Pour Frédéric Worms, l’assistance ne doit pas s’approcher seulement en termes quantitatifs, comme une prestation ou un secours, mais aussi et d’abord comme une relation complexe et fondamentale. Cet article en dessine les linéaments.
Pour Frédéric Worms, l’assistance ne doit pas s’approcher seulement en termes quantitatifs, comme une prestation ou un secours, mais aussi et d’abord comme une relation complexe et fondamentale. Cet article en dessine les linéaments.
Lors du forum « Refaire société », qui se tiendra à la Mc2 de Grenoble du 11 au 13 novembre prochains, Frédéric Worms s’entretiendra avec Philippe Warin et François de Singly sur "Protection ou autonomie ?" Débat animé par Nicolas Duvoux, samedi 12 novembre à 16h 30.
On enferme souvent l’idée d’assistance dans un débat sommaire, qui prend la forme d’une alternative, sinon absolue (en faut-il, ou pas), du moins quantitative (combien en faut-il). On est alors cerné par les deux limites ou les deux spectres de l’assistance, celui d’une assistance minimale, presque par défaut, de premier secours, ou celui d’une assistance maximale, supposée tout prendre en charge. L’idée d’assistance publique, ainsi, est associée en France tout à tour à ces deux spectres : un minimum presque anonyme et souvent violent, ou un maximum censé tout surveiller et remplacer ; un quasi-abandon, ou un « assistanat » supposé. Les petits frères des pauvres, ou Big Brother, aux deux extrêmes de la fraternité, ou empêchant de penser la fraternité. Que le premier risque soit (ou ait été) une réalité et le deuxième un fantasme (ou une idéologie) n’y change pas grand chose ; l’enjeu est là, qui grève tout le débat sur la politique du soin et des relations sociales.
Le but de cet article est de déplacer ce débat redevenu central aujourd’hui, en faisant d’abord retour sur l’idée d’assistance elle-même, pour introduire d’une manière bien différente de celle que l’on vient d’évoquer, aux enjeux politiques du soin, et à une politique fondée sur les relations sociales. L’idée centrale en est la suivante : l’assistance ne renvoie pas à une tâche simple, susceptible seulement d’une approche quantitative (d’un accroissement ou d’une diminution, comme une prestation ou un secours), mais à une relation complexe et fondamentale à la fois, qui demande, à partir du « minimum » qu’est en effet l’assistance, à être approfondie d’une manière qualitative dans chacune de ses dimensions, et qui renvoie à la priorité des relations dans la vie humaine, collective et sociale aussi bien qu’individuelle.
Il ne s’agit pas de faire de l’assistance l’alpha et l’oméga de la politique et de notre vie ; notre vie individuelle ni notre vie sociale ne sauraient se résumer à l’assistance, ou culminer dans l’assistance. Bien au contraire, elle reste un « minimum ». Mais il s’agit de préciser cette idée, en soulignant les trois points suivants :
– en analysant d’abord les différents aspects de l’assistance comme telle, de l’idée d’assistance, du moindre geste d’assistance, qui, bien loin en effet d’être simple, comprennent plusieurs dimensions (nous en distinguerons quatre), même si c’est de façon, à chaque fois, « minimale » ;
– en montrant ensuite comment l’approfondissement de chacune de ces dimensions ne consiste pas dans un accroissement quantitatif mais dans une transformation qualitative, que prend en charge selon nous l’idée de soin, à son tour bien plus complexe (et tendue) mais aussi bien plus importante, que l’on ne croit, porteuse en fait d’une véritable alternative politique d’ensemble ;
– en revenant enfin au principe, c’est-à-dire à l’idée de relation entre les hommes , considérée comme un fait premier et positif, dans la constitution des individus, que, bien loin d’absorber, elle rend possible, comme dans celle de la société et de la politique ; c’est à ce primat des relations que renvoie en réalité (par delà les idéologies) le fait même de l’assistance, certes issu d’une dépendance, mais constituant des sujets capables et agissants, et exigeant une institution.
Ce n’est pas sur le plus ou le moins d’assistance, mais sur l’acceptation ou non de ce primat de la relation, que se joue le clivage social et politique le plus fondamental dans nos démocraties (qui oppose en un sens la « droite » et la « gauche »). Mais il faut, avant d’en venir là, passer d’abord par les étapes que l’on vient d’évoquer.
On peut distinguer à nos yeux dans « l’assistance », dans le moindre geste d’assistance, quatre aspects. On les décrira pour eux-mêmes, dans leur caractère immédiat mais aussi minimal, avant de montrer ensuite comment ils peuvent se retrouver dans une relation plus complète de soin, inspirant et exigeant des politiques précises et concrètes.
Assister, dira-t-on tout d’abord, c’est assister quelqu’un. C’est en effet, au sens le plus général, adjoindre ses forces à celles de quelqu’un d’autre, pour la réalisation d’une tâche, d’un besoin (parfois vital) qu’il ne peut remplir tout seul. Or, quel est le point le plus important ici ? Ce n’est pas ou pas seulement celui que l’on croit. Ce n’est pas le fait que la relation soit fondée sur une asymétrie ou une dissymétrie, entre un homme plus faible et un homme plus fort qui vient l’aider. C’est au contraire d’abord le fait que la relation d’assistance implique un point commun et même un point d’égalité, fût-il minimal, entre les hommes. Elle implique en effet de les considérer conjointement comme des « sujets » dotés, même au minimum, de « force », c’est-à-dire d’une capacité à accomplir des actions. Celle-ci peut être suffisante ou insuffisante, plus ou moins grande chez l’un et chez l’autre, il n’empêche qu’elle est présente en tant que telle chez l’un et chez l’autre, qu’elle est du même ordre chez l’un et chez l’autre. L’assistance implique donc (pour le dire en termes philosophiques) une « reconnaissance », et, qui plus est, « intersubjective ». À quoi tient alors le côté minimal de cette reconnaissance ? Il ne tient pas, ou pas encore, à la différence des forces, il tient, bien plutôt à ce qu’on n’envisage les « sujets », les subjectivités, que sous l’angle de la force, de la capacité à accomplir la tâche considérée. C’est ce qui caractérise l’assistance : je ne te considère (toi, orphelin sans secours, homme sans abri, usager en panne de tel ou tel objet technique etc.) que sous l’angle de la force. C’est tout. Ce n’est pas rien : c’est déjà, en effet, une reconnaissance, et même décisive, nous dirons même qu’elle est déjà fondée en principe sur une reconnaissance d’égalité. De fait, si nous pouvons participer ensemble à cette même tâche que tu ne peux accomplir tout seul, c’est que nous sommes égaux devant elle, et entre nous dans le principe, sinon dans le degré de cette capacité (Amartya Sen dirait peut-être ici de la « capabilité »). C’est déjà décisif à tous égards. Ce qui fait la limite de l’assistance, ce n’est donc pas d’abord la différence de degré de la force, même si celle-ci peut devenir un problème, c’est encore une fois qu’on ne considère autrui que sous cet angle. On fait abstraction de sa subjectivité individuelle, on ne regarde que ses forces ; peut-il sortir tout seul de l’eau où il semble se noyer, peut-il, ou elle, se nourrir, se déplacer, s’habiller tout seul, etc. ? Cette estimation de la subjectivité d’autrui (et de la mienne qui peut l’aider) sous l’angle de la force, est un puissant facteur d’égalité et de relation, mais c’est un angle restreint, limité, minimal.
Il y a donc bien, sur ce premier plan de la relation d’assistance, un premier risque, que l’on a souligné au passage. C’est celui, en effet, que la différence ou l’asymétrie entre les forces soit telle qu’elle devienne une différence absolue, considérée comme objective ou comme « objectivante », entre les sujets, de sorte que l’assistance ne soit plus une relation entre des sujets capables, mais entre un sujet agissant et un sujet subissant ou même entre un sujet et un « objet ». Le même fait qui rend l’assistance nécessaire la rend dangereuse. La dissymétrie des forces devient la source du pouvoir, et même de l’abus de pouvoir. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Cela signifie-t-il qu’il faille critiquer l’assistance, comme si elle menait forcément à cet abus de pouvoir, avec ce double risque de ce qu’on appelle « l’assistanat », celui de la soumission, mais aussi de la domination ? Cela ne signifie-t-il pas plutôt que, au delà de l’accroissement quantitatif de l’assistance et des risques qu’il comporte, on doive passer de l’assistance au soin, avec la différence entre les deux ? C’est ce qu’il nous semble. Cela n’enlève rien à l’importance de l’assistance, mais dit tout de la nécessité d’aller plus loin. Ce n’est d’ailleurs pas le seul aspect qui l’implique et il faut maintenant analyser de plus près l’assistance elle-même.
Un deuxième aspect de cette relation doit en effet être souligné, qui ne peut se confondre avec le premier. Il concernera cette fois, si l’on veut résumer, celui qui assiste, son « savoir » et son « pouvoir » ou son « dévouement », trois aspects également décisifs, distincts, présents dans le moindre geste d’assistance, quoique à nouveau de façon minimale. L’assistance suppose d’abord l’identification de besoins précis, et d’une capacité, non moins précise, à y répondre. Il y a une blessure, il faut la traiter ; un obstacle, le franchir ; un danger, l’affronter. L’assistance est donc déjà un savoir. Mais ici aussi on rencontre vite ce qui la rend minimale. Ce qui caractérise l’assistance, n’est-ce pas en effet d’être un secours ponctuel que l’on « fournit », sans se préoccuper cette fois, non pas des autres aspects du sujet assisté, mais des autres aspects du problème ou du « mal » ? L’assistance se limite à l’identification et la satisfaction des besoins, faisant leur part même à ces besoins parmi « ce qui est vital » [1]. Elle assure le maintien dans l’existence de ce qui est menacé dans sa continuation même. C’est comme la maintenance du vivant. Certes, elle en montre aussi par là même quelque chose d’essentiel : le vivant, justement, se définit par cette continuation, sous la menace de cette interruption. Mais si le soin comporte un risque, celui de développer ce savoir et ces techniques pour eux-mêmes, en oubliant leur source vitale, en renversant donc le thérapeutique ou le négatif en démarche d’amélioration et de perfection supposée plus positive ; l’assistance, elle, comporte le risque inverse, celui, en effet, ici aussi, de se contenter du minimum. Il faut à nouveau en tirer cette double conclusion : ce minimum est indispensable ; mais ce qui le complètera n’est pas juste son accroissement quantitatif, mais sa transformation qualitative. Ce n’est pas tout, car on rangera aussi sous ce deuxième registre de l’assistance ce qui en fait une relation sociale et une relation de pouvoir, sa double asymétrie, son double aspect, qu’elle partage avec le soin, mais de façon minimale, de « service » et de « domination ». Assister, c’est à la fois se mettre au service d’autrui, et le faire dépendre de notre compétence ou de notre vouloir. Ainsi, paradoxalement, je dépends de l’assistance, mais je minore ou dévalue le rôle de ceux qui m’aident ou qui m’assistent, j’en fais de simples « assistants » ou des « aidants » (comme on dit aujourd’hui) ! On retrouvera cette dimension paradoxale d’un pouvoir qui appelle une critique, et d’une dévaluation qui exige un respect, au cœur des politiques du soin ou du « care » !
On sera plus bref sur le troisième aspect, qui est pourtant essentiel et à tous égards premier, l’aspect que l’on dira proprement moral. Dans sa nudité, en effet, il met à jour une dimension fondamentale, mais plus complexe que l’on ne croit, de la vie sociale. L’assistance est un devoir. Elle surgit d’une menace qui affecte non seulement la vie des uns, ou des autres, mais les relations entre les uns et les autres, et, en un sens, de tous. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit spontanée, ou universelle, ou que devant un homme qui meurt de faim, chacun aussitôt agisse et l’assiste ! Cela se saurait. Cela montre au contraire, si l’on ose dire, que l’assistance a un contraire, qu’elle ne peut et ne doit se penser que contre son contraire, sur le fond toujours possible et même réel, de la non-assistance, y compris à « personne en danger ». Cette expression juridique, pourtant, le montre bien : ici aussi, la notion d’assistance a quelque chose de minimal ; ce n’est pas tant l’assistance qui est exigée que la non-assistance qui est condamnée (avec des critères et des limites d’ailleurs du plus haut intérêt). Mais cela suffit à montrer sa double importance morale, l’exigence d’où elle surgit, et la polarité qui la traverse, la normativité non seulement vitale mais morale qui la définit, et avec elle, en effet, toutes les relations humaines.
L’assistance a enfin en français du moins un autre sens, qu’il importe de ne pas négliger, même si lui aussi comporte un risque dans son aspect minimal. C’est le sens que l’on trouve lorsqu’on parle de « l’assistance » à un spectacle, du fait d’assister « à » quelque chose. Or, il faut voir là tout autre chose qu’un jeu de mots. Il n’y a pas d’assistance, pas de soin non plus et finalement pas de relation entre les hommes, sans perception mutuelle, et sans constitution aussi, entre les hommes, d’un espace que l’on dira public, d’un monde. Le côté minimal de l’assistance s’inverse alors. Ce n’est plus l’objet de l’assistance qui risque d’être passif, mais son sujet, risquant de devenir non plus un acteur, mais seulement un spectateur (à distance, plus ou moins grande). J’assiste, ou plutôt « nous » assistons (car l’assistance est alors publique, par principe) à la souffrance d’autrui au lieu de l’assister dans cette souffrance.
On le voit, l’assistance est donc complexe, et minimale à la fois ; elle a plusieurs dimensions, on ne peut la réduire à une dépendance ou à une prestation ; mais on ne peut non plus se contenter d’elle, puisqu’elle reste minimale dans chacun de ces ordres. Il faut donc à la fois l’assumer (elle correspond à une multiple nécessité), la critiquer (lorsqu’elle prétend devenir exclusive), et la dépasser, et cela, non pas en abandonnant, mais au contraire en approfondissant chacune des dimensions que l’on vient d’évoquer. C’est ce que permettrait de faire à nos yeux une étude complète de la relation de soin. Nous ne ferons ici autre chose que l’esquisser.
On pourrait résumer d’une formule ce dont nous voudrions esquisser ici le tableau, qui devra être développé ailleurs [2] : le soin n’est pas seulement secours objectif, mais soutien à une subjectivité, appelant à une politique du soutien ; le soin n’est pas seulement service ou pouvoir, mais implique la reconnaissance de ce service (ou de ce travail) et la limite (ou l’institution) de ce pouvoir, appelant à une politique de cette reconnaissance ; le soin n’est pas seulement bienveillance, mais implique aussi la possibilité de la malveillance ou de la violence, et appelle à une politique de justice, des principes de justice, et même du soin, au second degré qui est aussi décisif que le premier, du soin de ces principes ! Enfin, le soin n’est pas seulement spectacle mutuel entre les hommes, mais constitution et souci d’un monde commun, naturel et culturel, appel à une politique de ce souci et de ce monde, à une cosmopolitique.
C’est en ce quadruple sens, en tout cas, que le soin nous semble prolonger, non pas du point de vue d’un accroissement quantitatif, mais du point de vue d’une transformation qualitative, décisive, ce que contient déjà en elle, comme on vient de le voir, la notion d’assistance. On l’indiquera seulement d’un mot pour chacun de ces aspects, en indiquant aussi à chaque fois ce qui nous semble être une conséquence politique précise et concrète, dans le moment présent, permettant le projet d’une alternative politique d’ensemble, qui ne serait cependant rien d’autre qu’un retour à un principe politique premier, sur lequel on reviendra d’un mot pour finir.
Soigner, tout d’abord, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs [3], ce n’est jamais seulement traiter un mal objectif, ni même seulement secourir un sujet blessé ou assister un sujet impuissant, c’est faire tout cela par égard pour ce sujet même et ainsi le créer non pas seulement comme un objet d’attention, mais comme un sujet à part entière, qui nous constitue aussi comme sujet par son attention à notre égard, de sorte que cette constitution réciproque crée quelque chose qui n’existait avant dans aucun des deux sujets (par exemple, l’amour ou l’amitié). Ainsi, ce que l’assistance ne parvenait pas à faire, n’avait pas besoin de faire, mais dont elle était la préfiguration, le soin ne peut s’en passer ; c’est par essence qu’il est soin de quelqu’un pour lui-même. Mais alors, dira-t-on (puisque l’on veut aller vers des applications précises et concrètes), en tirer des conséquences politiques ne reviendra-t-il pas à ajouter au soin physique ce soutien psychique, comme une tâche collective de plus, à exiger du secours ou de l’assistance sociale, en plus, de l’amour ? C’est bien entendu de tout autre chose qu’il s’agit ! Une politique du soutien ne sera pas une politique distribuant de nouvelles prestations, mais une politique du soutien au soutien, et donc de prise en compte publique des relations interindividuelles et intersubjectives, comme lorsqu’on permet à la mère de rester avec son enfant dans les services hospitaliers de pédiatrie, comme lorsqu’on commence à penser la place des « proches » dans l’éthique et la pratique de la médecine, ainsi dans le cas des pathologies du vieillissement. Ce sera aussi une politique de l’individuation des soins. Et enfin de la médiation entre soutien et autonomie (créée ou recréée par le soin, autant qu’il est suscité par ses limites), dépendance et indépendance. Elle n’accroîtra pas le budget de l’assistance, mais instituera (y compris symboliquement) la transformation de celle-ci en relation réelle de soin.
Le second aspect est très directement pris en charge par deux voire trois grandes traditions éthiques, sociales et politiques : les éthiques du « care » qui demandent la reconnaissance du travail du soin, les critiques de la « biopolitique » comme pouvoir sur le vivant, et les éthiques du dévouement ou de la vulnérabilité. À nos yeux d’ailleurs aucune des trois ne saurait suffire, et le moment présent est caractérisé par leur rencontre, leur convergence, mais aussi leur différence. Mais quoi qu’il en soit, une politique du soin sera une politique du respect (de ceux qui travaillent, du travail effectif du soin), des droits (ou de la critique des abus de pouvoir) ainsi que du bénévolat et du dévouement aux plus faibles. Là aussi, il n’est pas question d’un accroissement quantitatif, mais d’une réelle prise en compte qualitative. Le soin est un métier (ou une grande, immense diversité de métiers, du soin des corps à l’éducation en passant par les soins infirmiers et médicaux) méconnu et relégué souvent sous le nom d’assistance ; il doit devenir le centre d’une politique sociale. De même les abus de pouvoir sont au cœur des revendications contemporaines ; ils doivent être pensés sous cet angle. Enfin, la « vulnérabilité » n’est pas un slogan, mais une série de tâches et de dimensions concrètes (accessibilité, pénibilité etc.) qui appellent là aussi non pas un accroissement quantitatif infini, mais une reconnaissance symbolique et matérielle décisive.
Il en sera de même du soin des principes politiques, liberté et égalité, sans lesquels il n’est pas de politique du soin. Chaque relation humaine les implique déjà, mais a fortiori les relations de soin, avec leur double asymétrie et leur ambivalence propre, source de violences et de violations [4]. Cela implique donc une politique non seulement de solidarité sociale, mais de véritable égalité politique, ou si l’on veut des droits et libertés dans les relations sociales. Ce que le soin ajoute ici à l’assistance, c’est précisément ce redoublement paradoxal et néanmoins vital : l’institution politique des principes, et même l’institution du politique comme tel. Il n’y a pas de politique du soin sans soin du politique.
Il en ira ainsi enfin du souci, en tant que souci du monde, culturel aussi bien que naturel. Là où l’assistance risque de n’être publique que de façon minimale, le soin implique de manière constitutive une préservation et même une création du monde commun. Il implique la reconnaissance de la priorité de cette double tâche entre les hommes : soin du monde naturel, au delà des hommes, mais entre eux ; et soin du monde culturel, des cultures dans leur diversité, et leurs relations, c’est-à-dire aussi de l’art et de la beauté, de la culture à la fois effet et condition, là aussi, des relations entre les hommes. Ainsi, bien loin d’être seulement un surcroît quantitatif et négatif de secours, le soin est-il une création qualitative et positive, individuelle et interindividuelle, sociale et politique. C’est en cela que, avec l’assistance, et au delà d’elle, il renvoie finalement au primat, politique, mais aussi philosophique (ou si l’on veut existentiel) de la relation.
Si, comme on a tenté de le montrer ici, la vraie question n’est pas celle du trop ou du trop peu d’assistance (et moins encore d’assister ou pas ceux qui en ont vitalement besoin), mais celle des différents genres d’assistance, correspondant à des ordres eux-mêmes différents de besoins, alors une politique juste ne sera pas une politique du tout ou rien, d’un petit minimum ou d’un grand maximum, de l’accumulation ou de la condescendance, mais une politique qui respecte plusieurs exigences à la fois premières (minimales si l’on veut) et absolues (ou maximales). Mais il restera entre toutes ces exigences un point commun, et même un double point commun, qui justifiera leur analogie avec l’assistance ; et qui fera aussi le partage entre différentes manières de concevoir la politique.
Ce point commun fondamental, à double détente, nous paraît être le suivant : il consiste à reconnaître que nous, individus, sommes dépendants, pour exister, de certaines relations, ce qui, en outre, entraîne une certaine exigence concernant la société prise comme un tout, c’est-à-dire une exigence politique. On peut faire en effet de ce constat, selon la manière dont on le prend, une ligne de partage.
Une première approche (on serait tenté de la dire « de gauche ») sera celle qui admettra, comme un fait primitif, mais aussi positif, y compris pour les individus eux-mêmes, dans ce qu’ils ont de plus individuel, ce primat de la relation ; et qui, en outre, en raison de l’importance de ces relations, et non seulement de ce qui les menace, de l’extérieur comme de l’intérieur (la violence ou la violation sous toutes ses formes, morales ou sociales, autant que politiques), en appelle à leur institution.
Une autre conception de la politique consistera en revanche à juger ces relations comme doublement négatives : traduisant d’abord une limite des individus (conçus alors comme préexistant d’une manière ou d’une autre à ces relations), une pure et simple dépendance, se redoublant ensuite lorsque le défaut ou les risques de ces relations en appellent, mais négativement seulement, à une institution politique conçue alors comme un mal nécessaire (et non pas comme une création nouvelle, qui les renforcerait, sans les absorber, et avec elles les individus eux-mêmes).
Cette ligne de partage nous semble avoir quelque chose de fondamental. L’assistance nous révèle le primat, pour notre existence même, de certaines relations, dont l’importance même en appelle à une institution, pour tous, dans une société déterminée certes, d’abord, mais aussi pour l’humanité en général. Appelons « sociales » ces relations dont on comprend qu’elles sont alors en partie constitutives des individus dans leur individualité même. Appelons « politique » ce qui prend un point de vue sur la société considérée comme un tout. Impossible alors, à nos yeux, de ne pas voir là un, sinon « le », principe de toute politique sociale.
par , le 10 novembre 2011
Frédéric Worms, « De quoi l’assistance est-elle le minimum ?. Soin, politique et relations sociales », La Vie des idées , 10 novembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./De-quoi-l-assistance-est-elle-le
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[1] Nous nous permettons à ce sujet de renvoyer à notre article intitulé « Qu’est-ce qui est vital ? », Bulletin de la société française de philosophie, avril-juin 2007, Vrin.
[2] Dans Soin et politique, à paraître, PUF, coll. « Questions de soin », mars 2012.
[3] Le Moment du soin, À quoi tenons-nous ? PUF, coll. Ethique et philosophie morale, 2010, chapitre 1 notamment, « les deux concepts du soin ».
[4] Voir à ce sujet Le Moment du soin, op. cit., ch. 4.