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Recension Société

De l’auto-analyse à la critique sociale

À propos de : Didier Eribon, La société comme verdict, Fayard


par Massimo Prearo , le 3 janvier 2014


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Poursuivant l’auto-analyse engagée dans Retour à Reims, Didier Eribon fait de celle-ci une clé pour saisir les rapports de classes. Mettant la honte au centre de ses analyses, il en fait un levier pour une critique sociale qui ne soit pas une apologie du populaire. Reste à savoir si ce geste n’occulte pas la complexité des mondes populaires.

Recensé : Didier Eribon, La société comme verdict, Paris, Fayard, 2013, 280 p., 19€.

« ... Seule une analyse théorique toujours renouvelée des mécanismes de la domination, dans leurs innombrables rouages, registres et dimensions, alliée à une indéracinable volonté de transformer le monde dans le sens d’une plus grande justice sociale, nous permettra de résister, autant que faire se peut, aux diverses formes de la violence oppressive et de mettre en œuvre ce qu’il sera enfin légitime d’appeler une politique démocratique. » (p. 277) Ce sont les dernières lignes de La société comme verdict, qui résument le projet du « cycle du retour » de Didier Eribon, mais sans doute aussi de l’ensemble de son œuvre.

Après de nombreuses publications et interventions sur la « question gay », avec Retour à Reims, publié en 2009, puis en édition de poche en 2010, Didier Eribon opère un tournant sociologique, au moment de la mort de son père, événement qui le pousse à ouvrir le dossier de son appartenance et de sa position sociales pour en faire l’auto-analyse. Là où Roland Barthes, perdant sa mère, entreprend l’écriture d’un Journal de deuil, autographiant les émotions et les sentiments qui le bouleversent, Didier Eribon s’emploie à revenir sur sa trajectoire pour explorer une « interrogation indissociablement personnelle et politique sur les destins sociaux, sur la division de la société en classes, sur l’effet des déterminismes sociaux dans la constitution des subjectivités, sur les psychologies individuelles, sur les rapports entre les individus » (RR, p. 19). Accompagnés des auteurs qu’il a admirés, connus, et longuement étudiés, Pierre Bourdieu et Michel Foucault, et s’inspirant d’écrivains proposant, « en dehors de la fiction », « une posture d’écriture » qui est « exploration de la réalité extérieure ou intérieure, de l’intime et du social dans le même mouvement » [1] , comme Annie Ernaux, Didier Eribon déplace ainsi le curseur de sa réflexion et de sa démarche de la généalogie théorico-politique de l’homosexualité — où la littérature de Proust, de Wilde, de Genet, entre autres, occupait déjà une place centrale — à l’« introspection sociologique » (SV, p. 11).

L’analyse de soi et des autres

Didier Eribon ne s’observe pas comme un autre, mais plutôt comme un terrain d’où regarder les autres, comme le site d’observation de la proximité paradoxale que vivent les transfuges de classe par rapport à leur condition sociale d’origine [2]. Pourquoi, après avoir étudié les dynamiques de l’injure constitutives de la subjectivité gay et les traces indélébiles qu’elles laissent sur celles et ceux qui les subissent et les craignent dans tous les domaines de la vie sociale, et après avoir écrit un livre sur la honte ressentie à l’égard de sa provenance sociale et de sa famille, a-t-il eu à nouveau honte d’apparaître sur la photo de couverture de poche de Retour à Reims aux côtés de son père, au point de couper et détruire la photo ? Telle est la question qui ouvre l’ouvrage. À partir du sentiment de honte à l’égard d’un milieu social dont il s’est déraciné et qu’il raconte avoir dissimulé par des stratégies à la fois d’évitement et d’assimilation, la sociologie du retour qu’il propose permet « de réfléchir, d’un point de vue plus général, sur ce qu’est un "individu", sur ce qu’est le "moi", sur les mécanismes de sa constitution et les conditions de son rapport aux autres et au monde » (SV, p. 64). Dans Retour à Reims on accédait à l’univers social et familial d’une classe populaire et dominée qui a inscrit en lui « un dégoût de cette misère, un refus du destin auquel j’étais assigné et la blessure secrète, mais toujours vive, d’avoir à porter en moi, à jamais, ce souvenir » (RR, p. 99). Dans La Société comme verdict, Didier Eribon insiste à nouveau sur la coupure opérée, sur la « désidentification avec sa classe d’origine » (p. 126) et, partant, sur les structures, les déterminations et les tensions dévoilées par cette prise de distance. Si le projet reste donc auto-socio-analytique, l’objet est renouvelé.

La thématique de la mémoire, par exemple, introduit à une sociologie de l’absence de mémoire de la classe ouvrière, où les objets les moins nobles, comme des devis et des factures retrouvées dans une enveloppe conservée par son père au fond d’un carton, signalent l’absence d’un héritage que l’on pourrait faire valoir en guise de capital symbolique, caractéristique des dominants. Ce sont les livres, l’histoire et la littérature qui constituent les instruments de l’émancipation, de la construction d’une trajectoire à soi, et qui opèrent en même temps la coupure avec un monde que Didier Eribon décrit comme sans livres et surtout sans histoire. Les retours, sur soi et sur ce monde détesté mais jamais véritablement éloigné, sont donc des opérations de reconstruction généalogique : « Ma généalogie est celle des opprimés » (p. 172), écrit-il.

Mais la dénonciation des logiques de domination qui pèsent sur les classes populaires ne signifie pas, écrit Didier Eribon en relisant « le biais masculin, masculiniste » (p. 219) exprimé par Richard Hoggart dans La Culture du pauvre, « qu’on doive célébrer ces valeurs, ces modes de vie et ces manières d’être et de penser » (p. 218-219). Car cela reviendrait à s’arrimer sur des « déplorations nostalgiques qui, avant-hier, hier, aujourd’hui et demain sans doute, voulaient, veulent et voudront opposer les modes de vie à l’intérieur desquels les rôles et les relations sont réglés et codifiés par les structures traditionnelles de la vie de famille aux dangers d’un délitement généralisé des relations sociales provoqué par les aspirations "individualistes" à l’émancipation par rapport aux modèles hérités » (p. 220). L’apologie des codes et des valeurs des classes populaires produirait alors une sociologie naïve incapable de mettre au jour les formes de domination produites et reproduites en leur sein, sous prétexte d’une résistance spontanée aux valeurs de la société libérale.

C’est donc une sociologie critique de la domination que propose Didier Eribon dans ce livre. L’introspection sociologique est un appui, et non pas une fin en soi et pour soi. La critique prend alors la forme d’une mise au jour de la violence subie mais aussi exercée par les classes populaires qu’il décrit : ainsi le racisme et le sexisme ordinaires, l’attachement au petit bonheur quotidien qui voile les instruments et les structures de la domination, « cette complicité que les dominés accordent à leur domination, et qui vient du fait qu’on est tellement fabriqué par l’ordre du monde — social — qu’on devient responsable de la reproduction de celui-ci : on en valide la légitimité et le fonctionnement, même lorsqu’on le conteste ou le combat à un autre niveau afin de le changer » (p. 66-67). Retraçant les portraits de ses deux grands-mères, il dépeint le tableau de ce qui semble prendre les traits d’un destin de la domination : « elles étaient destinées à perdre la partie, car l’adversaire était trop fort pour elle ; ou, du moins, elles manquaient d’armes » (p. 152).

La réalité comme moment critique de la sociologie ?

Le choix d’un regard critique est une stratégie visant à éviter les pièges du misérabilisme, qui ferait s’apitoyer sur le sort rageant de ces milieux populaires, d’un côté, et du populisme, qui serait l’apologie d’un monde autonome et potentiellement révolutionnaire résistant à l’embourgeoisement néo-libéral consommé par les classes supérieures, de l’autre : deux formes d’un même préjugé, d’un même privilège intellectuel aussi, comme l’avaient déjà établi Claude Grignon et Jean-Claude Passeron [3]. Mais la réalité semble résister à la critique [4]. Et l’auteur de constater, en rappelant le découragement ressenti à l’égard de l’absence de lucidité critique et politique de ses parents : « Ils ne voulaient pas "faire la révolution" ! Ils voulaient "faire construire un pavillon" » (SV, p. 207).

Ainsi, l’analyse sociologique de Didier Eribon, si elle fait écho pour son lectorat à des expériences proches qui, par identification et reconnaissance, favorisent la formulation des troubles dans la classe qui habitent les transfuges, semble ne jamais rencontrer celles-là et ceux-là mêmes pour qui la domination prend la forme d’un destin inéluctable, jamais tout à fait compris et jamais véritablement contesté. L’observation et la critique des autres par le retour sur soi conduit alors à s’interroger sur la volonté d’émanciper qui semble animer ce livre. Car le principe critique comme postulat de départ de l’observation introspective peut déboucher sur une stylisation, selon laquelle la classe populaire dont il est question se trouve en permanence objectivée et réduite en catégorie sociologique, et d’une certaine manière déréalisée [5].

Il ne s’agit pas de se limiter à faire une sociologie de la justification, ou une sociologie qui justifierait aveuglément le statu quo, mais de renoncer à l’a priori de l’aliénation indépassable des classes populaires et de considérer les pratiques sociales, non seulement comme le produit des verdicts que la société imprime sur les individus, mais aussi comme la concrétisation d’un savoir populaire toujours mouvant, perméable et contextuellement hétérogène. Certes, le regard du « revenant » est circonscrit au cercle étroit du champ d’action familial, et justifie de fait les effets parfois inattendus de réduction et d’homogénéisation sociologique, mais l’ambition politique émancipatrice qui traverse de bout en bout l’ouvrage, tend à durcir les traits d’un univers social figuré comme fermé et réfractaire. On peut se demander si l’ambition critique du sociologue, lorsqu’elle fait office de manifeste politique, ne finit pas par entraver l’écriture de la réalité, et donc son analyse.

L’entreprise courageuse et puissante d’introspection présentée magistralement dans Retour à Reims, au croisement d’une sociologie de l’intime et d’une critique de l’ascension sociale, s’achève dans le geste redoublé de La Société comme verdict en soulevant la question de sa propre limite. Une critique sociale autocentrée, qui fait l’économie de descriptions quantitatives et qualitatives de la réalité, qui monte en généralités et débarque à sa guise dans les bas étages des quartiers dominés du monde social en empruntant l’ascenseur de la théorie, ne risque-t-elle pas précisément de réduire l’entreprise sociologique à un exercice de pensée ?

par Massimo Prearo, le 3 janvier 2014

Pour citer cet article :

Massimo Prearo, « De l’auto-analyse à la critique sociale », La Vie des idées , 3 janvier 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./De-l-auto-analyse-a-la-critique

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Notes

[1A. Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Gallimard, 2011, p. 36.

[2Sur la trajectoire «  déchirée  » des transfuges de classe voir également R.-M. Lagrave, «  Se ressaisir  », Genre, sexualité & société, 4 | Automne 2010, mis en ligne le 05 décembre 2010, consulté le 30 octobre 2013.

[3C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Gallimard/Le Seuil, 1989.

[4Sur cet aspect voir le texte de Luc Boltanski, «  Pourquoi ne se révolte-t-on pas  ? Pourquoi se révolte-t-on  ?  », Contretemps, n. 15, 2012. http://www.contretemps.eu/interventions/pourquoi-ne-se-révolte-t-pas-pourquoi-se-révolte-t

[5Pour une réflexion sur les «  classes populaires  » comme catégorie sociologique, voir Olivier Schwartz, «  Peut-on parler des classes populaires  ?  », La Vie des idées, 13 septembre 2011.

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