Qu’est-ce qu’une entreprise ? Que doit-elle à la société ? Depuis la crise économique ces questions ont fait, aux États-Unis, l’objet de réflexions foisonnantes, et d’initiatives variées. En jeu, la nécessité de réapprendre le champ des possibles.
Qu’est-ce qu’une entreprise ? Que doit-elle à la société ? Depuis la crise économique ces questions ont fait, aux États-Unis, l’objet de réflexions foisonnantes, et d’initiatives variées. En jeu, la nécessité de réapprendre le champ des possibles.
Aux États-Unis, depuis la crise financière de 2008 les critiques à l’égard des entreprises se sont faites de plus en plus nombreuses. Le paroxysme a sans doute été atteint à l’automne 2011, avec le mouvement Occupy Wall Street, dont les principales revendications concernaient l’ingérence des entreprises dans la vie politique américaine, leur responsabilité dans le déclenchement de la crise, ou dans la montée des inégalités sociales.
Si le mouvement a fait long feu, certains de ses mots d’ordre ont persisté, en particulier la dénonciation du financement opaque des campagnes électorales et celle de la « cupidité » des entreprises (corporate greed). Ces revendications ont cependant tardé à trouver une articulation claire ou des débouchés concrets, et ce d’autant plus que l’entreprise — quelle que soit la diversité que recouvre ce terme — et l’entrepreneur sont les héros traditionnels de l’histoire économique américaine [1]. Quelles formes ont pris les réflexions sur le statut des entreprises, leur rôle social, économique et politique aux États-Unis ces dernières années ? À quels problèmes se sont-elles attaqué, et lesquels ont-elles laissé en suspens ?
On reviendra ici sur différentes propositions récentes en vue de discipliner ou de dépasser les formes des entreprises actuelles, avant de s’attarder sur le regain d’intérêt récent pour les organisations coopératives. Ces projets relèvent de modèles économiques différents, parfois anciens, ils sont révélateurs des diverses définitions possibles du collectif qu’est l’entreprise. Ils révèlent en tout cas l’importance d’ouvrir le champ des possibles en termes d’organisation de l’économie, et de bien comprendre ce qu’implique le choix d’une forme particulière d’entreprise. On en profitera pour rappeler que l’idée de fonder une entreprise « différente » n’est pas nouvelle, et qu’il est indispensable de replacer ces questions dans une perspective historique, en se tournant vers les Américains des années 1890 ou ceux des années 1930, pour voir comment ils ont tâché de repenser la place de l’entreprise dans un système en crise.
L’arrêt controversé, Citizens United v. Federal Election Commission, rendu au début de l’année 2010 a particulièrement bien cristallisé les tensions liées au rôle et à la définition des entreprises aux États-Unis. Dans cette affaire, la Cour Suprême américaine s’est prononcée en faveur de la levée des limitations à la participation des entreprises, associations et syndicats au financement des campagnes électorales, au motif que ces restrictions contreviendraient au Premier Amendement, protégeant la liberté d’expression. Les opposants à la décision se sont rassemblés autour de ce mot d’ordre : « L’argent n’est pas une opinion, les entreprises ne sont pas des personnes » (« Money is not speech, corporations are not people »). En effet, en plaçant les entreprises sous la protection du Premier Amendement, la Cour Suprême tend à assimiler la forme légale prise par les organisations économiques à des individus ayant une opinion, et participant librement à la vie politique. Les opposants ont dénoncé le danger qu’il y avait à ne pas prendre en compte la spécificité des entreprises. Celles-ci ont une personnalité juridique, garantie par la loi, mais elles n’en sont pas pour autant des individus. Leur statut, leur capacité à amasser de grandes quantités de capital, leur organisation institutionnelle et financière en font des entités particulières. La Cour Suprême a présenté sa décision comme une extension de la liberté d’expression face à la censure exercée par l’État. Selon ses détracteurs elle a également ouvert la voie à un financement problématique, et peu démocratique de la vie politique.
À la question, directement posée par cet arrêt de la participation des entreprises aux mécanismes électoraux, s’adjoint celle de la démocratie dans l’entreprise. Certains commentateurs ont en effet fait valoir, que si les décisions de financement électoral pouvaient être prises démocratiquement dans les entreprises (par la participation de ceux qui y travaillent, des communautés dans lesquelles les entreprises opèrent, ou même, a minima, de tous les actionnaires), plutôt que par une « élite managériale et financière excessivement restreinte », Citizens United ne ferait pas peser de réelles menaces sur la démocratie américaine. En d’autres termes, le problème n’est pas que la Cour Suprême ait fait des entreprises des personnes, mais de savoir au nom de qui ces entreprises s’expriment, et à quel point leur fonctionnement permet ou non une prise de décision collective et démocratique [2]. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les entreprises américaines fonctionnaient d’ailleurs sur un mode bien plus démocratique qu’aujourd’hui. Les citoyens, les juristes et les investisseurs considéraient les entreprises comme des « corps politiques », et dans un grand nombre de cas les décisions y étaient prises suivant la règle « un membre égale une voix », et non « une action égale une voix », comme c’est le cas aujourd’hui. Dans la justification de sa décision, la Cour Suprême définit les entreprises comme des « associations » d’individus ou de citoyens. Les opposants à l’arrêt notent que cette définition méconnaît les rapports de force et les conflits à l’œuvre au sein de ces « associations » que sont les entreprises.
Ces conflits sont pourtant bien connus des Américains. Dans les années 1890, la « question du travail » (labor question) divisait profondément la société américaine, notamment autour des affrontements entre capital et travail, et de la question de la reconnaissance légale des syndicats au sein des entreprises. Ceux-ci remportèrent une victoire éclatante lors du New Deal, alors que l’État américain reconnaissait que les ouvriers avaient besoin de s’organiser, avec le soutien de la puissance publique, afin de promouvoir une version de la démocratie industrielle. Dans ces mêmes années 1930 les Américains s’inquiétèrent aussi profondément des conflits potentiels entre les propriétaires des entreprises et ceux qui les dirigeaient, les managers. En 1932, dans un livre qui eut un formidable retentissement, Adolf Berle et Gardiner Means mirent en évidence les problèmes posés par la séparation entre la propriété et le contrôle dans les entreprises américaines, ces dernières étant en réalité dirigées par un très petit nombre de personnes, alors que la propriété des entreprises tendaient à se disperser entre une myriade d’actionnaires qui n’avaient que peu d’intérêt ou de temps à consacrer au fonctionnement de l’entreprise [3]. L’opposition des intérêts entre ces différents groupes, la confrontation entre les exigences de rentabilité immédiate et celles des investissements à long terme par exemple, se manifeste encore aujourd’hui avec vigueur, et les débats contemporains autour de l’arrêt Citizens United tendent à montrer qu’ignorer les conflits au cœur du fonctionnement des entreprises ne contribue pas à faire disparaître leurs effets.
Si la période post-2008 ne s’est pas caractérisée par un vrai moment de réflexion politique sur le fonctionnement des entreprises — comme cela avait pu être le cas après la crise de 1929 — certains ont tout de même tenté de penser l’évolution des organisations économiques. S’inscrivant dans une vieille tradition de moralisation du capitalisme américain, les partisans des B-corporations sont de ceux-là.
Le sociologue Gabriel Abend a montré dans un ouvrage récent l’ancienneté des tentatives des entrepreneurs américains pour réguler « l’éthique » du monde des affaires, et ainsi mettre les entreprises à l’abri d’une trop grande intervention publique. S’il s’intéresse quant à lui à la période 1850-1930, les réflexions sur la « responsabilité sociale des entreprises » (corporate responsibility) ont eu une brillante carrière bien au-delà. Elles ont connu un renouveau certain dans les années 1980 — alors même que l’économie américaine connaissait une grande période de dérégulation — lorsqu’a émergé la figure de la « partie prenante » (stakeholder). L’idée étant que les entreprises doivent leur existence à une multiplicité d’acteurs, individuels et collectifs, qui sont affectés par les activités des firmes et qui doivent donc être pris en compte par leurs dirigeants. Il fallait pour cela rendre les entreprises plus « responsables », leur faire davantage assumer les conséquences (économiques, sociales, écologiques) de leurs activités, les rendant ainsi plus présentables [4].
Le dernier rejeton de cette tradition, plus ou moins issu de la crise de 2008, a pris la forme d’un nouveau statut légal pour les entreprises, celui de B-corporations, ou benefit-corporations. Les entreprises organisées en B-corporation, comme le marchand de crèmes glacées Ben and Jerry’s par exemple, s’engagent à poursuivre des objectifs sociaux et environnementaux parallèlement à leurs objectifs économiques. Ces compagnies doivent obtenir une certification auprès d’un label, et les actionnaires peuvent poursuivre en justice les gérants de l’entreprise si ceux-ci ne se conforment pas aux objectifs sociaux que l’entreprise s’est fixée — en termes de protection de l’environnement, d’engagement humanitaire ou social, de traitement équitable de ses salariés par exemple. Ses promoteurs affirment que la définition de buts autres qu’économiques place l’entreprise à l’abri de la pression des investisseurs et de la recherche d’une rentabilité toujours accrue. Mais certains observateurs ont rapidement fait valoir la faiblesse des mécanismes d’application des procédures prévues dans le statut. Ceux-ci restent vagues et difficiles à mettre en œuvre. Finalement si les B-corporations peuvent éventuellement donner aux entreprises les moyens de se comporter « éthiquement », elles constituent surtout, à l’instar de l’éthique des affaires analysée par Abend, un moyen d’éviter des formes de régulation publique plus contraignantes ; et elles peuvent même constituer un argument de vente [5]. Entre 2010 et début 2015 vingt-huit États se sont dotés d’un statut pour les B-corporations, principalement sur la côte Est et dans le Sud du pays. Dans plusieurs de ces États, les chambres de commerce — que G. Abend identifie comme une institution matrice de l’éthique des affaires — se sont trouvées parmi les premiers soutiens à ce nouveau statut, indiquant probablement le peu de danger qu’il représente pour les formes d’entreprises traditionnelles.
Plutôt que dans la réforme de l’entreprise responsable, certains ont placé leurs espoirs dans le potentiel démocratique de l’économie collaborative (sharing economy). Il ne s’agit plus ici de changer les objectifs des entreprises pour les rendre socialement bénéfiques, mais d’une reconceptualisation plus radicale, qui entend dépasser les formes classiques des organisations économiques. Depuis la fin du XIXe siècle les diverses phases du capitalisme américain ont été incarnées par des entreprises symboles, résumant les traits caractéristiques d’une époque. Dans les années 1890 c’est la Standard Oil de John D. Rockefeller, représentée comme une pieuvre par ses opposants, qui personnifie l’ère des trusts et le Gilded Age. Au début du XXe siècle, et jusque dans les années 1960, ce sont les constructeurs automobiles Ford ou General Motors qui incarnent le mieux le capitalisme industriel, la prospérité, le consumérisme et l’Amérique des banlieues. Peu à peu ce capitalisme laisse la place à celui, moins bien défini, plus multiforme et plus segmenté, de Google ou de Walmart.
Les partisans de l’économie collaborative entendent proposer un autre modèle, et substituer au monde vertical, hiérarchique et bureaucratique de l’entreprise fordiste, un monde horizontal (décrit comme démocratique), où chacun, en tant qu’entrepreneur en puissance, serait l’égal de l’autre. Pour cela, ils préconisent de s’appuyer sur les rapports entre particuliers, facilités par l’économie numérique, et en particulier par internet. Ce qu’on appelle « l’Internet des objets », c’est-à-dire la diffusion de données personnelles à partir d’objets connectés, serait à même de bouleverser le fonctionnement traditionnel de l’économie, et même, pour certains, de renverser le capitalisme. Les promoteurs de l’économie du partage par l’internet des objets, comme l’essayiste américain Jeremy Rifkin, expliquent qu’il ne faut pas laisser les grandes entreprises comme Google se saisir de la richesse potentielle que représentent les données personnelles, mais qu’il faut au contraire que chacun se l’approprie en vue de la partager, ou de la commercialiser (ce dernier point n’est pas très clair). L’idée est en tout cas de dépasser les formes traditionnelles d’échange, de produire en même temps que l’on consomme, de se mettre en lien avec d’autres particuliers en se passant des intermédiaires traditionnels [6]. Les sceptiques ont souligné que cette nouvelle économie, quel que soit son potentiel, présentait pour l’instant des inconvénients tout aussi considérables que ses avantages. Contribuant à faire de chacun un micro-entrepreneur (à partir des données, des objets, des lieux, des moyens de transport que l’on « partage »), mais sans les protections accordées ni aux entreprises ni aux salariés traditionnels. Pas question de se syndiquer lorsqu’on échange des services à partir d’un site internet. Et le capitalisme, loin d’être tout à fait déstabilisé par ces nouvelles formes d’échange, semble au contraire fort bien s’en accommoder, même si c’est au prix de certaines transformations... [7]
Airbnb, plateforme de location de logements privés, et Uber, qui fournit des services de transports aux particuliers, sont les nouvelles entreprises symboles de l’économie collaborative et des espoirs qu’elle suscite. Ces deux compagnies sont révélatrices des ambiguïtés de ce projet. Toutes deux fondées à San Francisco, au cœur de la Silicon Valley, elles incarnent bien la fusion entre les idéaux communautaires issus des mouvements hippies des années 1960 et les valeurs individualistes de l’ère néolibérale, formalisée dans le triomphe de l’économie numérique. On y retrouve la foi dans le changement technologique comme vecteur de démocratisation, la promotion de principes d’autonomie, de partage et d’émancipation, et le rejet fondamental de l’intervention publique et de la régulation [8].
Si la crise a fait réfléchir à l’avènement de « nouvelles » entreprises, elle a également ranimé un certain intérêt à l’égard de formes anciennes. C’est ainsi que les coopératives, qui ont suscité leur première vague d’enthousiasme au milieu du XIXe siècle, connaissent un renouveau ces dernières années [9]. Même s’il est difficile d’obtenir des chiffres fiables, elles semblent avoir bénéficié du contexte de la crise. Un rapport récent sur l’évolution des coopératives de production estime que plus d’un quart des coopératives existant aujourd’hui aux États-Unis ont été créées après l’effondrement financier de 2008 [10]. Deux caractéristiques des entreprises coopératives peuvent expliquer l’attrait dont elles sont l’objet.
Premièrement, cette forme d’entreprise a permis de satisfaire les besoins des acteurs économiques les plus touchés par la crise. On la trouve en effet particulièrement présente dans les secteurs ou les aires géographiques délaissés par les formes dominantes d’organisations économiques. Par ailleurs une majorité des employés de ces entreprises sont des femmes, pour la plupart non blanches. Certaines expériences ont même pu être érigées en symbole de la résistance en période de récession. C’est le cas de Republic Windows and Doors, entreprise de fabrication de portes et fenêtres de Chicago. En 2008, l’entreprise se voit refuser un prêt par la Bank of America — tout juste renflouée par l’État fédéral — et met la clé sous la porte en licenciant ses salariés sans indemnités. Ces derniers, parmi lesquels une grande proportion de Latinos, commencent par occuper leur usine, s’attirant le soutien de la communauté, et une importante couverture médiatique (dont une apparition remarquée dans le documentaire de Michael Moore, Capitalism : A Love Story). Après une tentative de reprise qui tourne à l’échec, les salariés décident finalement, en 2012, de reprendre l’usine à leur compte, sous forme de coopérative. Ils expliquent aujourd’hui que la solution coopérative, qui n’était pas envisagée au départ — faute de connaissance du mouvement ou de confiance en eux — est apparue progressivement au cours des discussions, et a pu être mise en place grâce au soutien d’un syndicat et d’une organisation spécialisée dans la création de coopératives en Amérique latine [11]. La résilience et le potentiel des coopératives n’ont pas échappé à certaines municipalités américaines, qui s’en sont saisies comme d’un outil de lutte contre la crise. À New York ou à Madison dans le Wisconsin, les élus ont attribué des programmes d’aide sans précédent en faveur des coopératives. D’autres villes au Texas, en Californie ou dans le Mississippi envisagent d’en faire autant. Ces initiatives sont présentées comme un moyen de lutter contre les inégalités, les coopératives ouvrant des perspectives à des acteurs économiques généralement isolés ou démunis.
La deuxième caractéristique tient à la structure même des coopératives, qui donne une voix à chacun, quel que soit son investissement, dans la gestion de l’entreprise. Elle répond directement aux demandes de démocratie interne, tout en promouvant des comportements différents sur le marché. Contrairement aux B-corporations ou à la nébuleuse de l’économie collaborative, les coopératives ne contournent pas le problème des conflits au sein de l’entreprise, mais elles l’abordent de front. Dans la mesure où les propriétaires sont en même temps ceux qui ont le principal usage de l’entreprise (qu’il s’agisse de salariés, de consommateurs ou d’agriculteurs), les coopératives ne produisent pas le même genre d’incitations que les entreprises traditionnelles. La participation des membres aux prises de décision, la correspondance entre les objectifs de l’entreprise et les besoins de ses membres, impliquent une évaluation différente de ce qui fait la valeur de l’investissement. Une étude menée par le Center for Cooperatives, de l’Université du Wisconsin, sur les raisons pour lesquelles certaines coopératives semblaient avoir mieux résisté à la crise, montre l’importance des stratégies de partage des sacrifices. L’étude compare Isthmus Engineering & Manufacturing, une coopérative de travailleurs basée à Madison, Wisconsin, avec d’autres entreprises privées de la même taille et dans le même secteur. Le fonctionnement collégial de la coopérative a conduit à mettre en place des périodes de chômage technique tournant, faisant peser les difficultés sur tous (membres et employés) de manière égale. Cela a permis de garder les bons employés, et de les impliquer dans la gestion de la crise. Les membres ont également choisi de travailler dans des secteurs ou des régions moins rentables, ce que les entreprises privées comparables se sont refusées à faire. D’une manière générale, les stratégies adoptées par la coopérative, en partie déterminées par sa structure et son mode de fonctionnement, se sont révélées payantes à moyen et long terme, puisqu’elle a affiché de biens meilleurs résultats en 2012 que ceux des entreprises privées [12].
Certaines coopératives cherchent également à établir un rapport différent au travail. Les coopératives de production déploient par exemple des efforts pour former les salariés à la gestion des entreprises, afin de les impliquer le plus possible dans les décisions financières. Il existe différentes formes de coopération (de consommation, de production, ou les coopératives agricoles), qui toutes posent des problèmes différents, selon les secteurs et les acteurs impliqués. Elles ont généralement en commun de poser différemment, et sans détour, la définition du collectif de l’entreprise. Qu’elles soient organisées à la suite d’un conflit social, par l’intermédiaire d’un soutien public, ou par des consommateurs engagés, les coopératives relèvent d’un modèle d’entreprise qui combinent les idéaux du petit producteur indépendant et ceux de l’action collective. N’ignorant pas les conflits qui règnent dans les organisations économiques, les coopérateurs cherchent, jusque dans la structure de leurs entreprises, à confier le contrôle des activités aux individus plutôt qu’au capital, et à lier plus étroitement les intérêts des dirigeants et de ceux qui sont à la fois propriétaires et membres de l’organisation.
Le recours aux coopératives n’est pas la solution miracle à tous les problèmes posés par les évolutions de l’entreprise dans le capitalisme moderne. L’économie sociale et solidaire (social economy aux États-Unis) à laquelle elles appartiennent est un secteur aux contours flous. Fondées sur une « troisième voie » souvent mal définie, les promesses de ce type d’entreprise restent difficiles à tenir, lorsqu’elles doivent remplir les missions d’un État affaibli et rester compétitives face à leurs rivales capitalistes [13]. Au sein de cette nébuleuse, les coopératives n’en constituent pas moins une forme d’entreprise potentiellement plus démocratique. Reste à savoir si ces principes de fonctionnement institutionnel suffisent à faire advenir des comportements différents, à contribuer à la diminution des inégalités sociales, ou à éviter les crises économiques et financières à répétition.
S’il est difficile d’imaginer que des secteurs entiers de l’économie américaine se convertissent à la coopération, et si les coopératives ne sont pas en mesure de résoudre tous les problèmes, on peut tout de même faire l’hypothèse que leur essor relatif contribue à faire exister une économie diverse, dans laquelle le modèle de l’entreprise capitaliste hiérarchique où travailleurs, employeurs et investisseurs s’opposent ne soit pas le seul disponible [14]. Et c’est d’ailleurs ainsi que la raison d’être des coopératives était théorisée par les économistes de l’agriculture américains des années 1920. Pour un certain courant d’universitaires les coopératives devaient servir, en présentant un modèle d’entreprise agissant différemment sur le marché, à créer une sorte d’aiguillon empêchant les autres entreprises d’occuper une position de monopole, de bloquer l’accès au marché de certains producteurs, ou de léser les consommateurs. Elles devaient servir « d’étalon » (yardstick).
C’est encore en ce sens que les agences fédérales du New Deal se sont appuyées sur les coopératives à partir du milieu des années 1930, pour mettre en œuvre leurs programmes. Ainsi, la Rural Electrification Administration (REA), qui avait pour objectif l’électrification des campagnes du Midwest et de l’Ouest, s’est heurtée au refus des compagnies privées d’électricité (même au prix d’une aide publique) de fournir un service aux zones rurales, réputées trop peu rentables. Elle s’est alors tournée vers les coopératives de consommateurs, a encouragé les fermiers à former des entreprises dont ils auraient le contrôle, leur a accordé des prêts très avantageux et des exemptions fiscales. En quelques années non seulement la plupart des zones rurales avaient gagné un accès à l’électricité par l’intermédiaire des coopératives financées par l’État, via la REA, mais les entreprises privées s’étaient lancées dans le marché rural, en réduisant nettement leurs tarifs. Dans ce cas, les coopératives ont bien rempli leur rôle d’aiguillon, elles ont permis de fournir un service délaissé par les entreprises privées traditionnelles. Elles ont réussi à modifier la dynamique d’un secteur de l’économie. On pourrait imaginer, qu’appuyées par un soutien public, elles puissent encore jouer ce rôle aujourd’hui.
Les périodes de crise devraient avoir le mérite de nous rappeler qu’il existe des formes d’entreprises diverses, qu’il y a de multiples façons d’organiser l’économie, que la grande entreprise capitaliste, si performante soit-elle dans certains domaines, n’est pas sans poser certains problèmes, et qu’il existe d’autres manières de penser le collectif qu’est l’entreprise. Ce fut le cas dans les années 1930. Nettement moins dans les années 2010. Si nous avons eu tendance à l’oublier c’est parce que nous avons cessé de l’apprendre. Le triomphe des théories économies néoclassiques, fondées sur des présupposés qui conviennent mal à la compréhension des entreprises alternatives, en particulier des coopératives, a contribué à nous faire croire qu’un seul type d’organisation était souhaitable, voire possible. Cela n’a pas toujours été le cas. En 1935, année de création de la REA, les assemblées législatives de plusieurs États américains votaient des lois rendant obligatoires les cours sur les coopératives dans tous les établissements publics secondaires. Depuis les années 1950 cependant, les coopératives ont disparu, aux États-Unis comme en Europe, des livres scolaires et des contenus d’enseignement [15]. En dehors de brèves apparitions dans les médias, sous forme de success stories individuelles, les entreprises alternatives ont été éclipsées du débat public, elles ne nous sont plus familières. Il apparaît aujourd’hui important de rouvrir le débat et le champ des possibles en termes d’organisations économiques, et ce, pourquoi pas, en reprenant à notre compte le mot d’ordre des populistes américains des années 1890, grands promoteurs des coopératives : « Agitate, Educate, Organize ».
par , le 5 juin 2015
Alexia Blin, « Crise et entreprises, réflexions américaines », La Vie des idées , 5 juin 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Crise-et-entreprises-reflexions-americaines
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[1] Sur la manière dont les entreprises ont été à la fois accusées de tous les maux et parées de toutes les vertus ces dernières années, voir Olivier Basso, Politique de la très grande entreprise : leadership et démocratie planétaire, Paris, PUF, 2015.
[2] Voir ainsi Kent Greenfield, « How to make the ‘Citizens United’ decision worse », Washington Post, 19 janvier 2012 ou Jamie B. Raskin « A Shareholder Solution to ‘Citizens United’ », Washington Post, 3 octobre 2014.
[3] Adolf A. Berle et Gardiner C. Means, The Modern Corporation and Private Property, New York, Macmillan Co., 1932. Dès 1904, l’économiste et sociologue Thorstein Veblen, dans The Theory of Business Enterprise, New York, A.M. Kelley, 1965 [1904] alertait les Américains sur les conflits de ce type, même si d’après lui c’était l’oisiveté et le désintérêt des actionnaires qui représentaient une menace pour la société, et non la puissance des managers.
[4] Gabriel Abend, The Moral Background : an Inquiry into the History of Business Ethics, 2014 (voir la recension sur la Vie des idées, http://www.laviedesidees.fr/La-morale-dernier-rempart-du.html). Sur l’histoire longue de la corporate responsibility, voir également Archie B. Carroll et al.,Corporate responsibility : the American experience, 2012.
[5] Voir James Surowiecki, « Companies with benefits », The New Yorker, 4 août 2014, et David Houlihan « Who Benefits ? : Why the Massachussetts Benefit Corporation Falls Short », Northeastern University Law Journal, Été 2013. Début 2015 vingt-sept États américains s’étaient dotés d’un statut de Benefit-corporation, et des discussions étaient engagées dans sept autres. Environ un millier d’entreprises aux États-Unis ont choisi d’y avoir recours.
[6] Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro : l’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014. Voir également son entretien dans Les Inrockuptibles, « Le capitalisme va laisser place à une économie de l’échange et du partage », 11 octobre 2014.
[7] Pour des critiques récentes de ce modèle, voir Evgeny Morozov « De l’utopie numérique au choc social », Le Monde Diplomatique, août 2014, ou Doug Henwood « What the Sharing Economy Takes », The Nation, 16 février 2015.
[8] Cette fusion particulière a été décrite par Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, de la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, C&F éditions, 2012.
[9] Voir le dossier « Le tour du monde de l’autre économie », Alternatives Economiques, n°340, novembre 2014.
[10] Democratic Workplace Ownership after the Great Recession, an Economic Overview of US Worker Cooperatives in 2013, Report of the Democracy at Work Institute, décembre 2014.
[11] Laura Flanders, « Republic Windows Workers Consider Employee-Owned Co-Op » The Nation, 1er mars 2012. Voir aussi le site internet de la coopérative, http://www.newerawindows.com/
[12] Anne Reynolds « Defining the value of the cooperative business model : an Introduction », CHS, 2013, et « Organic Valley and Isthmus Engineering Cooperative : Responses to the Great Recession » (working paper) février 2015. L’étude examine aussi l’exemple d’Organic Valley, une coopérative agricole de produits biologiques, qui a également mis en place des mesures de partage des sacrifices au moment de la crise, plutôt que de se débarrasser des membres les plus récemment arrivés.
[13] Voir par exemple Matthieu Hély et Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, Paris, La Dispute, 2013.
[14] Marc Schneiberg, « Toward an Organizationally Diverse American Capitalism ? Cooperative, Mutual, and Local, State-Owned Enterprise », Seattle University Law Review, 2011, vol. 34, no 4, p. 1409‑1434 ; Jérôme Blanc et Denis Colongo (dir.), Les contributions des coopératives à une économie plurielle, Paris, Harmattan, 2011.
[15] Panu Kalmi, « The disappearance of cooperatives from economics textbooks », Cambridge Journal of Economics, 2007, vol. 31, no 4, p. 625‑647. En France, on peut rappeler que le livre de lecture scolaire, Le Tour de la France par deux enfants (1877), très populaire jusque dans l’entre-deux-guerres, donnait à voir aux jeunes écoliers les merveilles des coopératives agricoles, leur en donnant ainsi une image familière, si ce n’est réaliste.