L’historien Paul Sabin retrace l’histoire des mobilisations citoyennes qui, en militant pour les droits des consommateurs et la protection de l’environnement dans les années 1960-70, ont sapé l’ordre issu du New Deal, fait le lit du conservatisme et conduit à la dérégulation du libéralisme.
Encore une histoire sur les turbulentes années 1960 et 1970 aux États-Unis ? Certes, et pourtant, dans le livre de l’historien Paul Sabin, nous sommes loin des rues bruyantes envahies par les jeunes militants contre la guerre du Vietnam ou pour les droits civiques des Noirs américains. Dans Public Citizens, les batailles se livrent surtout dans les tribunaux. Sabin retrace l’histoire des mobilisations citoyennes qui ont donné naissance aux mouvements pour les droits des consommateurs et pour la protection de l’environnement. Il replace ces actions citoyennes dans un contexte plus large d’activisme pour des causes comme la réforme du gouvernement, contre le nucléaire ou pour la défense des centres urbains. Il explique aussi que, par ces mobilisations, les citoyens publics ont mis au point de nouvelles façons de faire de la politique aux États-Unis. Mais surtout, et c’est la thèse principale du livre, Sabin affirme que les citoyens publics ont fait basculer le capitalisme américain d’un libéralisme régulé et interventionniste hérité de l’administration Roosevelt des années 1930 au libéralisme économique dérégulé et orienté vers le marché des années 1980. L’intervention de ces citoyens publics s’est donc traduite par une défiguration du libéralisme américain contemporain – un mélange d’interventionnisme social et économique de l’État et de contre-pouvoirs puissants garants du pluralisme.
Les citoyens publics ont fait basculer le capitalisme américain dans le libéralisme dérégulé
Dans l’historiographie traditionnelle, le déclin du libéralisme traditionnel s’explique par la montée triomphale du mouvement conservateur à la fin des années 1970. Sabin déplace la focale. Si le mouvement conservateur a pu s’installer durablement dans le paysage politique à partir des années 1980, c’est parce que des factions concurrentes du libéralisme progressiste s’étaient chargées de fracturer de l’intérieur l’ordre hérité du New Deal. Selon Sabin, les mouvements pour des droits des consommateurs et pour la protection de l’environnement portés par les citoyens publics ont participé à l’implosion du libéralisme progressiste.
Qui sont les citoyens publics ?
Au début des années 1960, les citoyens publics sont des figures en vue, des intellectuels engagés dans la dénonciation des « défaillances de l’État » - selon l’expression consacrée par l’économiste Burton Weisbrod (p. 66) – dans la protection de l’environnement et des droits des consommateurs et des citoyens. Jane Jacobs, célèbre pour son livre The Death and Life of Great American Cities (1961), critique les conséquences de la mauvaise planification urbaine. Rachel Carson, auteur de Silent Spring (1962), s’en prend à l’utilisation des pesticides dans l’agriculture et à la pollution de l’air et de l’eau. Ralph Nader dans Unsafe at Any Speed (1965) dénonce les failles de sécurité dans les voitures américaines. Jacobs, Carson et Nader mettent en cause dans leurs écrits et dans leurs apparitions dans les médias les agences fédérales indépendantes : celles-ci, au lieu de protéger les citoyens des intérêts des grands industriels, font des compromis avec ces derniers pour conserver leur monopole régulateur. En effet, beaucoup de ces agences nées pendant l’ère progressiste (des années 1890 aux années 1920) ou développées durant le New Deal (années 1930) avaient pour mission de réguler la concurrence dans certains secteurs stratégiques comme l’alimentation, l’énergie, les transports ou les communications. Parmi les agences et les administrations remises en question on retrouve la FTC (Federal Trade Commission), le USDA (US Department of Agriculture), l’ICC (International Chamber of Commerce), la FDA (Food and Drug Administration), la SEC (Securities and Exchange Commission), la CAB (Civil Aeronautics Board), la FPC (Federal Power Commission) ou la FCC (Federal Communications Commission).
Mais ces intellectuels et activistes de premier plan sont rejoints à la fin des années 1960 par des jeunes convaincus de la nécessité d’agir pour réformer l’action publique. Ici, Nader joue un rôle décisif puisqu’en véritable « entrepreneur de cause » – pour reprendre l’expression du sociologue Howard Becker qui désigne ainsi le travail de certains acteurs sociaux pour mettre des problèmes collectifs dans l’agenda public – il réussit à créer tout un réseau de groupes d’intérêt public chargé d’enquêter sur le mauvais fonctionnement des agences fédérales.
Ces nouvelles recrues surnommées par les médias les « Nader’s raiders » sont constituées de jeunes étudiants en droit des meilleures facultés du pays (Princeton, Harvard, Yale). Majoritairement des jeunes hommes blancs, faisant partie de l’élite économique et sociale, ils sont recrutés par Nader pour travailler l’été (souvent gratuitement) à la rédaction de rapports incriminant les agences fédérales pour leur inaction et leur collusion avec les milieux industriels. Ces stages d’été, très prisés par les futurs avocats, présentent de nombreux avantages pour les jeunes militants. Ils leur permettent d’étoffer leurs CV. Ils ont le sentiment de participer à la réforme de la société sans s’engager dans d’autres mouvements de jeunesse (pour les droits civiques ou contre la guerre du Vietnam) perçus comme plus dangereux et pouvant ainsi compromettre leur avenir professionnel. Plus tard, cette expérience sera aussi cruciale pour certains raiders puisqu’elle leur permettra d’intégrer le gouvernement notamment dans l’administration Carter. En effet, aux yeux de cette administration, la communauté des citoyens publics représente une pépinière d’experts compétents sans liens avec le monde des affaires et du milieu industriel (et donc libres de conflits d’intérêts). Ses membres sont aussi vierges politiquement : ils ne sont pas éclaboussés par les scandales qui ont entaché les administrations précédentes. (p. 136)
Mais Nader est plus ambitieux. Le début des années 1970 constitue aussi la grande époque des lanceurs d’alerte (les papiers du Pentagone sont révélés au grand jour par la presse en 1971, le scandale du Watergate éclate en 1972). Dans ce contexte, Nader pense, qu’à moyen terme, tout travailleur qui aurait vent de mauvais agissements dans son entreprise ou du dysfonctionnement d’une agence fédérale pourra devenir un lanceur d’alerte et dénoncer la situation dans les tribunaux. Nader croit à la construction d’une « on-the-job citizenship », d’une citoyenneté dans l’emploi (p. 71).
La mise à l’agenda politique
Le récit de Sabin est une reconstruction détaillée de la mise à l’agenda politique de certains sujets. On suit d’abord le jeune et ambitieux R. Nader, au début des années 1960, employé en tant que consultant au Ministère du Travail. On le voit collecter des informations sur la sécurité routière, mobiliser son réseau de contacts dans l’industrie, dans le gouvernement et au Congrès pour gagner des soutiens, et s’attaquer de façon véhémente à ses ennemis dans les grands médias nationaux. Et cela finit par payer. Ses prises de position sont de plus en plus médiatisées. Il est invité à témoigner devant la sous-commission sur la sécurité automobile du Sénat. En 1966, Lyndon Johnson finit par signer deux lois fondamentales de sécurité routière : le Traffic Safety Act et le Highway Safety Act qui reprennent, en partie, les idées de Nader.
À la fin des années 1960, on voit Nader s’affairer pour créer un réseau de groupes d’intérêt public, il demande des financements aux grandes fondations (la Carnegie Corporation, la Ford Foundation) il recrute des jeunes avocats pour faire des enquêtes et leur donne des orientations de recherche. Nader et ses raiders sont maintenant à l’ouvrage pour dénoncer l’inaction gouvernementale contre la pollution de l’air et de l’eau. À coup d’actions en justice contre les agences fédérales et d’attaques personnelles dans les médias contre les représentants du Sénat (notamment contre des figures de premier plan du Parti Démocrate comme les sénateurs Edmund Muskie et Jennings Randolph), du Congrès ou des membres de l’administration, la stratégie de Nader se traduit par des victoires sur le plan législatif. En effet, le Clean Air Act de 1970 et le Clean Water Act de 1972 s’inspirent des idées des citoyens-publics. Le rapport Vanishing Air du raider John Esposito sur la pollution de l’air et celui de David Zwick intitulé Water Wasteland sur la pollution de l’eau ont été déterminants dans le renforcement de la législation. Le mouvement consommateur devient alors véritablement un lobby citoyen.
Mais Nader veut aller plus loin et, en suivant le modèle de l’ombudsman scandinave, pérenniser et institutionnaliser le pouvoir des citoyens-publics sous la figure d’un médiateur, d’un défenseur des citoyens indépendant et objectif qui enquêterait sur les plaintes contre les agences gouvernementales ou autres organisations du secteur public ou privé. C’est ainsi qu’au début des années 1970, il lance ses équipes sur un vaste travail d’enquête sur les membres du Congrès. Son Congres Project aboutit à la rédaction d’un rapport intitulé Who Runs Congress ? The President, Big Business, or You (1972) contenant un profil pour chacun des élus mettant l’accent sur les conditions d’élection ou les conflits d’intérêt. Ce projet met en évidence l’obsession de Nader pour la transparence de l’action publique et pour la mise en avant de la responsabilité des élus à l’égard des citoyens (accountability).
Malgré le bilan globalement très positif, le mouvement se heurte également à des obstacles. Certains sont internes. Ainsi, le caractère très méfiant de Nader qui craint que tout compromis avec le pouvoir tourne en compromission rend difficiles les négociations avec le gouvernement. De même, la volonté légitime des raiders de la première heure de gagner leur vie leur fait abandonner le volontariat dans les groupes d’intérêt public pour des postes stables et rémunérés dans le journalisme ou dans le gouvernement. D’autres obstacles sont extérieurs au mouvement. Par exemple, les aléas dans le financement par les fondations à partir des années 1970 entraînent des conséquences sur la stratégie financière du mouvement qui doit désormais organiser des campagnes de récolte de fonds auprès des sympathisants. Et enfin, surtout pendant l’administration Nixon, les difficultés viennent de la contre-attaque du mouvement conservateur lui-même.
Effets pervers
L’ambition de Nader a toujours été de transformer le processus démocratique pour donner plus de pouvoir aux citoyens : élargir l’accès aux informations sur l’action gouvernementale, faciliter la participation citoyenne à l’élaboration des lois, permettre au public de surveiller plus étroitement le fonctionnement des agences fédérales via le Congrès ou des commissions indépendantes. Il était question d’améliorer le fonctionnement du processus administratif et législatif, d’éviter les défaillances de l’État dans la protection du citoyen et de l’environnement notamment les problèmes comme la pollution, l’insécurité routière, les pratiques abusives des entreprises envers les consommateurs, la collusion entre les milieux industriels et les milieux politiques. En fin de compte, Nader et ses aides n’étaient qu’une nouvelle génération de progressistes qui voulait une action étatique plus efficace et responsable.
Mais, et c’est le tour de force majeur de l’ouvrage de Sabin, cette critique incisive, insidieuse, sans concessions, souvent féroce de l’action publique a nourri les discours anti-interventionnistes des conservateurs dans les années 1980. L’interventionnisme étatique hérité du New Deal et de la Grande Société était inefficace, cher, dysfonctionnel – c’étaient les progressistes eux-mêmes qui n’avaient pas hésité à le proclamer dans les médias, les tribunaux et des rapports d’expertise depuis des années. De là à dire qu’il fallait remplacer l’État par le marché, il n’y a qu’un pas… que certains membres de l’administration Reagan se sont empressés de faire dans les années 1980.
Très bien documenté, le livre multiplie les sources. Sabin recoupe ainsi des nombreuses archives notamment celles des bibliothèques présidentielles de Gerald R. Ford et de Jimmy Carter, les archives personnelles de membres du Parti démocrate (comme Daniel P. Moynihan, Stuart Eizenstat, Patsy T. Mink et Edmund Muskie), les papiers de représentants des agences fédérales (comme Michael Pertschuck), des archives d’activistes (comme Jane Jacobs, Rachel Carson, James Gustave Speth et Harrison Wellford) ainsi que les archives d’institutions telles que la Ford Foundation et la Carnegie Corporation. Il a également recours à des histoires orales (comme celles de Ralph Nader) et à des rapports d’expertise. Le résultat est, à la fois, un portrait du très polémique Nader, une description de la trajectoire professionnelle d’une nouvelle génération d’avocats, une reconstruction des différentes étapes de la mise à l’agenda politique de certains problèmes sociaux et environnementaux et une histoire des transformations du libéralisme américain dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Réception et critique
Ce livre paru à l’été 2021 a retenu l’attention de la presse aux États-Unis puisqu’il donne une perspective historique à certains débats sur l’interventionnisme qui ont resurgi avec la nouvelle administration Biden. Les différentes recensions de l’ouvrage s’accordent pour dire que ce livre, par ailleurs captivant, adopte un angle un peu trop étroit. Le journaliste Timothy Noah, pour The New York Times, suggère que les mensonges des différents gouvernements américains concernant la guerre du Vietnam et le scandale Watergate auraient suffi pour attirer les critiques contre l’interventionnisme étatique et que le libéralisme n’avait pas besoin du mouvement de Nader pour être remis en cause. L’historien Louis Menand, pour The New Yorker, considère que l’angle adopté par Sabin minimise le fait que la méfiance envers un gouvernement trop puissant est à la base même de la démocratie américaine et se retrouve déjà dans les Federalist Papers. De plus, selon Menand, le livre ne se centre que sur l’expérience états-unienne alors que la progression du sentiment de défiance envers l’intervention étatique est plus globale. L’historienne du mouvement conservateur aux États-Unis Kim Phillips-Fein pour The New Republic propose d’étudier l’héritage des idées de Nader dans certains engagements progressistes du XXIe siècle comme ceux des militants du mouvement Occupy ou ceux de Bernie Sanders dans ses campagnes électorales de 2016 et 2020.
« Nous avons détruit l’institution en allumant la lumière »Il nous semble que cette histoire passionnante mérite d’être élargie. On peut ainsi rajouter deux réflexions à celles déjà exprimées dans la presse américaine. La première idée est d’ordre sociologique ; on peut regretter l’absence de données sur la composition des raiders. Si bien Sabin détaille le parcours de certains hommes qui ont été très visibles dans le développement de la communauté des citoyens publics comme John Esposito ou David Zwick, il approfondit moins les profils, les trajectoires et les motivations des militants moins connus mais qui ont donné de l’ampleur au mouvement. La deuxième réflexion porte sur la question de l’intentionnalité en politique. Sabin décrit à plusieurs reprises la volonté simplement réformiste portée par le mouvement en soulignant le fait que ses membres étaient des sympathisants démocrates : des progressistes, des gens de gauche qui ont affaibli le Parti démocrate sans vraiment le vouloir. Comme le résume le représentant démocrate George Miller à propos du projet de réforme du Congrès, “we destroyed the institution by turning the lights on” – nous avons détruit l’institution en allumant la lumière (p. 119). Il est certainement vrai qu’au départ les membres de la communauté n’ont peut-être pas compris la radicalité des méthodes et des valeurs portées par Nader. Mais, à la longue, l’injonction de transparence extrême, la suspicion permanente du pouvoir, la demande de simplification à outrance des processus administratifs et législatifs, l’exigence d’efficacité dans l’action publique sont loin d’être neutres politiquement puisqu’elles remettent en cause le rôle de la médiation, de la négociation et de la formation d’alliances dans la construction du débat démocratique – des idées essentielles dans la tradition politique américaine. Il semble difficile de croire que l’efficacité de leurs actions ait rendu les membres du groupe aveugles à la dimension idéologique de leurs méthodes ou que des voix discordantes ne se soient pas élevées pour questionner le leadership de Nader. Il reste donc des études à faire sur la cohérence sociologique et idéologique interne à ce mouvement dans le temps ainsi que sur la conscience des conséquences à long terme de leurs actions.
Paul Sabin, Public Citizens. The attack on Big Government and the Remaking of American Liberalism, New York, W.W. Norton & Company, 2021, 272 p.
Sur l’histoire du mouvement conservateur aux États-Unis, voir, par exemple :
• Kim Phillips-Fein, Invisible Hands : The Making of the Conservative Movement from the New Deal to Reagan, New York, W.W. Norton, 2009.
• Rick Perlstein, Reaganland : America’s Right Turn, 1976-1980, New York, Simon & Schuster, 2020.
• Bruce Schulman, Julian Zelizer,(dir.), Rightward Bound : Making American Conservative in the 1970s, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2008.
Teresa Tomás Rangil, « Des mobilisations à la dérégulation »,
La Vie des idées
, 26 janvier 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Des-mobilisations-a-la-deregulation
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