Dans son récent livre, le sociologue Simon Cottin-Marx propose une étude des paradoxes du travail dans le monde associatif en explorant le décalage entre les valeurs prônées, ce qu’il nomme « la mythologie associative », et les conditions de travail réelles et souvent dégradées du secteur. Cet ouvrage synthétise, grâce à cette focale transversale sur le travail, des éléments clés de compréhension du monde associatif aussi éclaté et complexe qu’hétérogène en croisant de nombreux travaux scientifiques et témoignages de salariés associatifs.
L’étendue du déni
En ouvrant l’ouvrage par son expérience d’engagement dans le cadre d’un service civique pour une association de quartier dont il partage les valeurs de solidarités et les actions en faveur de l’écologie, Simon Cottin-Marx nous raconte ses premières désillusions sur le terrain face à des conditions d’accueil plus que précaires et au flou de la définition de sa mission. Ses déceptions l’ont amené à débuter une recherche visant à comprendre l’étendue du déni face aux réalités du travail associatif. Comment comprendre que les associations prêtent si peu d’importance aux conditions de travail de leurs salariés, voire qu’elles reproduisent certaines formes de violence et d’exploitation, tout en se présentant comme un monde du travail alternatif ? Effectivement, le monde associatif, par le principe de non-lucrativité, est pensé comme un monde du travail à part, ce qui constitue le terreau d’une « promesse », comme nous dit l’auteur, « pour répondre aux nécessités du travail tout en œuvrant pour l’engagement et le bien commun » (p. 15).
Pourtant, au-delà des missions qu’elles assument, l’auteur nous rappelle que les associations constituent un monde du travail conséquent, qui compte près de 1,8 million de salariés. Et que la « promesse » portée par le monde associatif conduit souvent à occulter les dimensions qui le constituent comme un monde du travail comme un autre. L’auteur, à la suite du sociologue du travail associatif Matthieu Hély (2004), défend ainsi le concept d’« entreprise associative » pour souligner ce paradoxe que « les associations employeuses ne sont pas des entreprises comme les autres, mais comme les autres ce sont des entreprises » (p. 15). L’apport principal de ce livre à une sociologie du monde associatif réside précisément dans l’exploration des contradictions posées par des bénévoles mis en position d’employeurs et leur rapport à ces fonctions et responsabilités. Ainsi, selon Simon Cottin-Marx, ces entreprises associatives mènent un projet social, mobilisant des bénévoles, tout en étant des structures employeuses, ce qui les expose inévitablement à une tension entre les contraintes inhérentes à toute forme de gestion et la dimension plus éthique de leur projet.
La question se justifie d’autant plus que les attentes des salariés du monde associatif qui espèrent s’accomplir dans un projet d’intérêt général se trouvent souvent déçues. Ce pacte qui permet des formes d’engagement et d’enrôlement « corps et âme » des travailleurs dans le secteur, d’autant plus fortes qu’elles se soutiennent d’un idéal militant, politique et personnel, se heurte très vite aux désillusions du travail réel vécu à un niveau intime. La perspective proposée par Simon Cottin-Marx est donc de penser le travail associatif avec lucidité, sans fausse croyance, avec les outils de la sociologie du travail et des politiques publiques tout en ouvrant des perspectives sur la façon dont les entreprises associatives pourraient devenir plus démocratiques dans leur fonctionnement.
Les frontières floues du monde associatif
Le chapitre 1 retrace cette contradiction du salariat associatif : qu’est-ce qui vient justifier que des salariés associatifs acceptent des contrats précaires, de mauvaises conditions de travail et d’emploi, un surengagement légitimant de dépasser les horaires du contrat de travail et des rémunérations basses ? Les puissants mécanismes de mobilisation des travailleurs associatifs reposent précisément sur cette rhétorique invitant à « travailler pour une cause », qui permet des compensations sociales et des rétributions symboliques au nom de cet idéal d’action pour le bien commun. Si certains, désignés comme « militants », s’impliquent dans le projet associatif au détriment parfois de leur santé ou de leurs droits salariaux, d’autres salariés du monde associatif y occupent un emploi sans toutefois s’investir dans la cause. Cette faible adhésion, souvent corrélée à la position subalterne de ces salariés au bas de l’échelle, vient pourtant rendre visible un aspect dénié, voire quasi tabou dans le monde associatif : la nécessité du travail pour le salaire et pour vivre pour une majorité des salariés associatifs.
La question de l’emploi dans le monde associatif est d’autant plus complexe qu’elle s’entrecroise avec une tradition du bénévolat ce qui alimente des confusions sur les limites de l’engagement. Quand coexistent, dans une même structure employeuse, salariés et bénévoles, des engagements rémunérés et d’autres gratuits pour des tâches, des missions et des compétences souvent identiques, des pressions et des attentes implicites d’implication en dehors des heures de travail peuvent s’exercer sur les salariés, ainsi qu’un risque de dénégation de leurs qualifications. Par ailleurs, dans les très nombreuses petites associations comptant moins de quatre salariés, les bénévoles (dans les conseils d’administration) occupent souvent la « fonction employeur ». Même lorsque l’association dépasse les quatre salariés, les responsabilités afférentes au rôle d’employeur qui sont le plus souvent assumées dans ce cas par des dirigeants salariés ne sont pas toujours clairement réparties en fonction de la place et du pouvoir du conseil d’administration dans la gestion des ressources humaines. Il apparaît du côté des bénévoles que « cette fonction employeur » n’est pas complètement assumée, voire déniée par méconnaissance et lourdeur des tâches alors que le sens de l’engagement bénévole repose principalement sur la conduite d’un projet associatif et militant. À ce flou sur les responsabilités des employeurs associatifs qui se conçoivent très rarement comme tels, s’ajoutent des proximités affectives et militantes avec les salariés. Les ambiguïtés de ces relations qui oscillent entre camarades et rapport hiérarchique y sont pour beaucoup dans le faible taux de syndicalisation et la mauvaise gestion de conflits affinitaires qui finissent le plus souvent par des stratégies de démission de la part de salariés. C’est donc l’ambivalence de ces rôles et de ces statuts qui rend les frontières particulièrement poreuses dans le monde associatif, moins évidentes à tracer que dans le monde d’une entreprise classique, entre engagement et registre professionnel.
L’influence des pouvoirs publics
Dans le chapitre 2, Simon Cottin-Marx montre comment le monde associatif est en proie à une influence grandissante des pouvoirs publics, qui limite son autonomie tant au niveau du projet associatif porté que dans les possibilités d’offrir des contrats d’emploi convenables. Il ne faut pas oublier que la salarisation croissante dans le monde associatif s’inscrit très largement dans les recompositions de l’État-providence qui délègue aux associations la mise en œuvre de l’action publique. C’est surtout le cas dans le domaine de l’action sociale, dans lequel l’encadrement des associations par accréditation a permis de salarier, de professionnaliser et d’institutionnaliser un secteur complexe et disparate encore largement porté par les associations caritatives dans l’après-guerre. Le développement du New Public Management, dans un contexte de mise en concurrence pour les ressources financières, tend pourtant à précariser le travail des salariés associatifs et à développer une « quatrième fonction publique » à moindre coût. De la même manière, à partir des années 1980, les associations sont apparues comme de véritables leviers pour les politiques d’emploi en faisant fonction de lieu d’expérimentation de statuts d’emploi aidés ou de services civiques. Certaines d’entre elles ont même pris le rôle de créateur d’emploi. Les configurations salariales du monde associatif restent donc largement tributaires des choix en matière de politiques publiques.
Mais ce manque d’autonomie s’étend au-delà même de l’instrumentalisation du « tiers secteur » comme variable d’ajustement des politiques d’emploi avec la remise en cause progressive de leur autonomie dans la définition même des projets associatifs et des missions. Effectivement, en s’appuyant sur les travaux de Lionel Prouteau et Viviane Tchernonog (2017), Simon Cottin-Marx insiste sur le développement d’un nouveau partenariat public-privé avec la transformation des modes de financement où la commande publique se substitue de plus en plus au subventionnement. Ce basculement de logique renforce à la fois le rôle de prestataire des associations, mais aussi leur perte d’autonomie politique tout en mettant en concurrence les associations entre elles.
Le dernier chapitre expose deux perspectives pour le monde associatif afin de ne pas rester sur cette « désillusion ». Il existe à la fois un vaste chantier pour faire un sort à la question des responsabilités et des patrons des associations, notamment dans ce contexte de perte d’autonomie avec l’enjeu, nous dit l’auteur, d’assumer cette relation salariale et donc de ne plus laisser ce secteur « alternatif » en dehors du droit du travail. Enfin Simon Cottin-Marx nous invite à penser le travail démocratique dans les associations en instaurant les conditions pour qu’un dialogue social soit réellement envisageable en leur sein. Il nous livre l’exemple de la confédération paysanne qui permet une instance de régulation, de médiation et de formation au droit du travail.
Dressant un paysage des travaux de recherche et des enjeux salariaux du monde associatif, ce livre sera facilement accessible à un large public d’acteurs associatifs et de chercheurs. On peut toutefois regretter un manque de prise en compte des spécificités de chaque secteur associatif pour mieux saisir les logiques d’enrôlement différenciées. En effet, les raisons de l’engagement des travailleurs associatifs mériteraient d’être creusées pour mieux saisir ces leviers de mobilisation au travail mis en perspective avec l’état du marché de l’emploi, la baisse de l’emploi public, la volonté de travailler autrement.
Simon Cottin-Marx, C’est pour la bonne cause ! Les désillusions du travail associatif, les Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2021, 137 p., 14 €.
Pour citer cet article :
Charlène Charles, « Critique de la belle équipe »,
La Vie des idées
, 31 janvier 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Cottin-Marx-pour-la-bonne-cause
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