La Grande-Bretagne, comme nombre de démocraties occidentales, a entretenu depuis la fin des années 1980 le fantasme de la « société sans classes ». Plus aucun Oliver Twist des temps modernes ne saurait désormais incarner la jeunesse britannique. Ici pourtant, peut-être plus qu’ailleurs, on est resté sceptique sur la pertinence d’un tel retournement du sens de l’histoire, toujours un brin victorienne, de la monarchie. Charles Booth, dont la somme The Life and Labour of the People in London (1882-1902) montrait les pauvres comme des monstres pittoresques, a incontestablement marqué les représentations sociales en Angleterre. L’idée d’une sous-classe dégénérée, vicieuse et spectaculaire qui menacerait le théâtre paisible de la vie bourgeoise tout en fascinant par ses outrances subversives continue, insidieusement, de prévaloir. Le mot underclass renvoie en effet à l’altérité pure et la prose victorienne utilisait alternativement les mots « race » et « classe » pour qualifier l’étrangeté des indigents. Il n’est donc guère surprenant que le pays se penche sur ses pauvres de l’âge moderne en tournant de préférence son regard vers l’Irlande, l’Ecosse ou les faubourgs déliquescents et surannés filmés par Ken Loach. L’arrivée constante de nouveaux immigrants a de surcroît déplacé la focale sur les communautés d’immigrés les plus fragiles, plus en mal d’intégration économique que de reconnaissance civique.
Parallèlement, la pensée multiculturelle a profondément travaillé la perception que la Grande-Bretagne a d’elle-même. Nation cosmopolite, elle a développé une tradition singulière de valorisation des spécificités identitaires postulant qu’aucune culture (nommément, la culture ouest-européenne et chrétienne) n’était le référent moral et social de la Britishness. Lord Bhikhu Parekh, sommité outre-Manche et penseur éclairant du concept de multiculturalisme, pose ainsi, dans son ouvrage Rethinking Multiculturalism [1], que les voies d’accès à la good life, la « bonne vie » anglaise, sont aussi diverses que les cultures d’origine propres. Partant, les Blancs ne sont qu’un groupe parmi d’autres. Leur culture – certes plus privilégiée que celles des minorités – ne jouirait d’aucune préséance pour définir l’identité britannique. On pourrait caricaturer le propos par un slogan, « pour être britanniques, soyons ethniques ». C’est ce que semble illustrer un phénomène social et médiatique ambigu, celui des « chavs », nouvelles icônes du sous-prolétariat anglais et incarnations inédites du Blanc ethnique [2]. La lecture sociale tragique de l’ère victorienne semble se réincarner en farce contemporaine.
« Chavscum »
Le « chav » est avant tout l’enfant rhétorique d’une haine de classe toujours vivace que l’on évoque délicatement dans les médias par l’euphémisme « snobbery [3] ». En 2003, le site Chavscum.co.uk se donne pour mission de chroniquer la risible esthétique de vie d’une génération de jeunes Blancs paupérisés, sous-éduqués et frappés selon les participants de tous les vices de classe qui viennent à l’esprit : l’alcoolisme, la violence, la vulgarité des codes culturels, la pauvreté du langage et surtout l’ostentatoire et bruyante présence sur les trottoirs des grandes villes du pays. Trottoirs sur lesquels ces sauvages crachent, évidemment. Du Booth dans le texte. Le succès du site est phénoménal [4]. Les gens dignes y déversent leurs sarcasmes et leur exaspération de classe. La dérision y est hargneuse. Si « chav » (du roman chavi signifiant garçon) est le terme référent, il existe une pléthore de synonymes d’infamie sociale que chacun associe sans peine aux dits « chavs » et « chavettes » [5]. La dernière édition du dictionnaire de la langue anglaise Collins comporte donc l’entrée « chav » ainsi que l’acronyme qui est son compagnon de route, « Asbo » : « Anti social behavior order ». Le Blanc pauvre est donc comme jadis pensé comme un être anti-social, un poids pour les finances publiques et un modèle de paresse et d’ivrognerie. Mais désormais, on lui reproche avant tout l’absence de scrupule avec laquelle il exhibe sa sous-culture et semble même la revendiquer.
Cette dernière commence par l’accoutrement vestimentaire. Le dictionnaire Collins, se gardant de jugements de valeurs explicites, définit le « chav » comme « un jeune homme de classe populaire portant un survêtement ». On découvre sans peine l’opprobre derrière l’évocation et donc la distinction des goûts : si l’on porte un survêtement alors qu’on ne fait pas de sport, c’est que l’on ne travaille pas et que l’on est dépourvu de la moindre sophistication. Pourtant, au-delà du jugement de classe, il y a un fondement sociologique réel dans l’évocation de cet uniforme, symbole investi par une génération de jeunes gens marginalisés. On lit ainsi, sous la plume des observateurs les moins enclins au dénigrement, une description précise du battle dress chavesque : baskets blanches, survêtement de marque Adidas ou Lacoste, bijoux dorés, bas de pantalon remonté. Il s’agit très exactement, pièce par pièce, de la tenue des habitants des ghettos afro-américains, les bijoux étant le fruit d’une esthétique dite du « Bling », les baskets blanches et le bas de pantalon remonté évoquant l’univers carcéral qui imprègne profondément les codes culturels des Noirs américains. Il n’y aurait donc rien de très original dans cette récupération de la culture de l’oppression venue d’outre-Atlantique [6]. Mais les « chavs » ajoutent une patte toute britannique à leurs atours : la casquette Burberry. La prestigieuse marque anglaise de vêtements et d’accessoires de mode, reconnaissable à son motif de référence (les carreaux noirs sur fond beige ou rose) et à son ambassadrice, le mannequin britannique Kate Moss, a même cessé la fabrication de sa casquette pour préserver son image de marque d’élite. La direction a par ailleurs condamné la passion des jeunes désoeuvrés pour ce qui constitue une regrettable « contrefaçon » de la marque des gens fortunés [7]. Tel le Dorian Gray d’Oscar Wilde, qui périt de voir sa beauté aristocratique se ternir de sa fascination coupable pour les bas-fonds infâmes de l’East End [8] et la révélation de son origine en partie prolétaire, les bourgeois voient se refléter dans ces arlequins la juxtaposition intolérable de la norme (peau blanche et signes culturels familiers) et de la distinction : ils leur apparaissent comme une vulgaire parodie, des contrefaçons d’Anglais.
En somme, les « chavs » prétendent accéder aux insignes culturels de l’élite blanche tout en mettant en avant leur univers symbolique fondamental : celui de la minorité ethnique. Rejetons improbables de la pensée multiculturelle, ces jeunes Blancs se conçoivent comme une communauté à la marge de la société, socialement et racialement. Habillés comme des Noirs américains, ils ont une coiffure distinctive (cheveux coupés très courts avec une frange enduite de gel) et un parler quasi dialectal ; les jeunes « chavettes » utilisent de l’autobronzant pour se noircir la peau et portent souvent de grands anneaux aux oreilles. Ils célèbrent une culture populaire rudimentaire, chérie comme s’il s’agissait d’un folklore exotique. Ils donnent une dimension tribale à leurs déambulations urbaines, qu’elles s’envisagent « clonesques », entre soi, ou plus intrigant encore, dans un appareillage multi-ethnique, un « chav » étant flanqué d’un Pakistanais en tenue traditionnelle et d’un Afro-Carribéen à dread locks. Groupes de rock, stars du football [9], starlettes siliconées… participent d’un « kitsch » culturel visant à s’imposer de force dans une culture dominante faite de l’addition de toutes les cultures minoritaires.
On définit ainsi ce pauvre contemporain, non plus dans son rapport aux moyens de production, mais dans sa position face à la société de consommation [10]. Tout ce qu’il achète pour se grimer et donc se définir comme minorité « visible », sert en retour à la bourgeoisie outrée à revitaliser le discours des pathologies sociales et de l’obscénité viscérale des nouvelles classes dangereuses. L’objectifi-cation des renégats se métamorphose au rythme des mutations économiques mais demeure inaltérée.
« Little Englanders »
Michael Collins, auteur de The Likes of Us : A Biography of the White Working Class [11], écrivit il y a peu dans le Sunday Times que la grande perversion du credo multiculturel depuis les années 1980 fut de nier l’existence de spécificités propres aux classes populaires blanches, groupe ethnique ainsi minoré. Il fait écho à un long article de Prospect qui tentait, en 2002 déjà, d’analyser le sentiment de déclassement des pauvres blancs anglais face à l’immigration [12]. Collins montre qu’ils furent disqualifiés en petits Blancs xénophobes, « little Englanders », lorsqu’ils commencèrent à revendiquer leur existence dans les années 1980. Il rappelle par ailleurs l’ancienneté du venin culturaliste : déjà au XIXe siècle les bien-pensants reprochaient à « leurs » pauvres de trop dépenser pour vêtir leurs enfants. Mais selon lui, la particularité du dénigrement actuel des « chavs » est qu’il émane de gens qui se disent progressistes, réformateurs, bienveillants à l’endroit des immigrés, se réfugiant derrière un « behaviorisme » de circonstance, permettant non pas de dénoncer les pauvres mais le comportement inadapté et impudique de cette jeunesse blanche encombrante.
Cette théâtralisation de la condition sociale et le recours à l’ethnicisation d’un groupe qui, bien que majoritaire, se vit comme une communauté marginalisée est peut-être le visage médiatique burlesque d’une réalité sociale plus inquiétante. Le destin de cette génération fragile est brutalement résumé par The Economist (26 octobre 2006) : « Musulmans et Noirs bénéficient d’une plus grande attention. Mais l’état des Blancs pauvres est bien pire. » Reproduisant une étude sur les performances scolaires en milieu populaire, le journal avance qu’à niveau social équivalent les enfants blancs réussissent nettement moins bien que l’ensemble des minorités du pays au GCSE, l’équivalent du baccalauréat [13]. Les plus pauvres des Indiens ou des Chinois, non anglophones, arrivant au collège, obtiennent ainsi de bien meilleurs résultats que les natifs du cru. Le journal poursuit son observation de la triste destinée sociale d’une population qui quitte en moyenne l’école plus tôt que les immigrants et qui s’enferre dans un monde du travail industriel sous-qualifié, là ou les principales minorités ont su trouver leur place dans les services et un secteur public grandissant. L’article conclut par le constat d’une intégration bien meilleure des immigrants qui sont parvenus à « devenir socialement indistincts des Anglais d’origine ».
« Indistinguishable », presque invisibles à force de respectabilité sociale, Indiens, Caribéens ou Chinois ont durement acquis leur place dans l’élaboration de la « bonne vie » britannique chère à Parekh. Le chiasme est surprenant : en retour, les jeunes Blancs les plus exclus s’inventent un univers culturel et esthétique baroque auquel on reproche sa présence désinvolte et son outrecuidance devant les pubs et dans les centres commerciaux, alors qu’elle devrait cacher piteusement son incongruité sociale dans les longues files tristes des « Job Centers ». C’est la gapette prolétarienne d’Oliver Twist et non la casquette Burberry qui devrait ponctuer le paysage de cette jeunesse sous-éduquée et sous-employée.
Cette normalisation de la pauvreté, ce retour à l’invisibilité convenable de la population blanche supposée privilégiée, est la sommation implicite subvertie par ceux que l’on dit « chavs ». Ils affirment leur droit à la cacophonie et à la vulgarité. Le show Little Britain, parodie sociale grotesque diffusée depuis plusieurs années sur la BBC et qui connaît un succès considérable a pour personnage célèbre Vicky Pollard, « chavette » sans peur et sans reproche qui entend piquer la classe moyenne là ou cette dernière est la plus irritable : l’obsession de la bienséance sociale. Comme le titre un article du Times qui lui est consacré, ce personnage ose dire qu’il est « fier d’être chav ». La transgression ultime fut commise en novembre dernier lorsque Kate Moss elle-même, personnification de Burberry et de l’industrie du luxe, fit ses premiers pas dans la série, jouant bien sûr une « chavette », portant survêtement et breloques, fille-mère célibataire, indigne, analphabète, vulgaire et heureuse. Après l’insolent « black is beautiful » des années 1970, c’est aujourd’hui le credo « poor ethnic english white is beautiful » qui ose scander l’imaginaire social d’une Grande-Bretagne résolument plus multiculturelle que libérée de ses démons victoriens.
Cet article est tiré de La Vie des Idées (version papier) n° 20, mars 2007.