L’égalité des chances fait l’objet d’un consensus problématique : elle apparaît comme la seule forme d’égalité acceptable, en dépit des nombreuses inégalités réelles qui l’accompagnent. C’est à en repenser les fondements que se consacre P. Savidan.
L’égalité des chances fait l’objet d’un consensus problématique : elle apparaît comme la seule forme d’égalité acceptable, en dépit des nombreuses inégalités réelles qui l’accompagnent. C’est à en repenser les fondements que se consacre P. Savidan.
Patrick Savidan, Repenser l’égalité des chances, Paris, Grasset, 2007, 327 p., 19,50 euros.
La cohésion d’une société exige que les individus qui la composent reconnaissent et acceptent les principes de justice qui l’ordonnent. Dans les sociétés modernes démocratiques, la justice sociale s’organise autour du principe de l’égalité des chances, qui semble accepté par tous. Pourtant, un tel principe, loin de renforcer l’identité collective, est porteur d’une menace de décohésion, tant il autorise les inégalités réelles.
La réflexion de Patrick Savidan, philosophe, président de l’Observatoire des inégalités prend cette tension comme point de départ. La justice sociale est une composante de l’identité collective, et non seulement un devoir moral. Or, si l’égalité des chances, fondée sur la reconnaissance du mérité individuel, triomphe, c’est « parce qu’elle paraît nous donner l’égalité dans la liberté » (p. 21). Mais l’égalitarisme ainsi compris n’a d’égalitaire que le nom : il ne parvient pas à empêcher le creusement continuel de nouvelles inégalités, comme s’il n’était qu’un idéal à jamais inaccessible. Cette tension est-elle insurmontable ? Il faut répondre par la négative : il est possible et nécessaire d’envisager une réforme de l’égalité des chances, qui donne pleinement sens à l’égalitarisme. C’est la thèse que veut soutenir P. Savidan : il faut inventer un réformisme qui intègre les exigences de la solidarité à une réflexion plus globale sur l’égalité des chances, afin d’en faire un principe soutenable de justice sociale. Soutenable en un sens théorique et pratique : l’égalité des chances doit être la base d’un égalitarisme véritable, qui soit réalisable dans les conditions de la modernité.
Penser un tel égalitarisme suppose de répondre à quatre grandes interrogations (qui constituent les quatre moments de la réflexion de P. Savidan) : 1) en quels termes se pose la question de la justice sociale dans la modernité ? 2) quelles sont les valeurs modernes auxquelles un projet de justice doit s’accorder ? 3) comment comprendre la justice sociale fondée sur l’égalité des chances et le mérite ? 4) quelles sont les limites d’une telle conception et comment la réformer afin de parvenir à un égalitarisme soutenable ?
1) La lecture de Tocqueville permet de répondre à la première question. La Démocratie en Amérique décrit en effet les circonstances démocratiques de la justice. Tocqueville a bien vu que l’amour de l’égalité était au cœur de l’imaginaire social démocratique, qui aspire à une égalisation toujours plus grande des conditions. Il a également montré que cet égalitarisme s’accompagnait d’un individualisme qui, loin d’être un repli privatiste sur soi, rend cependant plus difficile les interventions de l’Etat destinées à réduire les inégalités. La question est complexe : arrêter le mouvement qui pousse à l’égalisation, c’est risquer de voir se reconstituer des hiérarchies et de nouvelles formes de domination ; mais aller vers une égalisation réelle des conditions, n’est-ce pas ouvrir la voie à un pouvoir étatique despotique, qui empiètera largement sur les choix individuels ? La société démocratique est née de cette tension, dont on voit qu’elle détermine les attentes et les conditions de la justice sociale.
2) Or, les valeurs qui triomphent dans la modernité conduisent à l’idée que l’égalité des chances est le seul principe acceptable de redistribution. Deux grandes idées les définissent. D’abord, l’idée que l’ordre social n’est pas fixé par la nature dans une hiérarchie à tout jamais figée. Les hommes font dans la modernité l’expérience de leur similitude, et le mérite apparaît dès lors comme la seule manière de justifier les inégalités.
Ensuite, l’idée que les hommes sont libres parce qu’ils sont propriétaires d’eux-mêmes et qu’ils ne sont pas redevables à la société de leur personne. Cette conception est ce que C. B. Macpherson appelle l’individualisme possessif [1]. Dans un tel contexte, c’est la préférence individuelle qui est mise en avant. Elle s’accompagne logiquement du refus de tout paternalisme politique et du désir que rien ne vienne entraver la volonté de coïncider à soi, d’accomplir parfaitement les ressources de son intériorité. C’est aussi pour cette raison que le travail est sacralisé : il permet l’autarcie, plus encore il permet de se réaliser.
3) Ce sont à ces valeurs, qui constituent notre modernité démocratique, que le principe de l’égalité des chances correspond. P. Savidan souligne qu’un tel principe permet d’indexer la justice sociale sur la notion de capacité : ce qui est juste, dans cette perspective, c’est que l’on soit rétribué en fonction de son mérite. Il montre comment une telle idée de la justice sociale s’est installée dans la culture moderne, et comment elle a disqualifié l’égalitarisme strict au profit d’un idéal d’équité, censé tenir compte des différences entre les individus et les situations. Si l’égalitarisme est rejeté, c’est parce qu’il est jugé incompatible avec l’idéal moderne de liberté et de responsabilité. C’est dire que la justice sociale capacitaire impute les inégalités aux seuls individus et non à la société.
Mais que faire alors des inégalités initiales, qui sont une menace pour l’idée de choix et plus largement pour l’idéal que représente une justice sociale capacitaire ? Différentes réponses ont été apportées à un tel problème. Ainsi, le républicanisme méritocratique, selon P. Savidan, s’est construit dans la certitude qu’il fallait prendre en compte la situation initiale des individus. C’est ce qu’on lit dans l’œuvre de Condorcet, qui pensait que l’instruction publique pouvait servir la justice sociale en rendant les capacités plus égales. Cependant, demander à l’école d’être le principal levier de la justice sociale, c’est à la fois exagérer sa capacité à modifier les rapports sociaux et minorer les exigences de la justice distributive.
C’est un tel constat qui a animé la social-démocratie, laquelle s’est attaché à réduire les inégalités de conditions par l’intervention publique. Mais, remarque P. Savidan, elle s’est concentrée sur la neutralisation des « effets pervers de la stratification sociale » (p. 187), sans voir que toutes les inégalités ne procèdent pas de l’appartenance sociale.
La démocratie libérale, enfin, semble considérer que l’égalisation passe par la seule lutte contre les discriminations. Significatives sont à cet égard les politiques d’affirmative action en faveur de groupes défavorisés de la population, telles qu’elles ont été mises en place aux Etats-Unis (et dont Alain Renaut se fait aujourd’hui le défenseur dans son dernier ouvrage, Egalité et discriminations. Un essai de philosophie appliquée, Paris, Seuil, 2007). Seulement, comme le souligne P. Savidan, « les politiques d’affirmative action cherchent à résoudre un problème de justice civile, et pas encore un problème de justice sociale » (p. 193).
4) Ces conceptions ont en commun de se fonder sur une conception capacitaire de l’égalité des chances. C’est essentiellement pour cette raison, selon P. Savidan, qu’elles peuvent se trouver en défaut dans leur projet de justice distributive. L’égalité des chances insiste sur la mobilité sociale et la possibilité offerte à chacun de s’élever en fonction de son mérite. Mais c’est là promouvoir une société concurrentielle où l’ascension des uns se traduit par le déclassement des autres : « Drôle de société, dira-t-on, que celle qui encourage comme forme de la solidarité le chacun pour soi généralisé, qui incite les individus à s’armer les uns contre les autres, tout en les invitant à s’entendre » (p. 241).
Doit-on alors renoncer à l’égalité des chances ? Non, car elle s’accorde avec nos valeurs. Il faut donc la repenser, afin d’en élaborer une conception postcapacitaire. Pour cela, P. Savidan juge qu’il est fondamental de comprendre autrement les rapports entre individu et société, en suivant pour cela la réflexion de John Rawls sur la justice sociale. Car Rawls s’efforce de mettre en avant une conception moins individuelle du mérite. Ce qui est juste, selon lui, c’est de définir l‘égalité des chances en tenant compte de l’insertion des individus dans un contexte social qui leur permette justement d’exploiter leurs capacités. L’individualisme possessif néglige cette dimension : il ne voit pas que « les productions diverses n’ont de sens et de valeur que par un système social et un ensemble de règles qui ne dépendent pas exclusivement de l’individu en question » (p. 268). Cette redéfinition de l’égalité des chances invite à repenser la solidarité, en la distinguant de l’assistance : nous avons une dette, comme l’enseigne le solidarisme de Léon Bourgeois, à l’égard de la société, qui fonde notre obligation à l’égard des autres individus. Ainsi, l’idéal normatif de la justice sociale doit être aujourd’hui, selon P. Savidan, une égalité des chances postcapacitaire et solidariste.
Un tel changement de perspective peut-il suffire à cette égalisation des conditions que requiert la justice sociale ? La lecture de l’ouvrage de P. Savidan, stimulante, ne permet pas de lever totalement cette incertitude. Certes, il est incontestable qu’une conception théoriquement soutenable de l’égalité des chances permet de sortir de faux débats, parce qu’ « elle apporte des éléments de clarification essentiels » (p. 303), notamment en montrant les limites de l’individualisme possessif. Cependant, de quels leviers dispose-t-on dans un tel cadre pour agir sur les inégalités sociales réelles ? P. Savidan souligne à juste titre les doutes qui entourent une « démocratie de propriétaires » devant assurer, aux yeux de Rawls, une dissémination sociale de la propriété des moyens de production. Comment faire en sorte que le capital ne se transmette pas de génération en génération ? On peut modifier les lois de succession, et inciter les propriétaires à léguer leur patrimoine à un grand nombre d’individus, Mais peut-on réellement penser qu’une telle mesure réduira les inégalités, notamment auprès des plus défavorisés ? A lire les objections qui entourent la démocratie des propriétaires et que P. Savidan évoque sans les lever, on ne peut s’empêcher de penser que si l’égalité des chances postcapacitaire a une portée critique indéniable, elle ne dessine pas véritablement de perspectives politiques. Théoriquement soutenable, il pourrait s’avérer que la mise en œuvre de cette conception revisitée de la justice se révèle en pratique difficile, voire improbable.
Aller plus loin :
Le site de l’Observatoire des inégalités) s’attache à faire l’état des lieux en matière de justice sociale.
On trouvera un certain nombre d’articles de Patrick Savidan sur les Rationalites contemporaines
par , le 16 octobre 2007
Florent Guénard, « Contre l’individualisme méritocratique, pour l’égalité », La Vie des idées , 16 octobre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Contre-le-merite-pour-l-egalite
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[1] C. B. Macpherson, La théorie de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, trad. M. Fuchs, rééd. Paris, Gallimard, 2004.