Recensé : Michel Bozon, Pratique de l’amour, Paris, Payot-Rivages, 2016, 208 p., 18 €.
« Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour » faisait dire Jean Cocteau à l’un des personnages du film de Robert Bresson, Les dames du bois de Boulogne, superbe récit d’une vengeance amoureuse. Ce sont les manières multiples et successives dont l’amour se découvre, se vit, se prouve et s’étiole parfois jusqu’à s’éteindre, que décrit Michel Bozon, dans un joli essai où il abandonne le jargon scientifique pour un style alerte et séduisant. La passion, ici, éveille moins la curiosité qu’une suite d’expériences, qui relève finalement de pratiques ordinaires, et introduit cependant « tant d’intensité dans nos vies » (p. 16). L’amour est alors ce qui enchante la vie conjugale, et qui se signifie par mille petits gestes. Ce sont eux que décrivent les textes littéraires, les films, mais aussi les enquêtes sociologiques dont se nourrit ce livre.
Dons et abandons
Le chercheur en sciences sociales se dissimule à peine derrière l’essayiste, car c’est bien de la banalité de la vie quotidienne qu’il est ici question, mais d’une banalité transformée en aventure quand la « vie du dehors » est devenue « pâle et mesquine », comme l’écrivait, en d’autres temps, Musset dans Les confessions d’un enfant du siècle. Ce n’est pas ici le lieu de la violence de la passion amoureuse qui éclate en un coup de foudre, comme lorsque Werther voit Charlotte pour la première fois, entourée des six enfants auxquels elle donne leur goûter. « Mon âme tout entière s’attachait à sa figure, à sa voix, à son maintien » dit le héros de Goethe.
Peu de personnes vivant en couple (13 % seulement) déclarent avoir éprouvé un coup de foudre en rencontrant leur futur conjoint. La société contemporaine le renvoie au royaume du mythe romantique, pourtant régulièrement réactivé dans la littérature ou le cinéma. On a envie d’évoquer ici la rencontre bouleversante entre les deux héroïnes de Carol, le film de Todd Haynes. Mais cette rencontre se fait sous le signe de l’interdit d’une relation à la fois adultère et homosexuelle. Or l’étude finalement phénoménologique de Michel Bozon porte sur un monde où l’interdit a à peu près disparu, et où l’amour fonctionne comme norme et régulateur, dans une temporalité qui pourrait être celle d’une symphonie classique : l’allegro appassionato des premiers temps, le doux andante de la relation installée, le scherzo des crises, et un finale en forme d’apothéose ou de chute.
Lors des débuts amoureux les deux protagonistes entrent dans une série d’échanges intenses qui aboutissent à une « remise de soi ». Ceci marque une véritable rupture avec les représentations de l’amour en vigueur jusqu’à il y a peu, quand dominait encore le vocabulaire de la guerre, de la chasse, ou au mieux du sacrifice. Les femmes se « donnaient » au risque de se perdre puisque ce don n’était suivi d’aucun contre-don. Les hommes, quant à eux, prenaient. Cette relation fondamentalement inégale n’était pas la seule marque des relations entre femmes et hommes en vigueur dans l’Occident chrétien. Dans le roman de Baïbars, ce grand cycle épique arabe de la période ottomane et qui se déroule au 13e siècle au Caire et à Damas, le héros, dans ses jeunes années, se protège souvent le postérieur contre les tentatives amoureuses des hommes que sa beauté excite.
Rien de tel dans les rapports que met en lumière Michel Bozon. Les amoureux y construisent une relation d’interdépendance, se confient l’un à l’autre, se remettent leur corps, leur temps, leur espace, leur réseau amical, leur passé et même leurs rêves. Au lieu d’être rapt ou rêve d’un(e) impossible bien-aimé(e), selon le schéma illustré par La Princesse de Clèves ou par La Duchesse de Langeais, le roman bouleversant de Balzac, l’amour tel qu’il se pratique aujourd’hui, selon les normes d’un libéralisme envisagé au sens large, n’existe dans sa plénitude que lorsque les abandons sont réciproques. On est, nous dit l’auteur, dans une relation d’échange qui respecte une certaine logique de circulation des biens (p. 49). Ces biens ne sont plus les femmes, comme dans la théorisation de Claude Lévi-Strauss, mais tous ce que les amoureux peuvent remettre d’eux-mêmes à l’autre. Cependant, comme chez Marcel Mauss, on donne pour recevoir, l’échange est tout aussi matériel que symbolique, et la remise de soi, à la manière du don du potlatch, rend ainsi possible l’emprise sur l’autre.
L’amour et la violence
Dans cette pratique de l’amour, la dissymétrie des sexes n’est plus structurelle, mais conjoncturelle, puisque dans le monde actuel « les inégalités de genre sont bien présentes » (p. 76). Les déséquilibres qui en résultent exigent souvent un « travail affectif » (p. 78) de la part des femmes. De ce travail affectif, Michel Bozon ne nous dit rien. Mais il sait ce qu’il implique de mise à disposition de son temps, de sa disponibilité, de son attention, et d’abandon ou de mise au second plan de ses ambitions propres et de ses désirs profonds. Au sacrifice de leur vertu les femmes en ont substitué un autre : celui de l’accession à une véritable égalité. Et quand le couple formé par Roger et Élisabeth Vaillant, première lectrice des textes de son mari et auditrice complaisante des récits de ses ébats avec, sans doute, des prostituées, est cité en exemple de relations conjugales inégales certes, mais pleines de complicité, on s’interroge. Pourrait-on imaginer un homme qui raconterait comment, seul dans une chambre d’hôtel, il attend sa compagne, se réjouissant de ce qu’à son retour et pour lui manifester son amour, elle lui raconte ses galipettes avec de beaux jeunes gens, tarifés ou non ? Certes, ce qu’un Éric Fromm aurait situé du côté du sadomasochisme peut figurer au nombre des manifestations amoureuses. Mais de quel amour s’agit-il alors ? Sous cette forme apparemment libérée, ne sont-ce pas plutôt les vieilles structures du mariage bourgeois qui persistent ? Le cocu y est ridicule. Le sort de la femme trompée ou abandonnée relève du mélodrame, sinon du tragique : elle est « rompue » [1].
Émile Durkheim avait montré, dans ce classique des classiques qu’est son étude sur le suicide, que la monogamie borne l’horizon des femmes, « ferme toutes les issues, interdit toutes les espérances même légitimes », alors que les mœurs accordent aux hommes « certains privilèges qui [leur] permettent d’atténuer, dans une certaine mesure, la rigueur du régime » [2]. Les hommes, selon Durkheim, à la différence des femmes, cherchaient dans le mariage autre chose que la satisfaction sexuelle. Pour Georg Simmel aussi l’amour dépasse sa simple manifestation sexuelle ; il implique la totalité de la vie [3]. Comme Simmel, Michel Bozon dissocie partiellement l’amour de la sexualité. Quand le couple se stabilise, l’affectivité semble déterminante. Cela ne signifie pas que la sexualité soit absente. Elle est domestiquée, prévisible, procure sans doute moins d’excitation mais, semble-t-il, davantage de plaisir, car chacun connaît la sensibilité de l’autre. La sexualité est donc un élément de ce domaine commun qui se construit dans la vie conjugale et où les tâches à accomplir sont réparties de façon de plus en plus inégales, alimentant les frustrations et l’amertume.
Les moments de retrouvailles, les cadeaux, les petites attentions, sont tout autant de manières de pratiquer l’amour, quand l’espace commun risque de s’étioler et de se défaire. Car même si le temps n’est pas nécessairement ce barbare que chantait Brassens [4], le désamour menace, transformant le familier et le connu en étranger. C’est ce moment profondément mélancolique de la déliaison, de la modification, que Michel Bozon décrit surtout à partir de références littéraires, mais un moment qui préfigure une nouvelle rencontre et un renouveau. Rien, ou presque, ne transparaît, dans cette fin presque douce, des ambivalences, de la conflictualité où l’amour s’entremêle à la haine. Si la force éruptive de l’Éros est largement absente du livre de Michel Bozon, la violence physique mais aussi symbolique qui règne trop souvent dans les couples n’est mentionnée que de façon marginale.
Ce qui nous est livré ici, c’est une épure, débarrassée de ses scories, des tensions au quotidien : une sorte d’idéal type de l’amour tel qu’il est majoritairement représenté (et intériorisé) dans la société contemporaine hétéronormée. On peut éventuellement regretter que les figures marginales, minoritaires ou non orthodoxes de l’amour y soient trop peu présentes. On songe à ces zones d’ombre qu’a révélées, par exemple, la publication récente des lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot, à des amours qui se pratiquent presque parallèlement sur des scènes différentes, et où se négocient dans la longue durée des modes multiples de remise de soi. Mais toute la culture, la sensibilité et l’intelligence que Michel Bozon déploie dans cet essai doivent nous aider à reconnaître l’amour tel que nous avons parfois la chance de le vivre, ou d’en observer, avec une pointe de jalousie, les manifestations chez les autres.