Pour Malcom Ferdinand, l’exploitation de la nature a autant partie liée avec le colonialisme et l’esclavagisme qu’avec le paradigme techniciste des Modernes. Récemment traduit en anglais, son livre invite à « penser la crise écologique depuis la Caraïbe ».
Dans Decolonial Ecology : Thinking from the Caribbean World (traduction de Une écologie décoloniale paru au Seuil en 2019), Malcom Ferdinand avance que le monde contemporain est le résultat d’une double fracture, environnementale et coloniale [1]. On associe généralement la domination de la nature au paradigme techniciste de la modernité, sans la relier aux entreprises d’exploitation humaine qu’ont été le colonialisme et l’esclavagisme. L’auteur, chercheur au CNRS, philosophe et docteur en science politique, défend qu’il existe au contraire un lien inextricable entre ces histoires. La crise écologique est la continuation de la sombre aventure coloniale moderne des Amériques qui a engendré la destruction des mondes épistémiques, ontologiques et écologiques des Suds, notamment du monde caribéen. Ferdinand nous invite ainsi à penser l’écologie à partir de la Caraïbe. Il s’agit d’un espace privilégié, car il est frappé de plein fouet par les conséquences des changements climatiques alors que l’empreinte écologique des pays qui l’occupent est bien inférieure à celle des pays dits « développés ». Le monde caribéen met en lumière les inégalités matérielles et écologiques liées de près à l’histoire coloniale. En effet, les terres du monde caribéen ont été façonnées, défrichées et appauvries suivant le modèle de la plantation coloniale. Cela a aujourd’hui pour effet de rendre ces territoires et les personnes qui y habitent d’autant plus vulnérables face aux aléas (ouragans, tempêtes, montée des eaux, tremblements de terre) qui découlent des changements climatiques. En pensant à partir de la Caraïbe, mais aussi à travers les symboles de la crise écologique et décoloniale que sont le bateau esclavagiste et la tempête, Ferdinand nous invite à penser depuis les lieux et les expériences des personnes qui ont été réduites à un silence épistémique, politique, identitaire et cosmogonique tout à la fois.
L’habiter colonial
Les sociétés européennes modernes se sont développées et enrichies grâce à la mise en esclavage, la dépossession et l’exploitation des corps et des terres : un habiter colonial. Ferdinand montre que cet habiter se fonde sur une subordination géographique, une dépendance ontologique, et un « altéricide » (p. 28). La subordination géographique et la dépendance ontologique signifient que la colonie n’existe comme entité que dans son rapport de subordination vis-à-vis de la métropole coloniale. L’habiter colonial a pour but ultime l’appropriation des ressources, des terres et l’accumulation des richesses de la métropole via l’exploitation du travail des esclaves et la dépossession matérielle et territoriale des colonies (p. 30). Enfin, l’altéricide se produit à travers la négation de l’autre (des personnes qui vivaient à cet endroit avant l’arrivée des colons) et l’impossibilité d’habiter avec cet·te autre. Il se réalise notamment à travers la doctrine de la terra nullius, qui ne reconnait pas le droit des peuples autochtones sur les terres colonisées, et par le génocide humain et culturel de ces peuples, en vue d’annihiler la différence (p. 41). Ainsi, le colonialisme a signifié, bien avant la crise écologique actuelle, la fin du monde, de leurs mondes, pour plusieurs peuples, notamment ceux qui ont été déracinés et soumis à l’esclavage [2].
L’écologie décoloniale
Malcom Ferdinand propose une « écologie décoloniale ». L’écologie décoloniale est d’abord une critique adressée aux environnementalistes qui souhaitent sauver la planète et l’humanité tout en refusant le monde : en ne mettant pas au centre de leur écologie les personnes qui se trouvent dans la « cale » de la modernité – celles dont l’exploitation a rendu possible l’avènement et le progrès de la modernité. Il s’agit de regarder le monde tel qu’il est, avec ses injustices et ses oppressions. C’est alors que l’écologie décoloniale peut se présenter comme une alternative.
By recognizing that colonization, racism, and gender discrimination are also ways of inhabiting the Earth, landscape relations, and geological forces at the heart of the ecological crisis, challenging the colonial divide becomes the fundamental issue of the ecological struggle. In bridging [panser] this double divide, decolonial ecology turns the degradation of social life, the extractivism of Negro skins, and environmental racism into the primary targets of ecological action. Yes, antiracism and decolonial critique are the keys to the ecological struggle. (p. 178)
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En reconnaissant que les colonisations, les racismes et les discriminations de genre sont aussi des manières d’habiter la Terre, des relations paysagères, des forces géologiques au cœur de la crise écologique, la remise en cause de la fracture coloniale devient l’enjeu fondamental de la lutte écologiste. (p. 299
La solution à la crise écologique ne peut donc être pensée sans détruire les rapports de pouvoir qui ont asservi les personnes afrodescendantes, autochtones, racisées et les femmes.
Faire monde
Ferdinand nous invite à tirer hors de la cale du bateau esclavagiste tous les vivants, tant humains que non humains, qui ont été asservis par une manière violente et destructrice d’habiter la terre. Plutôt que de bâtir une arche de Noé, dans laquelle tou·t·es n’entrent pas, mais où l’on sélectionne ceux et celles qui survivront à la crise écologique, Malcom Ferdinand propose de construire un « navire-monde » (p. 189). Dans ce navire-monde, un « pont de la justice » doit nécessairement être érigé sur lequel une rencontre entre égaux et égales est possible. Ce pont de la justice permet de faire monde à partir des blessures historiques et des conflictualités : une rencontre où les vivants peuvent être « compagnons de bord » face à la crise écologique. Telle est la proposition de Ferdinand : partir du diagnostic, rendre visibles les oppressions actuelles et historiques et tenter de construire une cohabitation en dehors des modes de relation coloniaux – l’esclavagisme et l’exploitation des humains et non-humains.
L’écologie décoloniale prend ainsi le contrepied de l’homogénéisation à l’œuvre dans les tentatives de mobilisation d’un « nous » face à la crise écologique (p. 179). D’abord, le nous n’est pas homogène, il est pluriel et contient des différences radicales dans la façon dont les personnes différemment situées ont contribué à la crise écologique (p. 179). Ensuite, ce nous n’est pas donné d’avance, il est à construire et demande d’aller vers l’autre sans reproduire l’habiter colonial par la dépossession et l’assimilation : l’altéricide.
Ainsi, Ferdinand critique les penseurs et les écologistes tels que James Lovelock, Michel Serres ou Yann Arthus Bertrandqui voient la Terre comme leur oîkos. La Terre n’est pas notre demeure :
To say that the Earth is humanity’s home is to reproduce across the whole of the Earth the exclusionary fantasy that aims to hide the plurality of actors and avoid the human political task of composing a world with other people : living together. (p. 82).
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Dire que la Terre est la maison de l’humanité, c’est reproduire à la totalité de la Terre le fantasme excluant qui vise à cacher la pluralité d’acteurs et à éviter cette humaine tâche politique de composer un monde avec autrui : vivre ensemble. (p. 141).
Pour Ferdinand, l’écologie est fondamentalement la rencontre de la pluralité et de l’altérité : la capacité de se confronter à la différence sans la tuer, l’effacer, l’exploiter et/ou l’assimiler (p. 233). L’écologie décoloniale, c’est la possibilité d’une pluralité de vivants humains et non humains qui ont la Terre en commun et qui arrivent à une organisation cosmopolitique plurielle (Ferdinand, 2022 ; Escobar, 2018).
Une écologie décoloniale doit, selon Malcom Ferdinand, mettre en lumière les résistances historiques et actuelles dans des visées écologistes et décoloniales déployées par des femmes, des personnes racisées, afrodescendantes et autochtones face à la tempête coloniale et environnementale (p. 179). Elle requiert également de visibiliser et de valoriser le travail des personnes (souvent femmes ou racisées) qui prennent soin de notre monde en s’occupant du ramassage des déchets, du nettoyage des rues, etc.) (p. 85).
Oikos
On pourrait émettre une réserve à propos de la critique de l’oikos que propose Malcom Ferdinand. Plusieurs féministes, notamment bell hooks et Virginia Woolf, ont montré que, bien que l’oikos, la maison, soit parfois le lieu de grandes violences, il peut, s’il est politisé et émancipé des violences genrées et sexuelles, devenir un lieu privilégié, bien que circonscrit, pour réfléchir et résister aux rapports de pouvoir et construire les solidarités et les coalitions dont le monde a besoin. La maison, le refuge, la chambre à soi, permet de rétablir un rapport positif au je (la subjectivité niée par les systèmes patriarcaux et racistes) qui permet ensuite la rencontre du monde. Un lieu de sécurité permet d’emmagasiner la force d’affronter les violences du monde et de le transformer.
Néanmoins, prendre au sérieux les critiques décoloniales qu’adresse Malcom Ferdinand à l’oikos permet de mesurer le déplacement important que représente le faire monde par rapport aux solutions de certain·es philosophes de l’environnement comme les écocentristes (par exemple Aldo Leopold) ou certaines écoféministes qui proposent de leur côté de « faire partie du monde » (Casselot et Lefebvre-Faucher, 2017). Sans rejeter l’aspect inéluctable de l’acte de se réinsérer dans le monde, d’en faire partie et de retrouver une forme d’humilité pour faire face à la crise écologique, l’avantage de la proposition de Ferdinand est de nous rediriger ver le mode de l’action, vers l’agir. Le constat d’exister sur une même terre ne veut pas dire que nous faisons monde, que le monde est l’horizon de pensée de l’écologie. Ferdinand écrit :
The world would seem to be given from the outset, with the physical interdependence of the globe and the ecosystems of the Earth taken as proof. But, unlike the Earth, the world is not self-evident. (p. 17)
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Contrairement à la Terre, le monde ne va pas de soi (p. 37).
Faire monde demande cet effort politique et l’engagement de le construire différemment ici et maintenant. L’écoféministe queer Catriona Sandilands exposait précisément dans ses écrits que les coalitions écologiques et féministes se bâtissent dans le processus de construction politique d’un monde commun viable pour tous et toutes (Sandilands, 1999, p.165). Ainsi, la proposition de Ferdinand demande de ne pas présumer qu’il existe un tout relationnel, dont les relations seraient déjà pacifiées et dans lequel il suffirait de s’insérer et duquel on ferait immédiatement partie. En cherchant à faire monde, nous déplaçons notre regard, en vue de transformer les relations d’exploitation actuelles en des relations viables.
Et la fracture patriarcale ?
Malcom Ferdinand reconnaît à de multiples reprises dans son œuvre la situation spécifique des femmes dans l’habiter colonial, en particulier des femmes réduites en esclavage et racisées, qui subissent les différentes violences coloniales genrées. La fracture patriarcale du monde reste néanmoins reléguée au second plan dans l’ouvrage de Ferdinand. L’analyse aurait sans doute gagné en nuance en incluant, aux côtés des fractures environnementale et coloniale, celle du genre. Le geste aurait permis de décrire l’expérience particulière des femmes dans l’habiter colonial, en s’arrêtant, par exemple, sur le nombre bien moins élevé de marronnes qui se sont échappées, « because of their position as women and mothers, they encountered even more obstacles to their freedom of movement than enslaved men did. » (p. 155 : « du fait de leur position de femmes et de mères, elles ont rencontré plus d’obstacles encore à leur liberté de mouvement que les esclaves hommes. »)
Ces réserves n’ôtent rien à l’importance d’Une écologie décoloniale tant pour l’écologie sociale que pour la pensée décoloniale. L’ouvrage de Ferdinand a le grand mérite d’éclairer les angles morts respectifs de ces champs de recherche et d’ouvrir un dialogue entre eux. Suivant les traces de la pensée décoloniale écologique élaborée par Arturo Escobar dans Sentir et penser avec la Terre, Ferdinand développe ici des réflexions politiques, philosophiques, historiques et sociales originales dans une écriture libre, poétique et sensible. Il propose ainsi de penser différemment l’écologie au plus près des réalités historiques et actuelles et des inégalités matérielles, épistémiques et existentielles dans leur pluralité.
Malcom Ferdinand, Decolonial Ecology : Thinking from the Caribbean World, Cambridge, Polity press, 2022./ Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil 2019.</div
Bibliographie
– bell hooks. (2017 [1984]). De la marge au centre : Théorie féministe. Éditions Cambourakis : Paris.
– Casselot, Marie-Anne et Valérie Lefebvre-Faucher (2017). Faire partie du monde : réflexions écoféministes. Montréal : Remue-ménage.
– Escobar, Arturo. (2014). Sentir-penser avec la Terre : une écologie au-delà de l’Occident, Éditions du Seuil : Paris.
– Escobar, Arturo. (2018). Designs for the pluriverse : Radical Interdependence, Autonomy, and the making of Worlds, Duke University Press : Durham.
– Escobar, Arturo. (2020). Pluriversal politici : The Real and the Possible. Duke : Durham.
– Sandilands, Catriona. (1997). « Mother Earth, the Cyborg, and the Queer : Ecofeminism and (More) Questions of Identity ». NWSA Journal, vol. 9, no. 3, 1997, p. 18–40.
– Sandilands, C. (1997). « Wild Democracy : Ecofeminism, Politics, and the Desire Beyond ». Frontiers : A Journal of Women Studies, 18(2), 135‑156. https://doi.org/10.2307/334697 – Sandilands, Catriona. (1999). The good-Natured Feminist : Ecofeminism and the Quest for Democracy, University of Minnesota Press : Minneapolis.
Pour citer cet article :
Laurie Gagnon-Bouchard, « Décoloniser la nature »,
La Vie des idées
, 7 novembre 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Decoloniser-la-nature
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[1] Une première version de ce texte a bénéficié des commentaires et de l’édition de l’équipe de Post-Scriptum, notamment Miriam Sbih et Renato Rodriguez-Lefebvre, ainsi que de Marie-Anne Casselot. Je les remercie pour leur travail et leurs apports.
[2] Nous reprenons ici l’analyse de l’œuvre de Ferdinand offerte par Alexandra Pierre, présidente de la Ligue des droits et libertés du Québec, lors de la conférence « La transition socio-écologique : un enjeu féministe de Mères au front », le 20 octobre 2021, en ligne.