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Recension Société

De l’Afrique imaginaire à la banlieue emblématique

Elijah Anderson, “The Iconic Ghetto”, The Annals of the American Academy of Political and Social Science


par Linda Haapajärvi & Rébecca Ndour , le 3 juillet 2013


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Quand la mobilité sociale des membres de minorités noires vient à perturber l’ordre dominant, ils se voient parfois remis à leur place. Un article d’Elijah Anderson montre comment le ghetto américain, institution sociale et répertoire culturel, contribue à l’exclusion des Africains-Américains. Quel en serait l’équivalent hexagonal ?

Recensé : Elijah Anderson, “The Iconic Ghetto”, The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 2012, 642, p. 8-24.

Un jour de janvier à Paris, je décide — c’est ici l’un de deux auteurs de ce texte qui témoigne — de profiter des soldes pour me préparer à un hiver qui s’annonce rude. J’en profite pour flâner, faire les grands magasins au chaud. J’observe cet environnement bouillonnant de centaines de touristes attirés par la mode de la capitale. Je me laisse emporter par la foule, empruntant des allées sans trop réfléchir. Soudain, je suis arrachée à mes rêveries par une voix d’homme qui maugrée. Visiblement pressé, un homme blanc, la cinquantaine, costume impeccable, s’impatiente derrière une dame noire, la soixantaine, emmitouflée dans un lourd manteau et qui semble mal à l’aise sur un escalator. Elle se cramponne solidement d’une main sur la rampe, et de l’autre à une jeune femme blanche qui l’accompagne. L’homme s’exprime : « si tu as peur des escalators, tu n’as qu’à rentrer chez toi ! » La dame cramponnée regarde la jeune femme qui l’accompagne, toutes deux ébahies, sans se retourner, s’éloignent. Je redescends immédiatement de mon nuage. L’homme crispé ne voit-il qu’une Noire, immigrée ou étrangère, pas à sa place parmi les clients blancs et les touristes asiatiques ? Me regarde-t-on aussi de la même manière ?

Il y aurait donc en France des nigger moments (Anderson 2011) caractérisés par une manifestation d’irrespect aigu envers les personnes noires. Il s’agit d’événements au cours desquels le Noir est rappelé à la réalité de sa couleur et de sa condition, supposée inférieure, parce qu’il a représenté, un instant, une menace face au statut du Blanc, gênant par sa présence dans un lieu réservé à la majorité ou occupant une place à laquelle il est inattendu. Dans l’article The Iconic Ghetto, le sociologue Elijah Anderson relate une expérience personnelle qui lui arrive au cours d’un jogging dans le milieu typiquement blanc de Cape Cod, destination de vacances cossue à proximité de Boston. Il se fait héler par un inconnu, un homme blanc qui crie depuis sa voiture en sa direction « Go home ! ». Malgré le contenu identique des propos, il semble que l’homme au volant et celui aux escalators ne renvoient pas leurs destinataires au même endroit. Alors qu’Anderson interprète qu’il est prié de rejoindre le ghetto, où serait renvoyée la dame rencontrée dans les grands magasins ?

L’analyse de la manière dont le ghetto remet en cause la mobilité sociale d’Américains noirs ne se transpose pas directement au contexte hexagonal en raison des différences historiques, sociales et culturelles entre les deux pays. Néanmoins, l’article d’Anderson invite à réfléchir aux conditions structurelles et aux représentations culturelles informant les rencontres interraciales en France, et propose des outils analytiques pour la mise en contexte et l’examen systématique des nigger moments. Si la plupart du temps ces rencontres se déroulent dans une ambiance de civilité conforme à l’ethos colour-blind français, des mécanismes d’exclusion, anodins, souvent ambigus, marquent les expériences vécues et l’accès à mobilité des Français noirs.

Le ghetto emblématique face à la mobilité des Africains-Américains

Malgré les progrès de l’intégration raciale (Racial incorporation), l’exclusion raciale façonne toujours la vie quotidienne des Africains-Américains en opérant de manières nouvelles. Dans son ouvrage Cosmopolitan Canopy, interprété comme optimiste et remarqué notamment pour l’analyse du rôle des espaces urbains non-ségrégués dans l’amélioration des relations interraciales [1], Anderson avait déjà entamé la réflexion sur ce thème. Le présent article examine le ghetto noir emblématique en tant qu’institution ségrégationniste socio-spatiale et répertoire culturel [2] stigmatisant. L’auteur met en avant l’extraordinaire persistance du ghetto dans l’imaginaire collectif américain, inchangé malgré l’ampleur contemporaine de la classe moyenne noire, l’avancement de Noirs américains dans les domaines scolaire et professionnel, et la baisse de la proportion de Noirs dans les ghettos américains. Les attributs péjoratifs associés au ghetto se projettent en effet avec la même facilité sur les citoyens africains-américains quelle que soit leur classe ou adresse.

Elijah Anderson souligne deux ambiguïtés liées aux manières dont le ghetto contemporain opère. D’un côté, le Noir issu de la classe moyenne qui évolue dans des milieux traditionnellement blancs subit un devoir de gestion continue de son apparence et de son comportement afin de ne pas être associé aux habitants du ghetto noir, aux stéréotypes de l’homme violent et irresponsable et de la femme hyper fertile et profitant abusivement des allocations sociales. Par ailleurs, quand son succès est reconnu, il reflète l’universalisme bienveillant de la société américaine plutôt que la réussite individuelle pourtant prisée dans ce contexte. Le citoyen noir qui réussit risque donc de passer pour un token qui sert à valider le bon fonctionnement des programmes visant l’intégration raciale et à masquer les inégalités persistantes.

Par conséquent, dans une société où les inégalités raciales seraient supprimées, les Africains-Américains les plus précaires sont eux plus aisément renvoyés à un manque d’effort individuel pour avancer. Et pourtant, Anderson identifie le chômage, le retrait de l’État social et la privatisation des bailleurs comme des forces structurelles majeures conduisant au maintien de l’enferment des Noirs dans les quartiers urbains dégradés et racialement ségrégués. La reproduction du ghetto, dans sa dimension sociale et physique, contribue à son tour à alimenter le répertoire culturel stigmatisant. Tout se passe comme si la mobilité sociale des uns rendait illégitime l’immobilité sociale des autres, et comme si l’immobilité des habitants du ghetto venait à saper la mobilité des Noirs issus de la classe moyenne.

Une minorité en cours de formation

En l’absence de statistiques précises, la population noire actuelle en France a été estimée à deux millions d’individus (Ndiaye 2008). Les Noirs y représentent environ 4-5 % de la population nationale, contre 12 %, soit environ 35 millions, aux États-Unis. La minorité noire américaine est composée majoritairement de descendants d’esclaves, citoyens américains depuis de nombreuses générations. La population noire française est quant à elle plus hétérogène et compte des natifs des DOM-TOM et des immigrés, ainsi que des descendants de ces derniers. Contre les 4 % que représentaient les immigrés en provenance du continent africain entier vers les États-Unis en 2009 (Capps, McCabe & Fix 2011), en 2010, 54 % des immigrés entrant en France arrivaient d’Afrique, et 42,8 % de cette population arrivant de pays hors Maghreb (INSEE 2012).

D’un côté une minorité historique, de l’autre une minorité en devenir, et pourtant les inégalités observées au sein des deux groupes se ressemblent. Les immigrés originaires d’Afrique subsaharienne sont surreprésentés aussi bien parmi les chômeurs (15 % contre 8 % de la population majoritaire en 2008) que dans les catégories socioprofessionnelles les plus basses (30% d’ouvriers non qualifiés contre 13%), et leurs descendants semblent hériter du statut professionnel des parents ainsi que d’un risque élevé de se trouver au chômage (Beauchemin, Hamel & Simon 2010). Certains ne voient dans cette situation qu’un prolongement des rapports coloniaux de domination et mettent en avant les multiples formes de discriminations qui frappent notamment la mobilité sociale des descendants d’immigrés (De Rudder & Vourc’h 2006). En effet, 67 % de Noirs déclarent avoir vécu des discriminations et identifient l’espace public et le travail comme lieux où de tels incidents se produisent le plus fréquemment (CRAN, TFN-Sofres 2007).

La mobilité résidentielle étant compromise par les difficultés de la mobilité sociale, les immigrés sont surreprésentés dans les quartiers urbains dégradés, plus intensément les originaires de la Turquie, de l’Afrique et de l’Asie du Sud-Est. En 1999, en France, 21,1 % des immigrés africains vivaient dans des quartiers ZUS, contre 5,9 % de la population française, et la ségrégation résidentielle a progressé depuis (Pan Khé Shon 2009). Pour comparaison, l’indice de dissimilarité entre les immigrés originaires d’Afrique subsaharienne et la population majoritaire française était cette même année 0,33 en France, contre 0,82 entre les populations blanche et noire de New York en 2000 (Préteceille 2009). La division de la ville en des espaces ethniques est ainsi bien moins prononcée en France qu’aux États-Unis. À la moindre ségrégation s’ajoute le caractère multiethnique des quartiers résidentiels français qui contraste avec les États-Unis où le ghetto noir et les enclaves ethniques caractérisent les grandes villes (Wacquant 1996).

L’Afrique, le chez soi imaginaire des Noirs ?

La transposition en France du stéréotype du ghetto emblématique est une affaire d’autant plus compliquée que l’on observe des divergences aiguës entre les deux pays. Alors que la ségrégation raciale de l’espace urbain baisse aux États-Unis (Iceland 2004), on observe son augmentation en France. Alors qu’est débattu l’avènement d’une ère post-raciale outre l’Atlantique, en France on commence tout juste à penser la minorité noire indépendamment du paradigme migratoire. Dans ce contexte, l’analyse d’Anderson peut pourtant nous aider à penser le chez soi imaginaire des personnes noires et à réfléchir à la nature des représentations culturelles stigmatisantes.

En invitant la dame noire à retourner « chez elle », l’autre client du grand magasin parisien sous-entend-il qu’elle est étrangère ? En tutoyant cette personne, ostensiblement plus âgée que lui, se positionne-t-il dans un rapport de supériorité par rapport à elle ? Les rencontres entre les Noirs et les Blancs dans des lieux inattendus sont façonnées par la disponibilité de figures stéréotypiques inséparables de la position sociale qu’occupaient historiquement les Noirs dans la société française. Alors que sur l’homme noir adulte est projetée l’image du travailleur immigré docile, éboueur ou ouvrier transpirant dans les usines de montage automobile, à la génération suivante revient celle de jeune non-intégré de la banlieue. Les rencontres avec les femmes sont informées par le puissant stéréotype féminin de la mère de famille nombreuse, analphabète, débarquée directement d’un village reculé d’Afrique, ignorante du fonctionnement des institutions, sauf des guichets de la CAF. Ces stéréotypes ne sont pas sans ressemblance avec ceux évoqués par Anderson car ils consistent également en des attributs sociaux et moraux infériorisant. La principale différence est dans la mobilisation en France de l’ordre colonial : au Noir est attachée l’image du subalterne qu’il convient de tutoyer et qui profite d’un statut provisoire sur le sol métropolitain.

Si les Africains-Américains sont systématiquement renvoyés dans le ghetto, l’Afrique semble primer comme adresse permanente présumée des Français noirs. Leur chez soi est une Afrique imaginaire que la majorité des Blancs ne connait que par l’intermédiaire des médias et de la fiction, en analogie parfaite avec le ghetto noir américain. En suggérant que la cliente noire a peur de prendre les escalators, l’homme blanc s’appuie sur la représentation péjorative des pays africains : économiquement et politiquement à la traîne, sous-développés, sans infrastructures ni techniques modernes et rempli de candidats à l’émigration. Depuis que la présence des immigrés africains et de leurs descendants s’est pérennisée en France et que ce groupe est surreprésenté parmi les habitants des banlieues populaires, une nouvelle adresse présumée est disponible. Ces stéréotypes ne sont pas sans ressemblance avec ceux évoqués par Anderson car ils consistent également en des attributs sociaux et moraux infériorisant. La principale différence est dans la mobilisation en France de l’ordre colonial et du statut de non-citoyen : au Noir est attachée l’image du subalterne qu’il convient de tutoyer et qui profite d’un statut provisoire sur le sol métropolitain.

Bien que nous observions des différences significatives entre les répertoires culturels américain et français qui informent les rencontres interraciales inattendues, une similitude majeure attire notre attention : la qualité durable et simpliste de ces répertoires peu sensibles à la transformation et à la diversité des positions occupées par les Noirs des deux côtés de l’Atlantique. Malgré l’ampleur actuelle de la classe moyenne noire américaine et le nombre croissant de citoyens français noirs, les puissantes ombres, tantôt du ghetto, tantôt de l’ordre colonial, planent sur cette population et servent à leur rappeler leur place dans l’ordre dominant. Pour revenir vers le sociologue américain : quelle serait la force des « canopées cosmopolites » [3] dans la transformation des manières de penser la minorité noire et quelle sont les limites d’une telle approche écologique ?

par Linda Haapajärvi & Rébecca Ndour, le 3 juillet 2013

Aller plus loin

Références

Anderson, Elijah, 2011, TheCosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life. New York, London : W. W. Norton & Company.

Anderson, Elijah, 2012, The Iconic Ghetto, The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 642, 8-24.

Capps, Randy, McCabe, Kristen & Fix, Michael, 2011, New Streams : Black African Migration to the United States. Washington D. C. : Migration Policy Institute.

CRAN, TNS-Sofres, 2007, Les discriminations à l’encontre des populations noires de France. Enquête réalisée par le Conseil représentatif des associations noires et TNS-Sofres.

De Rudder & Vourc’h, 2006, Les discriminations racistes dans le monde du travail, in Fassin, Didier & Fassin, Éric (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française. Paris : La Découverte.

Iceland, John, 2004, Beyond Black and White : Residential Segregation in Multiethnic America, Social Science Research 33 (2), 248-271.

INSEE, 2012, Immigrés et descendants d’immigrés en France. http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/default.asp?page=abonnements/dossiers_actualite/situation-des-immigres.htm.

Lamont, Michèle, 2000, The Dignity of Working Men. Morality and the Boundaries of Race, Class, and Immigration. Cambridge, MA : Harvard University Press.

Ndiaye, Pap, 2008, La condition noire. Essai sur une minorité française. Paris : Calmann-Lévy.

Pan Ké Shon, Jean-Louis, 2009, Ségrégation ethnique et ségrégation sociale en quartiers sensibles. L’apport des mobilités résidentielles. Revue française de sociologie, 50 (3), 451-487.

Préteceille, Edmond, 2009, « La ségrégation ethno-raciale a-t-elle augmenté dans la métropole parisienne ? », Revue française de sociologie, 50 (3), 489-519.

Wacquant, Loïc (1996) Red Belt, Black Belt : Racial Division, Class Inequality, and the State in the French Urban Periphery and the American Ghetto, in Mingione, Enzo (dir.) Urban Poverty and the “Underclass” : A Reader, Oxford and New York : Basil Blackwell.

Pour citer cet article :

Linda Haapajärvi & Rébecca Ndour, « De l’Afrique imaginaire à la banlieue emblématique », La Vie des idées , 3 juillet 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./De-l-Afrique-imaginaire-a-la

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Notes

[1Tonnelat, Stéphane, 2012, «  L’Amérique, modèle de civilité  ?  », La Vie des Idées.

[2Nous empruntons le terme répertoire culturel à Michèle Lamont (2000) et le définissons comme la sociologue en tant que structure culturelle.

[3Dans son ouvrage portant le titre identique, Anderson traite du rôle des espaces urbains mixtes dans la ville ségréguées dans l’apaisement des tensions interraciales. Il appelle ces espaces où règne l’esprit de civilité des canopées cosmopolites.

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