Recensé : Michèle Lamont, How Professors Think. Inside the Curious World of Academic Judgment, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2009, 330 p., 25,20 €.
L’évaluation des universitaires, de leurs laboratoires, de leurs projets, la nécessité (ou non) de concentrer les moyens sur quelques-uns – les excellents, les prometteurs – plutôt que de les « saupoudrer », la manière de parvenir en la matière à un tri juste et efficace : autant de thèmes ardemment débattus dans le monde de la recherche depuis quelques années, et plus encore pendant la mobilisation actuelle. Autant de débats aussi qui gagneraient à être inscrits dans une réflexion plus générale sur les cultures d’évaluation, de recrutement, de classement : car ce n’est pas seulement à l’université que ces questions se posent. Que l’on pense seulement aux débats sur les discriminations à l’embauche et les CV anonymes, ou encore aux choix toujours critiqués des jurys – des projets architecturaux à la Star Academy en passant par le festival de Cannes – qui doivent comparer des prétendants aux styles et aux ambitions souvent incomparables. Ces questions de production de jugements de valeur, de classements, d’expertise sont au centre de nombreuses études récentes en sciences sociales, liées à des interrogations sur les modes de justification, sur le goût, sur la délibération collective ou encore sur l’objectivité scientifique [1].
Si l’on n’en est pas encore au stade de la grande synthèse, on peut distinguer deux façons d’étudier la prise de décision par des jurys sur la valeur d’individus ou de leurs productions. La première se focalise sur la question des biais et discriminations : en considérant comme acquis qu’il existe des critères (de classement, de recrutement, etc.) légitimes et d’autres qui le sont moins, elle tente d’évaluer le poids des seconds et parfois de faire des recommandations pour le réduire. À propos du monde universitaire, cette approche a porté en particulier sur les recrutements, avec par exemple, pour la France, les questions du localisme ou de la discrimination envers les femmes [2].
Une étude optimiste de la collégialité
C’est un autre choix qu’a fait Michèle Lamont dans son étude de jurys interdisciplinaires chargés d’attribuer des bourses de recherche (à différents stades de la carrière académique) pour le compte d’organismes publics ou privés. Son livre est pourtant également normatif, à sa façon : il se veut utile pour les chercheurs débutants, leur donnant quelques clés sur la façon dont ils seront jugés ; surtout l’auteure ne cache pas qu’à son avis le système, dans son ensemble, fonctionne (et que le fait de croire qu’il fonctionne contribue à le faire fonctionner…). En revanche, plutôt que d’opposer ce qui serait une définition acquise de l’excellence à des critères autres, parasites, Michèle Lamont souhaite poser la question de la construction même de cette notion d’excellence : une construction nécessairement collective et relationnelle (les projets sont évalués non pas dans l’absolu, mais dans le contexte de projets concurrents), qui ne peut donc s’affranchir d’effets de goûts ou d’interactions sociales, voire d’objectifs autres que purement méritocratiques, comme la « diversité ». Pour autant, le constat n’est pas relativiste : si l’auteure ne croit pas à une notion absolue d’excellence, elle veut montrer ce qui fait un bon jury, qui, travaillant pragmatiquement avec un certain nombre de contraintes (de temps notamment), arrive à produire une sélection collectivement acceptable.
L’étude en appelle évidemment d’autres, même si l’on s’en tient au monde universitaire. Fondée sur 81 entretiens approfondis avec des membres de jurys et quelques observations de délibérations – tout cela posant bien sûr de délicats problèmes d’anonymisation –, elle se concentre sur un type bien particulier d’évaluations [3]. Comme l’admet l’auteure, l’interdisciplinarité, la diversité des affectations des membres des jurys et le fait qu’ils n’auront pas ensuite à travailler avec les candidats produisent des débats sans doute moins conflictuels que d’autres et plus exclusivement centrés sur la définition de l’excellence en termes de recherche. De cette étude de cas relativement restreinte, Michèle Lamont a pourtant tiré un livre ambitieux, qui peut donner à réfléchir au-delà du monde universitaire. Si elle mobilise des références sociologiques d’une variété impressionnante – travaux de Luc Boltanski et de Pierre Bourdieu, ethnométhodologie et interactionnisme symbolique, écoles diverses d’études sur les sciences, etc. –, le texte proprement dit est tout à fait accessible aux non spécialistes.
L’ouvrage décrit moins « comment les professeurs pensent » (« how professors think ») que la manière dont ils accomplissent toute une variété d’actions (énumérées par une cascade de verbes au début de la conclusion) : apprendre les uns des autres, improviser, contextualiser, négocier, sauver la face, se faire plaisir dans un troc intellectuel, etc. Cet accent mis sur l’(inter)action est lié au choix d’étudier la production des critères de jugement plutôt que de juger de leur légitimité. Une notion de goût, une préférence pour ce qui ressemble à sa propre recherche, une prise en compte de ce que l’on perçoit des qualités « morales » des candidats : tout cela est présenté comme inévitable, en particulier dès lors qu’il faut choisir entre des thématiques de recherche très variées et s’entendre sur leur « importance » (académique, sociale, politique, etc.). Michèle Lamont propose de le reconnaître et de faire confiance aux membres de jurys – avec l’aide, peut-être, d’une formation – pour être conscients de ces biais et agir délibérément pour les limiter, en mettant entre parenthèses leurs intérêts ou liens sociaux directs, ou encore en reconnaissant l’expertise de leurs collègues dans les domaines qui ne sont pas les leurs, donc le caractère respectable de différents styles de recherche (c’est un des points centraux du livre). Ils doivent être ouverts aux doutes, ne pas être dupes, par exemple, des lettres de soutien (de ce point de vue, avoir soi-même déjà écrit une demande de bourse et une lettre de soutien est une expérience importante), mais ne pas en être pour autant paralysés.
Tout en reconnaissant l’importance d’activités stratégiques, comme les échanges de bons procédés, dans le travail des jurys, l’auteure souligne aussi la place de facteurs psychologiques (plaisir, curiosité, définition de sa propre identité comme chercheur), se démarquant ainsi de l’approche de Pierre Bourdieu, qu’elle considère comme trop exclusivement focalisée sur les enjeux de pouvoir généraux. En retour, elle-même passe sans doute un peu vite sur les discriminations de classe associées notamment à la valorisation de formes d’élégance dans les propositions.
Excellence et diversité
Ces options de recherche se déploient au fil de cinq chapitres qui présentent les procédures de fonctionnement des panels (pré-sélection négative déléguée à des chercheurs plus jeunes et travaillant de façon isolée ; rôle organisationnel des program officers, qui ne sont pas censés empiéter sur la souveraineté des jurys) ; les différentes « cultures disciplinaires » en sciences humaines et sociales ; les « règles coutumières de délibération » ; la définition des différentes formes d’« excellence » mobilisées ; enfin, les problèmes spécifiques posés par l’interdisciplinarité et la question de l’équilibre entre considérations de mérite « pur » et de diversité.
Le chapitre sur les cultures disciplinaires est à la fois très frustrant (ce serait presque un autre livre, esquissé à partir d’un corpus très limité pour certaines disciplines) et suggestif, car rares sont les recherches qui tentent d’objectiver ces différences, de façon non normative et sans s’en tenir à les ranger sur un axe « dur-mou » [4]. Michèle Lamont fait notamment l’hypothèse que le succès d’une discipline, mesuré en nombre de thèses ou de bourses, est lié à son degré de consensus sur quelques critères de base de l’excellence – quels qu’ils soient : formalisme particulier en économie, ou notion plus délibérément vague de craftmanship pour l’histoire. Plus globalement, le chapitre sur l’excellence et l’originalité dans les sciences humaines et sociales montre que, s’il n’est pas forcément conforme à des notions naïves (découverte, nouvelle théorie), le « it » qui différencie les bons dossiers ne ressortit pas pour autant à une pure subjectivité, mais peut être compris en référence à des critères variés (nouvelles sources, nouveau terrain, voix donnée aux opprimés, etc.).
Le chapitre 6 est sans doute le plus intéressant du livre : il participe à un débat « chaud » aux États-Unis – et de plus en plus ailleurs – sur l’articulation entre critères d’excellence et de diversité. La question ne se pose bien sûr que lorsqu’il y a plusieurs postes à distribuer, mais pas seulement quand on se propose de promouvoir les femmes ou des « minorités » : c’est aussi entre les recherches (leurs disciplines, leurs approches, leurs terrains) et entre les appartenances institutionnelles des candidats que l’on peut vouloir appliquer des critères de justice distributive. Ainsi, un jury qui se rend compte qu’il tend à ne sélectionner que des hommes, des historiens ou des docteurs des plus grandes universités peut choisir d’aller contre cette tendance. Cependant, Michèle Lamont souligne qu’il ne s’agit jamais d’abandonner une logique de mérite pour une logique de besoin : le fait que les ressources aillent à ceux qui en ont déjà (y compris pour bien préparer leurs dossiers) n’est que très rarement pris en compte. Les principes d’excellence et de diversité ne sont en fait pas considérés comme concurrents, mais complémentaires, dans la mesure où la diversité enrichirait l’environnement de travail des chercheurs tout en produisant de meilleurs résultats pour la société dans son ensemble. Les membres de jurys craignent qu’une trop grande professionnalisation du métier, et donc une standardisation des parcours, n’amène à terme à un appauvrissement de tous.
Que faire ? La crème et le mouton
Ce livre devait au départ s’appeler Cream Rising : Finding Excellence in the Social Sciences and the Humanities. Une des questions posées lors des entretiens était en effet : « Pensez-vous que la crème monte naturellement à la surface ? » Autrement dit, y a-t-il une notion objective d’excellence sur laquelle tous pourraient facilement s’accorder ? La réponse de l’auteure, nuancée, va dans le sens de l’optimisme (le jugement des pairs peut tendre vers un niveau satisfaisant de justice), tout en soulignant la diversité des dimensions qui définissent l’excellence. Parce qu’il y a différentes manières d’être « grand », aucune mesure unique se voulant rigoureuse, aucun appareillage inspiré du management de la qualité ne pourra faire mieux en la manière qu’une délibération collective des pairs, avec toutes ses imperfections : bien que l’auteure n’évoque qu’en passant ces autres façons d’évaluer, le constat apparaît évident [5]. Encore faut-il que les évaluateurs collégiaux soient bien choisis (suffisamment divers, suffisamment prêts à suivre les bonnes règles de délibération, etc.) : une question sur laquelle Michèle Lamont glisse sans doute trop vite, tout en reconnaissant son importance pourtant cruciale.
De la même façon, la question de l’influence des taux de sélection sur la façon de sélectionner n’affleure que par endroits, alors que bien des citations montrent son importance. Les évaluateurs interrogés par Michèle Lamont considèrent souvent que tout le monde se met vite d’accord sur les quelques dossiers extraordinaires, la négociation portant sur ceux des autres qui sont proches de la barre du financement. Je reconnais bien là l’expérience des comités de sélection, lorsqu’il s’agit de choisir qui auditionner : il faut alors trancher entre des propositions qui sont « diversement défectueuses » (les A- et les B+...), et souvent incommensurables. Ce n’est pas facile, mais un jury peut y arriver selon les processus décrits par Michèle Lamont. En revanche, c’est quand il faut éliminer parmi les A+ que le bât blesse... or c’est bien la situation française actuelle, vu le ratio entre nombre de postes et de candidats. La notion de défaut devient alors quelque peu surréaliste : comme le disait un collègue, « nous cherchons le mouton à cinq pattes, et celui-ci n’en a que quatre et demi »...
Le dernier chapitre de How Professors Think, qui tente de tirer des conclusions pratiques du livre, appelle avant tout à des recherches empiriques comparables, qui permettraient notamment de comprendre les différences entre modèles nationaux. Si la recherche de Michèle Lamont nous permet de mieux connaître un système états-unien plus souvent invoqué que réellement décrit, son hypothèse préliminaire sur les raisons de ses spécificités, liée tout simplement à la très grande taille du monde académique, n’épuise certes pas la question. La vision de l’auteure sur le système français, développée dans une récente interview [6], manque aussi de nuances lorsqu’elle évoque la politisation/syndicalisation des jurys ou les effets néfastes du statut de fonctionnaire sur la construction des réputations.
Il reste que tout candidat, tout membre de jury, et plus encore tous ceux qui seraient tentés par l’utopie de la mesure linéaire, objective et réplicable de la qualité scientifique pourront bénéficier de la lecture de ce livre. Il laisse cependant avec un certain sentiment de manque : qu’en est-il dans les « sciences dures » ? Ne pourrait-on tirer quelque chose des contre-modèles qui affleurent dans les citations, évoquant le journalisme, l’amateurisme (le hobby, la superficialité), le jargon ou la préciosité, le carriérisme, etc. ? Et mettre en regard les pratiques des professeurs lorsqu’ils évaluent leurs étudiants et lorsqu’il s’agit de leurs pairs ? Mais c’est aussi la marque d’un bon livre que d’avouer assez ses choix et ses limites pour donner au lecteur des envies précises de critiques et de prolongements.