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Recension Société

Des produits pour la vie

À propos de : Julie Madon, Faire durer les objets. Pratiques et ressources dans l’art de déconsommer, Les Presses de Sciences Po


par Jeanne Guien , le 23 septembre


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« Qui, aujourd’hui, prolonge la vie des objets ? » L’enquête sociologique de Julie Madon sur les « longéviteurs » montre la diversité des profils, des motivations, mais aussi des pratiques concrètes de durabilité et des controverses qu’elles suscitent.

L’ouvrage de Julie Madon est adapté de la thèse de doctorat en sociologie qu’elle a consacrée, entre 2018 et 2023, aux activistes de la durabilité en France : sympathisants de l’association Halte à l’Obsolescence Programmée, bénévoles et public des Repair Cafés, adeptes du bricolage et du « zéro déchet ». Il porte toutefois moins sur leur engagement dans ces structures que sur leur rapport quotidien aux objets de leur foyer, croisant ainsi sociologie des mouvements sociaux et ethnographie de la culture matérielle.

Ce double apport empirique est plus que bienvenu. En effet, la plupart des essais sur l’obsolescence programmée publiés en France ces quinze dernières années avaient tendance à n’être étayés que par des enquêtes techniques ou des récits historiques bâclés et erronés. Julie Madon, de son côté, rapporte et analyse les données issues de son terrain multisitué : entretiens, photographies et observations concernant le rapport aux objets de consommateurs certes avertis, mais banals. La banalité est même au cœur de l’enquête, les gens étant invités à parler de leur environnement matériel privé et de leurs démarches pour le maintenir. Il s’agit en effet d’un objet de recherche à la fois heuristique (les objets, ça parle à tout le monde !) et problématique (le quotidien, ça n’intéresse personne !). Au gré de leurs anecdotes, préoccupations, révoltes, les enquêtés sont invités à mettre des mots sur la gestion souvent muette de l’environnement matériel, faisant voir des stratégies, efforts et « pratiques de longévité ». À l’autrice d’analyser sociologiquement les causes de ces pratiques, en faisant le lien entre biens de consommation et « histoires de vie, relations humaines, normes sociales » (p. 6), « carrière de l’objet » et trajectoire du sujet (p. 20).

« Qui, aujourd’hui, prolonge la vie des objets ? », demande la chercheuse (p. 11). Sa réponse prend notamment la forme d’une typologie, montrant qu’il existe des profils variables de « longéviteurs » : ce ne sont pas que de jeunes urbains diplômés et écologistes. Les profils les plus récurrents sont aussi les ménages ruraux âgés, « installés » dans des espaces disposant de matériel et de place pour bricoler, stocker ; les « consuméristes », individus aisés qui aiment remplacer à neuf leurs équipements, sont indifférents aux questions environnementales, mais craignent de se faire « arnaquer » ; les « citadins », fortement contraints par le budget et l’espace, soigneux sans pouvoir être bricoleurs. Cette typologie a l’avantage de complexifier la catégorisation spontanée des mouvements pour la durabilité (associés à l’éternelle figure repoussoir du bobo). Elle pourrait aller plus loin, souffrant sans doute des limites de l’échantillon, dont l’autrice signale qu’il n’est pas assez diversifié et présente un biais de recrutement. Il faudrait l’élargir, et approfondir notamment la catégorie des « urbains », afin de le rendre représentatif de la population française. On pourrait ainsi mettre pleinement à l’épreuve l’un des enjeux les plus intéressants de l’ouvrage, à savoir le fait que la circulation sociale de pratiques identiques fait varier le jugement qu’on leur porte, voire la perception qu’on en a : « De mêmes pratiques à faible impact écologique peuvent être très valorisées quand elles sont adoptées par des classes favorisées qui les associent à un discours écologique, et se voir au contraire délégitimées lorsqu’elles sont adoptées par des classes populaires contraintes dans leur consommation. » (p. 233). Une telle remarque montre l’importance de la sociologie pour les stratégies écologistes, et peut rendre compte de l’emprise de la catégorisation spontanée à laquelle l’autrice a dû elle-même se confronter [1].

La typologie des différents sens de « faire durer » est également très bienvenue, car plus fine et plus empirique que celles proposées par exemple par l’Ademe [2].

Un autre aspect fondamental de l’ouvrage est de montrer que, dès qu’il y a volonté de faire durer, il y a travail. Une insistance qui politise le sujet, montrant que faire durer, c’est s’écarter de la norme consumériste (d’après laquelle « nous ne consommons rien de ce que nous produisons, et nous ne produisons rien de ce que nous consommons » [3]) et que cela engendre des rapports de force. Notamment, cela confronte à la division genrée du travail domestique, bien restituée par l’autrice, qui note que les hommes se spécialisent dans le bricolage et les biens culturels, les femmes dans les pratiques de soin et l’équipement ménager. Elle montre également que, contrairement à l’idée selon laquelle on ne se transmet plus rien d’une génération à l’autre, le don intergénérationnel reste fréquent (voire, arrive plus souvent, puisque les gens renouvellent plus fréquemment leur logement et leur mobilier) et est souvent assuré par des femmes âgées. L’ouvrage constitue ainsi une solide contribution à la critique féministe du domaine, qui a montré notamment le rôle des femmes dans l’entretien et le zéro déchet [4]. Un échantillon plus large d’enquêtés permettrait sans doute d’identifier d’autres rapports de force.

On regrettera de trouver dans l’ouvrage un certain nombre de problèmes récurrents dans le traitement médiatique et politique de l’obsolescence programmée au XXIe siècle. Ainsi, la typologie des trois formes d’obsolescence (technique, psychologique, programmée), serpent de mer des controverses sur le sujet, reste bancale, ce qui entraîne des simplifications : des phénomènes tels que « lassitude, mode, évolution technologique » sont mis dans le même sac et peu détaillés, alors qu’il s’agit de points cruciaux pour comprendre le renouvellement des biens (p. 83). On aimerait comprendre davantage cet enquêté qui, après avoir tenté de justifier un changement de machine à café, déclare : « je ne sais pas, j’avais envie de changer » (p. 177). N’a-t-on pas affaire ici à l’une de ces « magnifique[s] tautologie[s] par où s’énonce toute l’évidence du social » dont parle Bourdieu [5] ? Il faudrait développer, affiner les distinctions, pour dépasser cette évidence.

De la même façon, Madon parle à la fois de « discours politique » et de « rhétorique du soupçon » (p. 200) pour qualifier les propos d’une enquêtée se plaignant de la cherté et de l’inefficacité du SAV consulté pour son imprimante en panne. Pourquoi reproduire cette équivalence, chère à tous les journalistes, politiques, représentant d’entreprises qui, depuis 15 ans, présentent les critiques de l’obsolescence programmée comme des complotistes et des idéologues ? Le travail de Madon montre d’ailleurs que ce ne sont pas seulement les discours entendus qui mènent les consommateurs au diagnostic d’obsolescence programmée : la lecture des modes d’emploi, la visite en SAV ou l’expérience de réparations (heureuses ou malheureuses), autrement dit des expériences matérielles et sociales, les y contraignent. Peut-être cet aspect ressortirait-il mieux si l’autrice avait fait davantage place aux observations dans son travail, pour l’instant centré sur les récits obtenus par entretiens.

Cette concession au « soupçon » s’explique peut-être aussi par le fait que la chercheuse exclut de l’enquête « les produits consommables (gobelets en plastique, stylos à bille, etc.), faits pour être jetés, moins pertinents pour parler de durée de vie » (p. 13). Pourquoi seraient-ils moins pertinents ? Ces produits « consommables » (ou « jetables ») sont des exemples d’obsolescence programmée et il n’est pas vrai que leur durée de vie, pour être prescrite, soit plus évidente que celle des autres objets étudiés – que les utiliser n’entraîne pas d’« arbitrages quotidiens » (p. 34) et de stratégies chez les activistes de la durabilité. Il y a même fort à parier que leur usage est particulièrement problématique pour ces derniers, puisque ces produits ne sont pas tous « à usage unique », s’épuisant dans un geste de consommation : ils ont des durées de vie variables et font souvent l’objet de quantité d’« adaptations », de manières de vivre avec le dysfonctionnel dont parle si bien l’autrice. De fait, au moins une citation de l’ouvrage montre que ce sujet est pertinent pour comprendre les motivations des enquêtés (p. 134). Exclure les produits jetables de l’étude sur l’obsolescence et la durabilité, comme l’ont fait la plupart des acteurs des controverses à ce sujet, n’est donc pas justifié, et tend à accréditer l’approche par le « soupçon » de façon tautologique : en ne se concentrant que sur les objets dont la durée de vie n’est pas officiellement limitée, on restreint l’étude à des objets dont la durée de vie est limitée de façon trompeuse, cachée. Cette approche est un aspect du terrain (c’est l’association de l’obsolescence programmée à l’« arnaque », chère aux « consuméristes ») qu’il faut objectiver par l’analyse, et non reproduire dans l’analyse.

On aurait aussi aimé qu’un des mots forts du titre, « déconsommer », trouvât des développements dans le corps du texte, car il s’agit d’un mot ambigu, utilisé comme slogan par de nombreux acteurs, sans être pour autant bien défini. Il pourrait utilement profiter de l’indéniable capacité de l’autrice à complexifier, par l’analyse empirique, tant de sujets simplifiés par leur usage politique : si, comme l’ouvrage le montre clairement, le mot d’ordre « faire durer les choses » est loin d’être simple à comprendre et à appliquer, qu’en est-il du mot d’ordre « déconsommer » ?

Julie Madon, Faire durer les objets. Pratiques et ressources dans l’art de déconsommer, Paris, Éditions Les Presses de Sciences Po, 2024, 268 p., 22 euros.

par Jeanne Guien, le 23 septembre

Pour citer cet article :

Jeanne Guien, « Des produits pour la vie », La Vie des idées , 23 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Des-produits-pour-la-vie

Nota bene :

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Notes

[1M. Madon, «  Lutter contre l’obsolescence programmée, pas qu’une affaire de bobos  », The Conversation, 12 décembre 2019.

[2G. Anderson et al., Étude sur la durée de vie des équipements électriques et électroniques, rapport Ademe, 2012  ; C. Chauvin, E. Fangeat et le pôle usage et durée de vie, Allongement de la durée de vie des produits, étude pour l’Ademe, février 2016.

[3A. Gorz, Ecologica, Galilée, Paris, 2008.

[4J. Guien, I. Hajek, S. Ollitraut, «  Femmes et lutte contre le gaspillage : un espace d’émancipation ou d’aliénation genrée  ?  », Écologie et Politique, Le Bord de l’eau, n°60, avril 2020  ; Denis J. et Pontille D., Le soin des choses. Politiques de la maintenance, La Découverte, Paris, 2023.

[5Bourdieu, La domination masculine, Seuil, Paris, 1998.

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