Souverain détesté de ses contemporains, roi honni des mémorialistes et personnage infâme de la littérature populaire, Philippe IV le Bel apparaît, sous la plume de Jacques Krynen, comme l’un des fondateurs de l’État moderne.
Souverain détesté de ses contemporains, roi honni des mémorialistes et personnage infâme de la littérature populaire, Philippe IV le Bel apparaît, sous la plume de Jacques Krynen, comme l’un des fondateurs de l’État moderne.
Les amateurs d’histoire connaissent Philippe le Bel pour avoir persécuté les Templiers, fait gifler le Pape et expulsé les Juifs du royaume. Ceux qui affectionnent la littérature l’associent surtout au premier des Rois maudits de la saga de Maurice Druon, celui que Jacques de Molay, depuis le bûcher qui s’apprête à le dévorer, « cite à comparaître avant un an devant le tribunal de Dieu » et condamne à la damnation, avec sa descendance, pour treize générations... Par-delà le mythe d’un monarque cruel et bouffi d’orgueil, le médiéviste Jacques Krynen nous invite à voir la réalité d’un souverain intraitable certes, imbu du prestige de descendre de Saint Louis sans nul doute, mais dont la vision du pouvoir, les considérations politiques et leurs matérialisations juridiques et institutionnelles dépassent, de très loin, ses quelque trente ans de règne (1285-1314). Entouré de légistes et autres théoriciens du droit, Philippe IV le Bel est un fondateur d’autorité. Sous sa férule, ont été jetées les bases de l’État moderne, imposés les attributs de la souveraineté absolue et esquissées les prémices d’une laïcisation du pouvoir. C’est ainsi en tant que précurseur du centralisme, de l’absolutisme et du gallicanisme (mise sous tutelle de l’Église nationale) qu’il aurait, selon l’expression consacrée, « fait la France ».
Comptant autour de cent cinquante pages à peine, ce livre n’est pas une biographie de Philippe IV, encore moins un précis juridique en forme d’abrégé d’histoire du droit. Expurgé de toute note de bas de page, mais s’appuyant sur un vaste corpus de traités latins, il s’agit plutôt d’un essai intellectuel bâti autour de la figure d’un monarque capétien singulier, dont l’œuvre politique nous éclaire sur les composantes et, plus encore, sur les mutations du pouvoir médiéval.
Solidement étayée et, dans le même temps, magistrale de concision, cette réflexion se lit comme une œuvre de vulgarisation érudite, à la fois passionnante et très instructive. Jacques Krynen met notamment en lumière les logiques institutionnelles que le règne de Philippe le Bel a engendrées et qui annoncent celles en vigueur sous Louis XIV, Napoléon ou même de Gaulle. Ces dynamiques structurelles scellent la force de l’État et consacrent l’autorité du pouvoir, au nom d’un intérêt supérieur à la personne qui les incarne, à savoir le prestige de la Nation ou la gloire de la France. Comme en atteste le sous-titre, « la puissance et la grandeur », l’auteur entretiendrait, à cet égard, un certain rapport hagiographique vis-à-vis de ce personnage – qui a minima le fascine – et dont il participe à la réhabilitation historique. Philippe le Bel apparaît ici moins comme un roi maudit qu’un souverain sanctifié [1].
Dès les premières pages, le professeur de droit nous rappelle que Philippe IV est le petit-fils de Saint Louis. Mais, à la différence de son grand-père et même de son père, Philippe III dit « Le Hardi », les mémorialistes ne semblent pas disposés à lui accorder de panégyrique. Rapportée sans emphase, son histoire « prend fin ici », après qu’ont été soulignées la « grande douleur » qu’il a fait peser « sur le menu peuple », son peu de hardiesse lors d’expéditions militaires où il aurait battu en retraite « non glorieux et sans honneur », sa rapacité – lui qui « a tant taillé, tant pris, qui jamais ne sera absous » – ou encore sa truanderie de « faux-monnayeur ». Colportées jusqu’à l’étranger par Dante par exemple, ces accusations de roi tantôt tyrannique, falot, avare ou escroc ont durablement terni sa postérité. En somme, si on le disait beau – d’où son surnom, la joliesse de ses traits ne semble pas avoir compensé la mésestime qu’on lui portait.
Cette mauvaise renommée s’explique par les nombreuses inimitiés qu’il a soulevées tout au long de son règne, à commencer par les moines de Saint-Denis. Gardiens sourcilleux de la nécropole royale depuis les Mérovingiens, ces derniers ont peu apprécié que les reliques de Saint Louis soient dispersées auprès d’autres abbayes ou ordres monastiques et que le crâne, en particulier, leur ait été retiré au profit de la Sainte-Chapelle. Après avoir été spoliés au nom d’une vénération servant d’abord et avant tout le culte dynastique, ils ont également dû subir l’affront d’un codicille modifiant la promesse testamentaire selon laquelle Philippe le Bel aurait dû, à sa mort, être tout entier enseveli aux côtés de ses aïeuls.
Selon la volonté du Capétien, son cœur irait rejoindre la priorale de Poissy. Le principe de la double (voire triple) sépulture créait un précédent et ferait plus tard des émules parmi ses successeurs, au point d’ébranler le statut privilégié des moines dyonisiens. Aussi ne manquèrent-ils pas d’exprimer leur rancœur, en refusant de reconnaître dans les Grandes Chroniques de France que Philippe IV fut « bon roy ». À défaut pourtant, il n’en était pas moins bon chrétien, quand il n’a pas purement et simplement agi en « dévot fanatique » (p. 25). Or cette « surchristianisation » du règne (p. 35) répondait surtout à une volonté d’assujettissement des institutions religieuses à la puissance régalienne.
La guerre larvée entre Philippe Le Bel et le pape Boniface VIII débute par la levée d’un impôt sur les revenus du clergé (la décime) décidée unilatéralement par le souverain, puis s’exacerbe après la soumission à la justice royale d’un évêque. La violation répétée des privilèges ecclésiastiques finit par exaspérer le Pape qui, en novembre 1302, édicte une bulle (Unam Sanctam) que J. Krynen présente comme « un arrogant condensé » de la doctrine pontificale médiévale (p. 65) : puisque le trône de saint Pierre repose sur deux glaives, le spirituel et le temporel et que le premier est brandi par l’Église et le second tiré pour l’Église, il faut alors que « le glaive soit sous le glaive » ; c’est-à-dire que « l’autorité temporelle soit soumise à la spirituelle » (loc. cit). La querelle s’envenime. Menacé d’excommunication, Philippe le Bel contre-attaque en convoquant son rival devant un concile ad hoc, acquis à la cause royale. Face au coup d’État ecclésiastique qui se trame, le Pape refuse de se rendre à Paris et se fait, en retour, agresser dans sa résidence d’Anagni par la troupe amenée par Guillaume de Nogaret, éminence grise et compagnon des basses œuvres du monarque. Traumatisé et peut-être aussi meurtri dans sa chair, Boniface VIII s’éteint un mois plus tard à Rome. Le triomphe du roi de France s’en trouve in fine consacré par l’installation de la curie à Avignon, sous la houlette de Clément V, lequel annule toutes les condamnations pontificales pesant sur le Capétien.
À bien des égards, cette rivalité historique est illustrative d’un renversement du rapport de force politico-religieux. À travers la soumission de l’ordre spirituel à l’autorité souveraine, Philippe le Bel jette les bases d’une nouvelle doctrine institutionnelle formant la matrice du gallicanisme des siècles à venir. Le monarque apparaît comme un théocrate national, dans le sens où il gouverne au nom de Dieu et en son royaume. Sous cet angle, il préfigure aussi l’absolutisme bourbon. Dans un chapitre intitulé « L’Église au pied du Trône », l’auteur montre comment la sacralisation du roi Très Chrétien sert un virulent autocratisme. En effet, le roi ne se satisfait pas de renvoyer l’Église à ses saints sacrements, il s’arroge lui-même une mission spirituelle et politique qu’il confie aux organes de coercition. À la faveur de la lutte contre l’hérésie, la traque des Templiers ou l’expulsion des Juifs du royaume, se met ainsi en place une « machine judiciaro-purificatoire » (p. 111) qui confine à un « terrorisme policier » avant l’heure (p. 110).
Parallèlement, Philippe IV impose une si forte domination sur le clergé que les institutions régaliennes et ecclésiastiques s’en trouvent métamorphosées. On assiste à une forme « d’absorption du religieux par le politique » ou, en d’autres termes, à une « inclusion de l’Église dans l’État ». Cette recomposition profonde illustre la détermination du monarque à consolider la puissance publique au détriment des institutions médiévales traditionnelles.
Au-delà de l’Église, c’est la structure féodale même que Philippe le Bel projette de saper. Depuis Philippe Auguste, le royaume n’est plus celui des Francs, mais celui de France (regnum Franciae). La nuance est fondamentale : l’autorité du souverain est censée s’imposer sur un territoire, là où celle du suzerain s’exerçait sur des feudataires. En s’attaquant aux privilèges de la noblesse, le Roi de fer accélère cette mutation du pouvoir, qui voit s’opérer la transition d’un système de réciprocité interpersonnelle (reposant sur les serments et autres codes d’honneur chevaleresques) à un régime prémoderne où la Couronne cherche à faire valoir sa prépondérance sur des sujets, qui lui doivent obéissance. Les liens vassaliques se distendent au même rythme que s’affirme la suprématie de l’État en gestation.
Ainsi, sous Philippe le Bel, les prérogatives nobiliaires s’amoindrissent : le roi condamne par ordonnances les guerres privées, taxe les seigneurs, réduit leurs attributs juridictionnels, et n’hésite pas à les soumettre à la question (la torture). Les baillis et sénéchaux, en charge de rendre la justice et de lever l’impôt au nom du roi, concurrencent barons et clercs. Par ailleurs, l’expansion importante du domaine royal [2] engendre un resserrement administratif, qui se matérialise dans le renforcement des organes centraux, tels que la Chancellerie et le Trésor.
Contribuant à cette consolidation institutionnelle, une nouvelle élite s’affirme : les hommes de lettres. Formés à Paris, Orléans, Montpellier ou Toulouse, diplômés de droit canonique ou romain, les légistes deviennent indispensables au fonctionnement d’une machine protobureaucratique, dont ils constituent les premiers rouages. À côté de l’ost militaire, ils incarnent une chevalerie « ès-lois » (p. 60). À l’instar de Gilles de Rome ou de Pierre Flote, ces juristes mettent leurs savoirs au service du pouvoir : par le truchement des actes et autres traités cachetés du sceau royal, ils entérinent les décisions prises par le monarque (par ex. l’arrestation de l’évêque Bernard Saisset), les justifient (au motif d’ingérence politique en l’espèce) et en légitiment les préceptes (ici, la primauté du temporel sur le spirituel). Selon la belle formule de l’auteur, le règne de Philippe le Bel aurait ainsi façonné « l’alliance de la puissance et de la connaissance » (p. 64).
Sous la plume de J. Krynen, le roi de Fer est dépeint comme un grand homme d’État auquel ses successeurs ont rendu un hommage appuyé. Louis XIV voyait en lui, rien de moins, que le « premier Roy de l’Univers ». Et pour cause, comme le résume notre auteur, la couronne reste jusqu’au XVIIe siècle au moins, « intellectuellement nimbée du capital de supériorité historique et de destin constitué au temps des luttes de Philippe le Bel » (p. 147). Ni la Révolution ni l’avènement des régimes républicains n’ont tari cet « orgueil communautaire » (p. 145) qu’incarnent après lui encore un Napoléon ou un de Gaulle.
par , le 12 juin 2023
Damien Larrouqué, « De fer et de France », La Vie des idées , 12 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./De-fer-et-de-France
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[1] L’usage de termes religieux tels que « sanctifié » ou « panégyrique » sont utilisés à dessein, moins dans une logique métaphorique, que pour souligner la grande dévotion d’un roi qui s’affichait fervent chrétien.
[2] Diverses modalités sont à l’œuvre : la Champagne et la Brie sont acquises par mariage ; Chartres, Montpellier, Lille, Lyon, la Soule ou encore la Bigorre par confiscation, négociation ou achat, tandis que le roi scelle un accord d’association avec les évêchés de Mende, du Puy et de Cahors, dont il devient coseigneur. De plus, il accapare par anticipation le Poitou en décrétant la masculinité perpétuelle d’un apanage – ce qui signifie qu’en l’absence d’héritier mâle, le fief concédé retourne dans le giron de la couronne.