La crise climatique exige que l’on envisage l’entreprise comme un « commun », et qu’on la mette au service de la protection des biens communs immatériels et matériels qui, seuls, permettent d’envisager l’émancipation de tous.
Dossier / Qui sauvera le climat ?
La crise climatique exige que l’on envisage l’entreprise comme un « commun », et qu’on la mette au service de la protection des biens communs immatériels et matériels qui, seuls, permettent d’envisager l’émancipation de tous.
En France, un récent projet de loi a fait de la transformation de l’entreprise l’un des défis majeurs du XXIe siècle. Si ce projet n’abordait pas une seule fois les problèmes que posent à notre modèle économique le changement climatique ou la perte de biodiversité, la question de la transformation du modèle d’entreprise reste d’autant plus urgente qu’aucun État de l’Union européenne n’est aujourd’hui en mesure, dans le cadre des politiques économiques en vigueur, d’infléchir ses émissions de gaz à effet de serre en vue de tenir les objectifs fixés dans l’Accord de Paris pour maintenir le réchauffement global sous la barre des 1,5 °C.
Quel rôle et quelles responsabilités portent les entreprises dans ce contexte ? Cette question est d’autant plus pressante que si les États ont une grande part de responsabilité dans la construction du régime climatique actuel, les entreprises en sont les protagonistes. Un rapport de l’ONG Carbon Disclosure Project a ainsi révélé que 100 entreprises du secteur de l’énergie sont, à elles seules, responsables de 71 % des émissions globales de gaz à effet de serre qui ont été émises durant l’ère industrielle. Et, déjà, certaines entreprises figurant dans cette liste indiquent dans leurs rapports annuels que les campagnes de désinvestissement des énergies fossiles représentent désormais un risque accru pour leur cours de bourse.
Analyser les diverses conceptions de la responsabilité d’entreprise face aux grands défis du XXIe siècle, et en premier lieu face au changement climatique, conduit à appréhender l’entreprise comme un commun, c’est-à-dire comme un collectif composé de parties qui prétendent toutes à la propriété sur cette entité sans jamais pouvoir en revendiquer le contrôle exclusif, et qui doivent désormais s’accorder pour envisager leur activité dans les limites que la protection des biens communs mondiaux impose.
Poursuivant l’idéal républicain d’un État capable de définir l’ensemble des « règles du jeu » économique, les économistes néoclassiques se sont longtemps accordés sur une perspective minimaliste de la responsabilité d’entreprise. Milton Friedman déclarait ainsi dans les années 1960 que la responsabilité de l’entreprise se limite à « faire le plus d’argent possible pour ses actionnaires […] tout en se conformant aux règles basiques de la société, à la fois celles inscrites dans la loi et celles inscrites dans les coutumes et l’éthique ».
Selon cette approche, l’entreprise serait donc un acteur privé, mû par la quête effrénée de profit dans un contexte de capitalisme financiarisé, et verrait comme seule contrainte à la maximisation du retour sur investissement les lois adoptées par les États et les normes éthiques en vigueur localement.
Néanmoins, cette conception de la responsabilité de l’entreprise, déjà contestée depuis deux siècles par de nombreux acteurs soucieux de promouvoir des modèles économiques encastrés dans la société, a été peu à peu mise à mal. En effet, la capture de l’appareil législatif par les élites économiques et les groupes d’influence privés, d’une part, et l’incapacité des États à s’accorder sur un socle universel contraignant dans les domaines fiscaux, sociaux et environnementaux, d’autre part, ont rendu caduque l’idée selon laquelle le respect des lois locales serait un gage de justice. Or ce qui est légal ne s’identifie pas à ce qui est moralement légitime ou juste.
Mais surtout, si les États et les parlements ont bien évidemment un rôle crucial à jouer dans l’adoption de politiques publiques favorisant un développement humain équitable et durable, les entreprises ont acquis un tel pouvoir économique, politique et technologique qu’elles sont capables, tout en requérant la protection des États pour faciliter le commerce et défendre leurs droits de propriété, de s’affranchir de la tutelle étatique et de remodeler en profondeur nos relations sociales, nos imaginaires, et les paramètres physiques à la surface de la Terre.
Dressant ce constat, des initiatives privées, des démarches citoyennes, des mouvements sociaux, des États, des organismes publics, des entrepreneurs sociaux, des organisations internationales et des organisations non gouvernementales tentent, depuis plusieurs décennies, de mettre l’économie au service d’une conception partagée du bien commun et de la protection des biens communs mondiaux. Pour ce faire, ces acteurs mettent en place des lois nationales et internationales, des codes de conduite, des labels, des tribunaux internationaux, des instances extra-judiciaires et des mécanismes de plainte afin de rendre les entreprises redevables de leurs actes devant les citoyens. Ainsi, dans le domaine de la lutte contre le changement climatique, des États, des territoires, des associations et des individus attaquent en justice aussi bien des gouvernements que des grands groupes industriels pour les dommages causés par leur inaction ou par leurs émissions de gaz à effet de serre sur leur qualité de vie ou sur leur capacité à demeurer sur leur lieu de vie. Par exemple, la ville de New York a porté plainte contre cinq compagnies pétrolières début 2018 pour avoir promu et persévéré dans un modèle industriel néfaste à la planète afin de maintenir leur profitabilité.
Aux Pays-Bas, 900 citoyens ont attaqué – avec succès – l’État néerlandais en justice en 2015 pour le contraindre à adopter en urgence des politiques plus ambitieuses de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Saúl Lliuya, un citoyen péruvien, a porté plainte en Allemagne contre le géant de l’énergie RWE, déclarant que les émissions engendrées par cette entreprise contribuaient au changement climatique et menaçaient son village, situé au pied d’un glacier. En 2016, la Commission pour les droits de l’homme des Philippines a intenté un procès à l’encontre de 47 entreprises du secteur minier, pétrolier, gazier et cimentier afin de réparer les dommages liés aux évènements climatiques extrêmes engendrés par leurs émissions.
Ces diverses actions en justice mettent en évidence les responsabilités des entreprises dans la définition de leur raison d’être ; dans la gestion de leurs impacts négatifs sur leurs employés, les territoires et les écosystèmes ; dans leur influence sur le processus démocratique et les politiques publiques. Nous pouvons ainsi distinguer les quatre champs de la responsabilité suivants, qui informent tous la question écologique et climatique :
– une responsabilité économique et financière, qui concerne les conditions de juste création et de juste partage de la valeur. Cette dimension est cruciale puisqu’il s’agit de s’interroger ex ante, et pas seulement ex post, sur la compatibilité des activités économiques – agricoles, industrielles, de service – avec les défis écologiques et climatiques auxquels nous faisons face. Il n’est pas indifférent que la France ait imposé dans sa loi sur la transition énergétique aux institutions financières française (banques, mutuelles, gestionnaires de fonds, etc.) de publier un ensemble de données permettant d’évaluer leur implication dans le secteur des énergies fossiles, ou que la « Task Force on Climate-related Financial Disclosures » et le groupe d’experts sur la finance durable de l’Union européenne plaident tous deux en faveur d’un ensemble de mesures pour contraindre les opérateurs financiers à davantage de redevabilité à l’égard de l’intégration des enjeux climat dans leurs stratégies d’investissement.
– une responsabilité sociale vis-à-vis des salariés au long des chaînes de valeur mondiales. A priori plus éloignée de la question climatique, cette responsabilité prend tout son sens lorsque les objectifs d’une transition écologique et solidaire sont abordés de concert, et lorsqu’il s’agit de penser aux conséquences sociales que l’arrêt de certaines activités néfastes à l’environnement aura sur les personnes employées dans ces secteurs, et lorsqu’emploi et protection environnementale se retrouvent dès lors en tension.
– une responsabilité sociétale et environnementale vis-à-vis des impacts qu’ont les entreprises sur les communautés et les territoires où elles exercent leurs activités. Véritable changement de paradigme par rapport aux conceptions philanthropiques et instrumentales de la RSE, cette perspective de la responsabilité en termes de gestion de ses dommages collatéraux fait désormais consensus en droit international [1]. Des traités internationaux, dont un est en cours de négociation à l’ONU depuis 2014, pourraient amener les entreprises à être bien plus attentives aux effets négatifs de leurs activités sur les populations, les écosystèmes et le climat.
– une responsabilité politique relative aux enjeux de gouvernance des entreprises et des biens communs mondiaux. Cette dernière responsabilité rend compte de la façon dont les entreprises permettent, ou au contraire s’opposent, à la mise en place de processus de décision démocratiques – en leur sein et dans les États où elles opèrent – favorables à la construction de cadres institutionnels soucieux des générations futures et de l’environnement.
Sur la base de ces multiples responsabilités, l’entreprise peut s’appréhender comme un commun, c’est-à-dire comme un espace collectif géré conjointement par des acteurs aux préoccupations et aux intérêts divers. Des actionnaires aux employés, en passant par l’administration fiscale ; les communes où sont implantés ses sites industriels ; les organisations non gouvernementales qui s’intéressent aux dommages collatéraux engendrés par son activité ; les médecins qui traitent des maladies professionnelles de ses employés ; les sous-traitants et les fournisseurs affectés par l’évolution de leur cœur de métier et de leurs stratégies ; et enfin les sols, les cours d’eau, l’air qui constituent l’environnement naturel dans lequel son activité économique prend forme ; la plupart de ces acteurs ont des droits d’usage et des prétentions diverses sur le contrôle, et donc sur la propriété des entreprises.
Vue sous cet angle, l’entreprise n’est la propriété de personne, mais est une entité collective reconnue par un faisceau de droits, de coutumes, de règles formelles et informelles. C’est un commun, pour reprendre la terminologie d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009. Et c’est un commun bien spécifique, puisqu’il cristallise quasiment tous les conflits autour de notre idéal démocratique et de notre souhait de préserver un environnement sain pour les générations futures.
Ainsi, pour conserver sa légitimité, et pour répondre aux aspirations de nombre des membres qui prétendent le contrôler, le commun que constitue l’entreprise doit maintenir et promouvoir deux sortes de biens communs mondiaux qui fondent la vie en communauté :
Les biens communs immatériels, tout d’abord, que sont la légitimité démocratique, le lien social et la souveraineté populaire. Pour ce faire, il s’agit de réguler le lobbying pour promouvoir un processus démocratique transparent et faciliter l’adoption de mesures contraignantes sur un prix du carbone, le désinvestissement, ou l’évolution de nos modèles agricoles et industriels, par exemple. Il s’agit également de lutter contre la corruption, qui sape le lien social et la confiance que les citoyens portent à leurs institutions pour réguler les acteurs économiques favorables au maintien du statu quo. Et, enfin, il s’agit de révoquer les pratiques d’arbitrage entre investisseurs et États qui mettent à mal la souveraineté populaire en soumettant les politiques publiques à un droit privé des affaires, comme le montrent les multiples plaintes déposées par des industriels de l’énergie pour éviter que les États adoptent des politiques de transition énergétiques nuisibles à leurs intérêts économiques.
Les biens communs matériels, ensuite, qui permettent à la vie humaine de se perpétuer à la surface du globe, et à des activités humaines de production de biens et de services élémentaires de perdurer. Pour ce faire, il s’agit de répondre au défi climatique ; de conserver les sols afin d’avoir accès à la souveraineté alimentaire ; de préserver la biodiversité et les milieux naturels afin de respecter les grands équilibres naturels aux fondements de la vie sur Terre ; d’utiliser les ressources naturelles et les métaux avec parcimonie, dans un esprit de sobriété, afin de ne pas multiplier les sources de pollution et les zones sacrifiées. C’est donc un appel à innover et à intégrer le concept de sobriété dans la stratégie des entreprises afin de réduire l’empreinte écologique des plus aisés et permettre aux plus pauvres d’accéder à une vie digne partout dans le monde.
Cette brève analyse de la responsabilité des entreprises révèle bien que s’attaquer à la crise climatique nécessite de transformer l’entreprise – et la grande entreprise – en un commun, selon des principes démocratiques de gouvernance partagée, afin que ce commun soit au service de la protection des biens communs immatériels et matériels qui, seuls, permettent d’envisager l’émancipation de chacune et chacun sur cette Terre. Un nouvel Accord de Paris ne pourrait faire l’impasse sur ces questions de gouvernance des entreprises et de réforme de l’économie politique contemporaine, jusqu’ici largement ignorées.
par & , le 21 janvier 2019
Deux ouvrages clés
• Swann Bommier et Cécile Renouard, L’Entreprise comme commun. Au-delà de la RSE, Paris : Éditions Charles Léopold Mayer, 2018.
• Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Paris : actes Sud, 2014.
Institution
• Schumacher College
Le Schumacher College, fondé en 1991 dans le Devon (UK) est une institution destinée à former des acteurs variés (dont des étudiants en économie et des professionnels) à la transition écologique et sociale ; dans cette perspective les modèles économiques et entrepreneuriaux sont promus en fonction de leur contribution au lien social, à la biodiversité, à la qualité du climat et, de façon générale, au respect des limites planétaires.
Swann Bommier & Cécile Renouard, « Des entreprises sobres et responsables. Crise climatique, crise du capitalisme », La Vie des idées , 21 janvier 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Des-entreprises-sobres-et-responsables
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[1] United Nations Human Rights Council UNHRC, « Guiding Principles on business and human rights », Pub. L. No. HR/PUB/11/04 (2011) ; OECD, « OECD Guidelines for Multinational Enterprises » (OECD Publishing, 2011) ; Commission Européenne, « Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 » (Bruxelles : Commission européenne, 25 octobre 2011).