Recensé : Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raison d’Agir, 2008, 128 p.
Alexis Spire nous fait passer derrière le guichet. Dans le monde des fonctionnaires de l’immigration, ces « agents du maintien de l’ordre national », petites mains du contrôle et de la répression de l’immigration. Basé sur un ensemble d’enquêtes menées par l’auteur dans des services [1] chargés de la mise en œuvre de la politique migratoire gouvernementale, cet ouvrage analyse les modalités de la gestion administrative de l’immigration : quels sont les agents en charge du contrôle et de la répression de l’immigration et quel est leur statut ; comment incorporent-ils une idéologie « du métier » qui contribue à l’établissement d’un régime de suspicion généralisé à l’égard des étrangers ; comment prennent-ils les décisions d’attribution et de refus d’octroi de titre de séjour ; en quoi leur travail est-il caractéristique de la diffusion plus générale d’une « politique du chiffre », symbole de cette « modernisation de l’État » promue par les dirigeants politiques ?
Accueillir ou reconduire s’adresse peut-être moins à des sociologues spécialistes des questions de politiques migratoires et d’immigration qu’à un public plus large de citoyens [2] qui y trouveront des arguments rigoureux et pertinents pour alimenter leur réflexion voire leur activité militante.
La question que pose Alexis Spire est la suivante : comment des gouvernements qui mettent en œuvre une politique répressive de l’immigration sans précédent parviennent-ils à ne pas contrevenir aux normes du droit international sur la protection des demandeurs d’asile et, plus généralement, des libertés publiques. Réponse : par la délégation de la mission de répression à des fonctionnaires de l’immigration.
Cette spirale répressive place les responsables politiques qui l’ont engagée face à une série de contradictions : comment exiger toujours plus de résultats en matière de lutte contre l’immigration irrégulière, tout en se déclarant fidèle aux normes établies par le droit international ? Comment préconiser une baisse des demandes d’asile, stigmatisées comme “immigration subie”, tout en restant signataire de la convention de Genève ? Comment restreindre de façon drastique l’immigration familiale sans remettre en cause le principe du droit à mener une vie familiale normale, inscrit dans la convention européenne des droits de l’homme ? Pour résoudre ces contradictions, les gouvernements successifs ont construit une politique en trompe-l’œil : d’un côté ils adoptent des lois répressives qui respectent en apparence les droits fondamentaux mais, de l’autre, ils délèguent aux fractions subalternes de l’Administration le soin de rendre ces droits inopérants. C’est ce qu’on pourrait appeler la “politique des guichets”. (p. 8)
Cette « politique des guichets » permet une extension du pouvoir discrétionnaire à des échelons inférieurs et dominés du corps administratif à qui le législateur confie l’appréciation de la validité de la requête posée par l’étranger. La « logique du flou » prévalant dans la rédaction des textes de loi et des directives ministérielles laisse une marge d’interprétation non négligeable aux fonctionnaires auprès desquels Alexis Spire est allé enquêter. [3]
Des agents déclassés et relégués
Les fonctionnaires de l’immigration sont des « dominants dominés » dans le champ bureaucratique, le déclassement des étrangers contribuant à leur propre déclassement. Alexis Spire relève de nombreux signes de cette relégation : vétusté des locaux, manque d’équipement, conditions de travail pénibles sont le lot quotidien de ces fonctionnaires. Les services chargés de l’accueil des immigrés sont, en outre, à l’écart des autres services administratifs, séparation expliquée selon les agents par la « saleté » des usagers. Cette association entre saleté et immigration, topos récurrent du discours sur l’immigration, « renvoie aussi à la transgression d’un ordre national établi : à l’instar de la place qu’elle occupe dans les sociétés primitives, la « souillure » que représente l’étranger illégal symbolise une offense à un code moral et justifie que son traitement soit confiné dans un espace de relégation. » (p. 17)
Hormis ces signes extérieurs de relégation, le statut de dominés des agents chargés du contrôle de l’immigration est aussi visible dans les caractéristiques sociales des agents, et leur statut professionnel : on y trouve plus de personnels issus des départements d’Outre-mer ou de l’immigration ; les femmes, majoritaires ici comme dans d’autres administrations, accèdent plus aisément à des postes de responsabilité désertés par les hommes ; un recours massif et constant est fait à des vacataires pour pallier le manque d’effectifs.
Cette situation de relégation contribue à définir une division des tâches administratives qui sépare fonctions d’accueil et fonctions de traitement des dossiers (octroyer ou ne pas octroyer le titre de séjour). Le degré de prestige et de désirabilité des postes est inverse au degré de contact entre agents et immigrés : plus les agents sont « proches » des usagers, plus leur travail est considéré comme « sale », « dégradant », « inintéressant ». Alexis Spire donne l’exemple de la borne « Eurodac », machine qui enregistre les empreintes digitales des demandeurs d’asile et dont le fonctionnement implique donc un contact direct avec le corps de l’étranger, qui a été rebaptisée par les agents « Eurocrade ». Les postes les plus valorisés sont ainsi les postes de décision et de traitement des dossiers, à l’écart de tout contact avec les étrangers. Cette séparation et parcellisation des tâches a pour fonction une dépersonnalisation du travail et une déresponsabilisation des agents de la chaîne bureaucratique.
La contrepartie de cette situation de relégation est une plus grande autonomie décisionnelle fondée sur la variabilité des interprétations des directives. Les dernières législations sont en effet caractérisées par leur imprécision (par exemple le critère de « réelle volonté d’intégration des familles » dans une circulaire du ministère de l’Intérieur en 2006). Face au « flou juridique », c’est l’agent qui doit trancher, bien souvent au détriment du demandeur. Le pouvoir d’interprétation est tel qu’il donne lieu à une variabilité considérable dans l’application des directives d’un service ou d’un département à l’autre (Alexis Spire analyse à ce sujet la délivrance de carte de séjour pour les étudiants).
Les ressorts de l’adhésion à l’ordre national
Mais comment ces fonctionnaires que rien ne prédispose a priori à des attitudes répressives parviennent-ils à endosser le rôle de « gardien de l’ordre national » ? L’entrée dans la carrière de fonctionnaire de l’immigration ne répond pas, dans la quasi-totalité des cas, à une vocation. Toutefois, ce corps est marqué par une cohésion idéologique très forte, dont Alexis Spire tâche d’expliquer les modalités de formation.
Une croyance fondamentale commune unit les agents des services consulaires, des guichets de Préfecture et du ministère du Travail : ils travaillent au nom de l’intérêt national, représentent l’État et sont investis d’une mission de maintien de l’ordre. La notion d’« ordre » revêt ici plusieurs dimensions : « ordre public » (lutter contre toute forme de fraude), « ordre moral » (lutter contre ces étrangers qui « abusent » du système social français et le menacent), « ordre économique » (sélectionner les étrangers « utiles » au marché du travail, refouler les « indésirables »). C’est la conjonction de ces trois impératifs qu’Alexis Spire nomme « ordre national ».
L’incorporation et l’appropriation de cette idéologie passe, principalement, par trois processus. Tout d’abord, l’apprentissage sur le tas favorise la transmission et l’apprentissage de normes implicites et d’automatismes corporels et mentaux disjoints des normes juridiques. Les fonctionnaires ne recevant pas de formation spécifique, apprennent essentiellement par mimétisme les attitudes nécessaires à la gestion quotidienne des conflits et autres difficultés du métier. En outre, les fonctionnaires ne pouvant se référer à aucune règle juridique écrite fondent leur conduite sur des routines bureaucratique, c’est-à-dire des normes édictées par les collègues les plus anciens dans le service et les chefs de bureau (fonctionnaires intermédiaires). De telles modalités d’apprentissage ne sont, d’après Alexis Spire, pas triviales :
La diffusion de telles normes restrictives s’inscrit dans un mouvement plus général de précarisation des conditions de séjour des étrangers. Le bénéfice d’un statut stable, matérialisé par la carte de résident de dix ans, est désormais systématiquement reporté dans le temps et soumis au pouvoir discrétionnaire des agents de préfecture, qui préfèrent délivrer des cartes temporaires. […] Ce primat du provisoire est un moyen de rappeler à l’étranger qu’il n’est pas un sujet de droit et de mettre à l’épreuve sa volonté de se maintenir sur le territoire. (p. 46)
La cohésion des agents est en outre renforcée par une identification collective à un « nous » opposé au « eux » des étrangers. « Nous » représente « les Français », « les fonctionnaires », « les bons citoyens » ; « eux » représente « les étrangers », « les profiteurs », etc.
Enfin, les agents doivent adhérer à une « croisade morale », visant à déceler les fraudeurs potentiels et les « faux » demandeurs. Alexis Spire détaille la manière dont la « menace » représentée par les étrangers a changé de nature au cours des trente dernières années. On est passé d’une volonté de contrôle de l’étranger comme potentiellement « subversif » à une thématique de la lutte contre la fraude et pour la défense du modèle social français. Le « faux touriste » de la fin des années 1970 laisse la place au « faux réfugié » des années 1980 puis au « faux demandeur d’asile ». Lutte contre l’immigration irrégulière devient ainsi synonyme de défense de l’identité nationale et du « modèle français ». Un régime de suspicion généralisé s’instaure qui n’est pas sans rappeler la manière dont sont traités les bénéficiaires de prestations sociales et autre « assistés », stigmatisés par le discours politique et médiatique, toujours suspectés d’usurper des droits sociaux qui leur sont « chèrement consentis » par la collectivité nationale.
Le tableau serait toutefois trop manichéen et univoque si Alexis Spire ne s’attachait pas à décrire les différences entre trois catégories de fonctionnaires qui n’entretiennent pas le même rapport aux étrangers ni n’appliquent les règlements de manière identique. Les « entrepreneurs de morale » sont ceux qui adhèrent le plus fortement aux normes du maintien de l’ordre national. Caractérisés par un très fort loyalisme entre l’institution, ils ont très souvent une grande ancienneté dans le même service, ce qui fait d’eux des « formateurs » pour les nouvelles recrues. Ils conçoivent leur mission comme une croisade de moralisation de l’immigration et consentent pleinement aux conditions de travail et aux modalités de la lutte contre les « clandestins ». Les « réfractaires » appliquent les instructions qui leur sont transmises par leurs chefs mais refusent d’adhérer à la croisade morale des « entrepreneurs ». Ils évoquent leur entrée dans l’administration des étrangers comme une « erreur d’aiguillage » ou un « accident de parcours ». Après quelques années, les plus réfractaires demandent à être mutés dans un autre service, les autres finissent par endosser le rôle d’agent du maintien de l’ordre national et à rejoindre les rangs des « pragmatiques ». Ce dernier type de fonctionnaire se caractérise par une forme d’indifférence à l’égard des normes et valeurs de la profession. Ils font leur travail consciencieusement mais sans cœur et appliquent le règlement de façon dépassionnée. [4]
Une politique du chiffre
La généralisation d’objectifs chiffrés tend à faire pencher la balance en faveur des « pragmatiques » et des « entrepreneurs de morale », les « réfractaires » étant stigmatisés comme ceux qui ralentissent le travail et ne « jouent pas le jeu » [5].
Alexis Spire rappelle que « depuis 2003, la fixation d’un nombre annuel de reconduites à la frontière a permis au gouvernement de politiser davantage la répression de l’immigration illégale, en faisant d’une pratique bureaucratique un objectif politique. » (p. 91) Cette « politique du chiffre » a été à l’origine d’une forte augmentation du nombre de tâches à effectuer par les agents, à effectif égal. On assiste ainsi à une standardisation des procédures et à une rationalisation des tâches de type taylorienne.
Officiellement introduite pour réduire les délais, cette politique du chiffre influe sur la nature des décisions prises. Elle n’a fait l’objet d’aucune instruction écrite mais se retrouve dans toutes les administrations chargées du traitement de l’immigration. […] Les sanctions auxquelles s’exposent celles et ceux qui n’atteindraient pas leur “chiffre” [nombre de dossier à traiter par jour] varient d’un service à l’autre. […] Ce système de sanctions incite à privilégier les dossiers “faciles” afin d’atteindre plus rapidement le “chiffre” et de terminer plus tôt la journée de travail. (p. 95)
Certains types de dossier sont ainsi privilégiés, comme les demandes de renouvellement au détriment des premières demandes de titre de séjour ; certaines nationalités sont aussi privilégiées (les Chinois sont réputés plus « rapides » à traiter car remplissant de façon impeccable leurs dossiers).
Le secteur où cette politique du chiffre est à la fois la plus intense et la plus spectaculaire est celui des reconduites à la frontière. Cette politique ne découle d’aucune directive écrite, mais seulement d’instructions orales visant à mettre les préfectures en concurrence les unes avec les autres (comme lorsque Nicolas Sarkozy sermonne les préfets qui n’ont pas atteint leur quotas de reconduite à la frontière). De nouvelles catégories de fonctionnaires sont mobilisées dans ce qui a été qualifiés de « traque » aux étrangers, comme les gendarmes ou les policiers des airs et des frontières. L’intensification des procédures de reconduite à la frontière est en outre allée de pair avec une moindre attention portée aux règles juridiques. D’où un nombre de recours croissant devant les tribunaux administratifs qui se retrouvent, eux aussi, débordés par les dossiers à traiter. On se rend ainsi compte de l’effet pervers de la politique du chiffre qui, loin d’améliorer l’efficacité pour les usagers des services administratifs, crée une situation d’urgence permanente. La seule raison d’être de cette politique étant alors clairement répressive, comme un moyen d’intensifier la lutte contre l’immigration dite « illégale ».
Dans la conclusion du livre, Alexis Spire dessine les traits d’un programme de recherche portant sur la « modernisation de l’État ». Le point de départ d’un tel programme est l’analyse des politiques migratoires puisque, d’après Spire, la lutte contre l’immigration « illégale » et, plus généralement, le contrôle et la répression de l’immigration sont un terrain d’essai privilégié d’une « modernisation de l’État » visant à restreindre les conditions d’accès aux prestations sociales. Étudier les politiques de l’immigration reviendrait ainsi non seulement à étudier un aspect des politiques (répressives) visant les catégories sociales les plus fragiles, mais aussi à analyser les transformations internes de l’appareil d’État.