Recensé : Pascale Garnier, Sociologie de l’école maternelle, Paris, Puf, coll. « Éducation et société », 2016, 204 p., 28 €.
Dans la continuité des travaux antérieurs de Pascale Garnier, l’hypothèse principale de cette Sociologie de l’école maternelle est celle d’une scolarisation de l’école maternelle française. Cette hypothèse constitue le moyeu de ce livre, à partir duquel se déploie une analyse sociologique plurielle portant sur de multiples objets révélateurs de ce processus de scolarisation tels que l’évolution des programmes, les professionnalités des personnels, les pratiques, les relations entre la famille et l’école. Ce livre constitue plus largement un outil actuel, à la disposition des formateurs, étudiants et acteurs du système éducatif, soucieux de penser les problématiques contemporaines de cette institution.
Analyse socio-historique du phénomène de scolarisation de l’école maternelle
L’école maternelle française a toujours fait partie de l’école : c’est là sa spécificité par rapport à d’autres institutions préscolaires étrangères telles que le jardin d’enfants allemand. Cela dit, elle bénéficiait jadis d’un certain isolement au sein du système éducatif français. Pensée comme un espace d’avant la scolarité proprement dite, sa spécificité, notamment pédagogique, était reconnue et faisait même l’objet d’une certaine fierté nationale. La scolarisation de l’école maternelle renvoie à un processus de normalisation, de perte de spécificité de l’école maternelle au sein du système éducatif français. De 1970 à nos jours, l’école maternelle s’est vue remodelée comme un segment de l’école, et non plus comme un singulier moment la précédant.
Nombreuses sont les réformes institutionnelles expliquant ce processus : le principe d’un corps d’inspectrices spécifiques à l’école maternelle est remis progressivement en cause, les hommes peuvent y enseigner à partir de 1977, l’école maternelle devient le cycle 1 de la scolarité (1989), l’évaluation entre à l’école maternelle (années 1990). La scolarisation se joue ensuite au niveau de l’évolution des instructions officielles entre 1986 et 2008. Une logique de préparation directe à l’école élémentaire s’impose progressivement. Les apprentissages qui permettraient la réussite scolaire à l’école élémentaire, notamment en lecture, écriture et mathématiques, n’ont eu de cesse de gagner en influence au détriment des finalités affectives, physiques, ou liées au vivre ensemble, jadis plus influentes. Le jeu perd aussi en légitimité dans les textes officiels. Ces transformations institutionnelles s’accompagnent d’une fréquentation croissante de l’école maternelle, autre visage de cette scolarisation aux multiples facettes connectées les unes aux autres. La totalité des enfants de cinq ans fréquentent la maternelle en 1970, ceux de quatre ans en 1980, ceux de trois ans en 1995. L’école maternelle devient un cursus de trois ans, avec son programme d’apprentissages précis, et s’apparente de plus en plus au premier moment de la scolarité.
Pascale Garnier propose de multiples et complémentaires explications à ce processus de scolarisation. Elle est à relier à une logique d’unification et de mise en cohérence de l’ensemble du système éducatif propre aux années 1970. L’idée que l’école maternelle pourrait contribuer à la lutte contre les inégalités sociales est également mise en avant. Dans les années 1980, les échecs de la démocratisation jouent aussi en faveur de la justification scolaire. Elle se renforce dans les années 2000, en raison des mauvais résultats de l’école française aux évaluations internationales. Plus récemment, l’auteure associe aussi ce processus à un mouvement de schoolification à l’œuvre dans de nombreux pays du monde (Japon notamment), visant à tirer un profit économique de la préscolarisation, dans le cadre de ce qui semble bien être une vision néo-libérale de l’éducation des jeunes enfants.
Professionnels, parents, enfants, et scolarisation
Avec la scolarisation de l’école maternelle se jouent des évolutions des professionnalités au sein de l’institution scolaire. À partir de 1989, les instituteurs deviennent des professeurs des écoles, recrutés à BAC + 3 (BAC + 5 depuis 2008). Ils doivent être des professionnels de l’enseignement, capables d’organiser les apprentissages de façon rationnelle et efficace. Le modèle de la maîtresse de maternelle versée dans la psychologie de l’enfant, ou prenant modèle sur la mère de famille, perd en légitimité. La spécificité de l’enseignement en maternelle est du même coup remise en cause, notamment au niveau de la formation initiale. Pascale Garnier étudie également l’évolution de certaines pratiques, durant la période de scolarisation, et en particulier les transformations du métier d’ATSEM (Attaché Territorial Spécialisé des Écoles Maternelles). Jadis, la « dame de service » devait être invisible, ne pas entrer dans les classes, rester cantonnée aux taches de nettoyage. Aujourd’hui, on attend des ATSEM une présence en classe, des initiatives et un rôle actif d’aide pédagogique de l’enfant voire la mise en œuvre d’une relation affective que la maîtresse délaisse plus volontiers au profit des tâches d’enseignement. Les relations maîtresses / ATSEM semblent donc s’être redéfinies.
L’ouvrage cherche également à approfondir la question de la relation entre l’école et les parents dans ce contexte de transformation. Le rôle d’accueil et d’éducation du jeune enfant est globalement en berne. La maîtresse (ou le maître) de maternelle se présente avant tout comme un spécialiste des apprentissages scolaires. Une relation asymétrique s’établit alors, en particulier avec les parents dont les enfants peinent à jouer le rôle que l’on attend d’eux. Certains parents, souvent de milieu populaire, sont rien moins que « convoqués » par les enseignants et sommés de résoudre les problèmes scolaires de leur enfant. Pascale Garnier tient pour autant à montrer que des logiques alternatives (parents / enseignants comme « grande famille ») émergent parfois sporadiquement. La scolarisation ne donne pas naissance à une école maternelle uniforme, parents et personnels étant animés par des logiques plurielles, que l’auteur restitue, pour éviter une vision caricaturale de la situation contemporaine.
À ce titre, l’ouvrage propose une réflexion très stimulante menée sur les cahiers d’activités parascolaires. Les cahiers d’activité de maternelle sont en pleine expansion et prennent des formes très variables selon les éditeurs. Leur développement est une autre manière de penser la scolarisation de l’école maternelle, cette fois du côté de la famille. L’intérêt de l’analyse de Pascale Garnier est d’éviter un discours simplificateur. À l’instar du lapin-canard analysé par Wittgenstein, on peut penser ces cahiers tout à la fois comme des objets ludiques ou comme des objets scolaires. Leur succès pourrait justement s’expliquer par cette identité nécessairement double. Le ludique attire l’enfant consommateur, mais il peut aussi être lié au parent qui veut éviter une trop forte préparation à l’école (tout en en acceptant néanmoins la nécessité). De même, le caractère scolaire peut être apprécié par un parent qui cherche à anticiper les problèmes scolaires, mais aussi par l’enfant, qui veut jouer au grand, à l’élève.
Oser un regard non scolaire sur l’école maternelle
Où va aujourd’hui l’école maternelle ? Cet ouvrage rappelle qu’elle a connu un relatif tournant institutionnel depuis 2012, visant, pour partie, à réhabiliter sa spécificité au sein du système éducatif. Des évolutions se font jour en ce sens au niveau de la formation professionnelle. Il est nécessaire de rappeler ici que Pascale Garnier a joué un rôle important dans la rédaction des nouveaux programmes de l’école maternelle de 2015, qui, justement, proposent un certain retour de thématiques psychologiques et affectives. La conclusion de l’ouvrage pose la question suivante : ne serait-il pas temps d’oser une certaine déscolarisation de l’école maternelle ? Elle pourrait passer par le retour d’une pluralité de justifications de l’école maternelle, notamment non scolaires, en pensant que l’école maternelle est aussi un lieu d’accueil et de prise en charge de la petite enfance.
Parmi les nombreuses pistes de recherche ouvertes par l’auteure, on pourrait pousser plus avant l’interrogation sur les pratiques professionnelles, notamment celles des enseignants. Quelle relation à l’enfant est effectivement mise en œuvre en maternelle aujourd’hui ? L’enfant n’y est-il appréhendé que comme un élève ? Dans ce cas, quelles formes cela prend-il dans la relation effective à l’enfant (travail scolaire, exigence de discipline, climat de travail et non de jeu ?) ? Et qu’en est-il du rapport affectif à l’enfant dans cette maternelle scolarisante ? C’est aussi la question du bien-être de l’enfant dans la maternelle contemporaine qui est ici posée. Donner la parole aux enfants sur l’école maternelle contemporaine, comme y invite Pascale Garnier en conclusion de son ouvrage, dans la continuité de multiples recherches françaises et surtout étrangères, pourrait ici s’avérer particulièrement heuristique. Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’espérer que cette synthèse contribue à une large réflexion sur cette institution souvent aimée du grand public, mais fort mal connue, notamment dans ses évolutions récentes.
Pour citer cet article :
Ghislain Leroy, « Déscolariser l’école maternelle ? »,
La Vie des idées
, 2 septembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Descolariser-l-ecole-maternelle
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