Alors que les discours politiques polarisent l’attention médiatique sur les jeunes des quartiers populaires issu∙es des migrations postcoloniales et ne cessent de mettre en doute leur « bonne » intégration à la société française, l’ouvrage de Shirin Shahrokni déplace la focale en s’intéressant à des jeunes adultes de classe populaire et d’ascendance nord-africaine ayant suivi le modèle de réussite « à la française » (p.viii). Si ces personnes sont parvenues à intégrer des cursus élitistes (classes préparatoires, Sciences Po, écoles d’ingénieurs, école de commerce, ENS, etc.) réalisant ainsi le rêve de la méritocratie républicaine, l’ouvrage met à mal ce dernier en révélant la saillance des frontières de classe, de genre et de race qui structurent les parcours des individus concernés.
L’auteure met au jour les dynamiques et stratégies familiales à l’origine des trajectoires de réussite des enquêté∙es et interroge l’influence des institutions scolaires selon le degré de sélectivité des classes et des établissements fréquentés. Elle se penche ensuite sur leur double expérience minoritaire au sein des grandes écoles fréquentées et lors de leur entrée dans la vie active, examinant les obstacles rencontrés ainsi que les stratégies de résistance et aspirations professionnelles qu’ils et elles élaborent en réponse.
Ce travail est un point de rencontre novateur entre deux littératures qui ont jusqu’à présent peu dialogué. D’un côté, les travaux français sur les mobilités sociales et notamment celles des descendant∙es d’immigré∙es ; de l’autre, les études anglophones sur les classes moyennes racisées. Son inscription dans une épistémologie intersectionnelle souligne la spécificité des expériences d’individus vivant le double stigmate d’être à la fois de milieux populaires et racisés. Devenant des dominé∙es parmi les dominant∙es, ils et elles développent différentes formes de « culture minoritaire de mobilité » – concept élaboré par Neckerman et ses collègues, que l’auteure se réapproprie tout en cherchant à le penser dans sa pluralité.
Les ressources de la réussite : aspirations familiales et dispositifs institutionnels
À la suite d’autres études sur les parcours scolaires de descendant∙es d’immigré∙es, le texte souligne le poids des ressources familiales [1]. L’auteure insiste notamment sur le rôle des mères, mais aussi du capital moral et émotionnel familial, qui concourent à construire un « impératif moral » de réussite (p. 32). Vœu initial des parents, il est repris par les frères et sœurs ainé∙es, qui agissent comme des guides et des coachs scolaires vis-à-vis de leurs puiné∙es, ajoutant parfois à ce soutien moral un soutien financier. D’autre part, et c’est là un apport central de l’ouvrage, la dimension familiale de la réussite scolaire et sociale des enfants d’immigré∙es se retrouve également en aval de celle-ci. Elle permet en effet une requalification symbolique des parents qui atteignent, par l’intermédiaire de leurs enfants, la reconnaissance sociale dont ils ont été privés jusqu’à présent. Les personnes interrogées donnent en retour (« give back ») à leurs parents, les faisant profiter (matériellement et/ou symboliquement) de leur propre réussite. Plusieurs exemples sont donnés au fil du texte : la fierté d’une mère lors de la cérémonie d’accueil de la prestigieuse école que son fils a intégrée ; une fille qui a monté son entreprise et décide d’y employer sa mère ; des enfants qui, forts de leur position sociale acquise, n’hésitent pas à aider leurs parents financièrement. En insistant sur les dynamiques familiales, en amont et en aval de l’admission des enfants d’immigré∙es nord-africain∙es dans des institutions élitistes, l’ouvrage opère un pas de côté face à la littérature sur la mobilité sociale, très axée sur le thème de la trahison et de la honte de ces dernier∙ères vis-à-vis de leur milieu d’origine.
Si l’auteure repère une grande similitude au niveau des discours et attendus parentaux, elle montre que le rôle des institutions est plus contrasté et met en avant trois parcours-types. Un premier tiers des personnes interrogées a suivi ce que l’auteure propose de nommer des trajectoires « protégées » : elles ont été scolarisées dans des classes sélectives dans lesquelles les élèves racisé∙es et issu∙es des classes populaires sont une infime minorité. Pour d’autres (environ un tiers des enquêté∙es à nouveau), l’opportunité de suivre un cursus prestigieux d’enseignement supérieur s’est présentée plus tardivement, à la fin du lycée, et de manière assez fortuite – essentiellement via les programmes CEP de Sciences Po Paris. Dans ces deux types de parcours, l’institution scolaire elle-même est une ressource et redouble les dynamiques et aspirations familiales. Ce n’est pas le cas pour le dernier type de parcours, marqué par certaines défaillances de l’institution scolaire. Si ces enquêté∙es ont « réussi », c’est en partie parce qu’ils et elles n’ont pas suivi les recommandations de leurs enseignant∙es et conseiller∙ères d’orientation, contrant ce faisant ce qu’ils et elles perçoivent comme des injustices du système éducatif.
Le prix de la réussite : minoration de classe et de race dans les institutions d’élite
Dans les chapitres suivants, l’auteure interroge le coût d’entrée dans des cursus élitistes et étudie les multiples formes de violence symbolique – micro-agressions, humiliations et expériences de racisme ordinaire – subies par ces étudiant∙es et diplômé∙es d’ascendance nord-africaine. Si les embûches se présentent parfois dès les études secondaires (Cf. ci-dessus), l’entrée dans une grande école ou une classe préparatoire constitue un véritable « choc culturel » (p. 73) pour les enquêté∙es : ils et elles prennent brutalement conscience de l’ordre social et des inégalités qui le constituent. Au sein de ces institutions essentiellement fréquentées par des étudiant∙es blanc∙hes et de milieux privilégiés, les enquêté∙es sont perçu∙es et se vivent comme des « outsiders ». L’auteure rapporte leur sentiment d’étrangeté et d’exclusion, leur forte impression de marginalité et de solitude, leur difficulté à se sentir à leur place et légitimes ; et ce malgré leur réussite académique. En raison des attentes normatives implicites de ces milieux, les interviewé∙es se retrouvent contraint∙es d’adapter leurs gestuelles et attitudes, de policer leur manière de parler.
Le coût de la réussite ne s’arrête cependant pas aux études : l’auteure se penche également sur les discriminations et les multiples obstacles que les enquêté∙es anticipent vis-à-vis de leur carrière professionnelle. Elle souligne l’injonction qui leur est faite de gommer leurs identifications et attachements au pays d’origine de leurs parents dans cet environnement. Cette analyse met en lumière, dans la continuité des travaux anglophones sur les classes moyennes racisées, que les expériences de racisation sont fortement imbriquées dans des hiérarchisations de classe. Elle révèle notamment qu’en raison de leurs apparences physiques et de leurs patronymes, ces jeunes adultes d’ascendance nord-africaine n’ont de cesse d’être renvoyé∙es à la « banlieue » dans les études supérieures comme dans l’emploi.
Prendre sa place dans l’élite : discours et stratégies de résistance
Pour finir, ce livre rend compte des différentes manières dont les descendant∙es d’origine nord-africaine en ascension sociale répondent au coût de la mobilité, par l’analyse de leurs discours et stratégies de résistance. Certain∙es choisissent de se réorienter vers des cursus moins prestigieux où ils et elles se sentent plus à l’aise ; d’autres bénéficient de l’aide d’enseignant∙es racisé∙es qui ont leur réussite à cœur. Une majorité tend à se rapprocher de personnes partageant une même condition raciale et à créer des cercles de soutien où peuvent s’exprimer des « scripts cachés », c’est-à-dire une critique des dominant∙es. Vecteurs d’empowerment, ceux-ci permettent de s’épauler et de contourner les discriminations présentes et à venir. En outre, grâce à la création d’associations universitaires et d’évènements culturels dans le cadre de leurs écoles, ils et elles créent des interstices pour exprimer leurs préoccupations et valoriser leurs appartenances culturelles.
Concernant leurs aspirations professionnelles, trois types de discours et de stratégies émergent selon les trajectoires scolaires et les représentations individuelles : celles et ceux qui ont connu des parcours scolaires « protégés » témoignent d’un certain alignement idéologique avec les discours méritocratiques et la colour-blindness à la française. Ils et elles veulent réussir en France en dépit des compromis qu’ils et elles devront faire dans le sens d’une certaine conformation – la construction d’une identité publique visant à masquer ses appartenances ethno-raciale ou religieuse. D’autres enquêté∙es, qui dénoncent le racisme systémique au sein de la société française et remettent en question son imaginaire national, insistent sur leur volonté d’œuvrer pour les banlieues et de rester proches des jeunes des quartiers populaires où ils et elles ont grandi afin de pouvoir les faire bénéficier de leur réussite. L’auteure esquisse ainsi un déplacement heuristique vis-à-vis de la littérature sur les expériences de discriminations en mettant en lumière des formes d’aspirations professionnelles « contre-hégémoniques » qui relèvent d’une lutte politique pour la reconnaissance collective des habitant∙es de quartiers populaires. Enfin, un dernier groupe aspire à faire carrière à l’international, à naviguer entre plusieurs pays, non seulement pour échapper aux discriminations mais également au nom d’un idéal cosmopolite.
Approfondir la diversité des parcours : quelques pistes de réflexion
Appréhendant l’articulation des minorations de race et de classe dans les trajectoires académiques et professionnelles d’individus racisés en ascension sociale, l’ouvrage de Shirin Shahrokni apporte une contribution de poids aux littératures sur la mobilité sociale et sur les expériences de discriminations. L’auteure restitue les formes de violence symbolique et les stratégies de résistance avec force détails, donnant ainsi voix et chair à ces processus d’infériorisation. Sur le plan théorique, son ambition de mettre en lumière non pas une mais diverses formes de « culture minoritaire de mobilité » en fonction des trajectoires scolaires s’avère particulièrement heuristique, et il nous semble à cet égard que plusieurs éléments gagneraient à être approfondis.
En premier lieu, le texte fournit peu d’éléments précis sur les caractéristiques sociales des parents ; renvoyés, sans distinction, aux classes populaires. Il aurait été intéressant par exemple de saisir comment les capitaux parentaux influent sur les parcours scolaires des enfants, et on aurait également aimé en savoir plus sur leurs pratiques éducatives concrètes (cours particuliers, demande de dérogation, jeu sur la carte scolaire, etc.) et comment elles peuvent varier d’une famille à l’autre. Par ailleurs, si l’introduction insiste à raison sur le poids des socialisations résidentielles, l’analyse de ces logiques aurait gagné à être davantage développée dans la suite de l’ouvrage. De même, l’auteure n’avance que peu d’éléments de différenciation des récits de minoration selon les types d’établissements supérieurs fréquentés, laissant penser que tous les environnements académiques élitistes produisent les mêmes types de violence symbolique et stratégies de résistance. L’ouvrage n’en apporte pas moins des pistes d’analyse très stimulantes, qu’il serait intéressant de prolonger en étudiant les expériences de mobilités sociales de personnes racisées ayant d’autres ascendances migratoires ou étant plus avancées dans leur carrière professionnelle.
Shahrokni Shirin, Higher Education and Social Mobility in France. Challenge and Possibilities among descendants of North African Immigrants, Routledge 2021, 264 p.