les États riches, où l’électorat aisé est peu religieux. Les élites des États démocrates sont largement sécularisées et plus ouvertes culturellement, ce qui les pousse à voter démocrate. Les auteurs s’inscrivent sur ce point dans les thèses « postmatérialistes » de Ronald Inglehart, qui soulignait déjà dans les années 1960 que les questions culturelles comptent le plus pour les classes aisées. De ce point de vue, il est parfaitement normal que la vie politique soit plus axée sur des questions économiques dans les régions pauvres, et sur des questions culturelles dans les régions riches.
Mais alors, se demandent les auteurs, pourquoi se soucier de l’attitude politique des riches, qui ne représentent qu’une minorité de la population ? D’abord parce qu’ils votent plus souvent que les pauvres. On le sait au moins depuis la publication du Cens caché par Daniel Gaxie en 1978 : l’électorat qui utilise son droit de vote est plus blanc, plus riche et plus âgé que la moyenne de la population ; la « compétence politique » est le signe par excellence de l’intégration sociale. Ensuite, parce que les électeurs riches constituent des soutiens financiers aux politiques ; l’activisme politique est une caractéristique des milieux aisés.
Les auteurs soulignent aussi l’importance de la mobilité géographique : les électeurs aisés sont les plus mobiles, et cette mobilité renforce la tendance à vivre avec des gens qui leur ressemblent socialement. C’est là une des explications de la polarisation idéologique des États-Unis : les groupes d’électeurs aisés deviennent plus homogènes politiquement et plus concentrés géographiquement [3].
Le clivage rouge/bleu identifié dans ce livre repose sur le constat que les habitudes électorales (voting patterns) sont contradictoires. Dans tous les États, plus l’électeur est riche, plus il tend à voter républicain, mais l’écart entre le vote des pauvres et des riches varie d’un État à l’autre. Les questions de mœurs – « God, guns, and gays » – comptent surtout pour les classes aisées, alors que les plus modestes sont incités à voter selon leur revenu. Contrairement à des auteurs beaucoup plus critiques contre Thomas Frank, par exemple Larry Bartels [4], les auteurs terminent leur ouvrage (p. 176) en reconnaissant la réalité du « républicanisme du Kansas » – les ouvriers et les milieux modestes de cet État ont voté à 50 % pour Bush en 2004 – mais ils soulignent aussi que les milieux aisés du Kansas ont voté à plus de 70 % pour Bush. Autrement dit, la tactique de la mobilisation des électeurs modestes sur des questions de valeurs a bien une certaine réalité, mais son effet est moindre que ce que les médias laissent entendre. Dans les États pauvres, le niveau de revenu est une variable nettement plus explicative : surtout pour les milieux aisés, mais aussi pour les plus modestes. C’est sans doute ce qui explique la faiblesse de la tactique républicaine. Celle-ci s’effondre lorsque les circonstances politiques et économiques sont favorables aux Démocrates : en 2008, le rejet de Bush et l’effondrement de l’économie ont permis à Barack Obama de contrer les arguments républicains. Les résultats sont clairs : Barack Obama a emporté 53 % des votes de la classe ouvrière [5]. La mobilisation des classes populaires sur des questions de valeurs ne semble alors fonctionner que dans des circonstances précises, et, en tous les cas, n’est pas très efficace en période de crise économique.