Penser la littérature actuelle à partir de l’invisible, de l’irrationnel et de l’étrange, telle est la ligne originale que suit Anne-Sophie Donnarieix, afin de mettre au jour sa capacité à se réinventer sous le signe de l’inquiétude.
Penser la littérature actuelle à partir de l’invisible, de l’irrationnel et de l’étrange, telle est la ligne originale que suit Anne-Sophie Donnarieix, afin de mettre au jour sa capacité à se réinventer sous le signe de l’inquiétude.
Le premier constat du livre de Donnarieix tient lieu d’un exercice d’apparition dans le champ de la critique : le surnaturel, cette « puissance de l’ombre », s’impose aujourd’hui comme une importante matière romanesque, notamment en France. Si cette tendance s’inscrit dans une histoire, en lien notamment avec le surréalisme et le renouveau de la littérature spirituelle de l’entre-deux-guerres, elle se démarque néanmoins par une « inscription plus franche, plus altière de ces puissances de l’ombre » (p. 16) au sein des textes.
Il faut voir là sans doute l’une des expressions du « retour du récit » [1] par quoi s’est illustré le fait littéraire français au tournant des années 1980, à cette nuance près que ce sont les formes et les usages du récit qui apparaissent directement questionnés à travers le recours à l’invisible et à l’irrationnel. La particularité du surnaturel contemporain est en effet de ne plus opérer à la manière d’une irruption dans le réel qui en fait basculer les assises. Il témoigne davantage d’un tout autre rapport à celui-ci, dominé par l’incertitude et le trouble, ce qui se manifeste à même la narration et le style.
Aussi, pour Donnarieix, la multiplication et la diversification des formes du surnaturel dans le roman rendent compte avec force de ce qui se joue au fond dans ce fameux « retour du récit », dont le constat est désormais bien établi dans le discours critique sur la postmodernité, soit en définitive un triple retour : le « retour du réel », le « retour de l’histoire » et le « retour du sujet » (p. 24).
Encore faut-il souligner que s’il est question d’un retour du réel, c’est en tant que le réel ne peut qu’apparaître dorénavant poreux et instable. De même pour le retour de l’histoire, qui renvoie à une histoire marquée de blancs, hantée, ne parvenant à s’écrire que du lieu même de la disparition et de l’ineffable. Enfin, pour ce qui du retour du sujet, celui-ci doit s’entendre moins comme son triomphe que comme sa mise en question toujours plus grandissante, à l’heure où les fondements de la subjectivité s’ouvrent à de nouveaux possibles (qu’on songe au transhumanisme ou à la requalification des liens avec le vivant, en particulier animal et végétal).
Autrement dit, trois retours qui situent la littérature dans un rapport de plus en plus réflexif et épineux à elle-même. Trois retours comme autant d’indices d’un « monde désenchanté » [2], tendu entre la tentation d’un sublime archaïsant et le constat d’une perte irrémédiable que rien ne peut conjurer.
C’est d’emblée dans une visée politique que peuvent s’appréhender les écritures contemporaines du surnaturel. Toutes portent la critique d’une modernité rationnelle et dualiste. Critiquer l’impérialisme éclairé d’un certain modèle occidental par l’irrationnel revient même souvent à sonder l’irrationalité refoulée du premier qui, sous le masque de la raison, de la logique et du positivisme les plus affirmés, a pu justifier les pires atrocités, comme ont cherché à le montrer Adorno et Horkheimer [3].
En proposant d’autres modèles interprétatifs, les fictions du surnaturel réhabilitent des savoirs et des imaginaires marginaux et discrédités, parce que réputés obsolètes ou inobjectivables. Sans verser pour autant dans l’idéalisme ou une nostalgie univoque. À la faveur de leurs procédés de déréalisation et de décentrement, ces fictions inventent plutôt de « nouveaux espaces propices à la récupération d’une pensée non-dichotomique » (p. 146) qui étendent les bornes du réel, mais sans devenir un but en soi.
Véritables « instruments épistémologiques » (p. 23), les fictions du surnaturel mobilisent ainsi une vision du monde et de l’histoire qui ne peut plus se présenter comme claire et unitaire. Elle apparaît à l’inverse profondément éclatée, opaque et incohérente, ses modes de représentation s’inscrivant dans une « esthétique anti-systémique qui se nourrit de son propre caractère inassignable » (p. 18).
À rebours des taxinomies, le surnaturel contemporain ne se réduit par conséquent ni au merveilleux, ni au fantastique, ni au réalisme magique, ni même à l’insolite. S’il emprunte à tous ces genres littéraires certains de leurs codes ou de leurs motifs, il s’écrit entre les lignes, au nom d’un principe d’instabilité en lequel se reconnaissent autant les effets esthétiques qu’il engendre que sa fuyante identité générique.
Pour s’y repérer, Donnarieix propose de suivre la trace de deux figures littéraires faisant office de paradigmes interprétatifs : celle du spectre, déjà en partie documenté, et celle du chaman [4]. Avec la première, elle explore la crise qui frappe le régime d’historicité de notre modernité. La spectralité du roman contemporain serait en effet le signe d’une mémoire en souffrance. Revenants, ombres et fantômes y surgiraient pour dire l’impossible deuil du passé, soit par oubli ou défaut de transmission, soit en raison de l’incommensurabilité du traumatisme.
Comme chez Alain Fleischer, le ressassement de l’écriture, sa cyclicité, peuvent alors devenir les marques d’un temps à l’arrêt, bloqué sur un événement si indicible que la parole y achoppe, sans autre alternative que de se répéter sur le mode de la hantise. Tel qu’il en va chez Marie NDiaye, le spectre induit parfois en revanche une forme de résistance contre la dissolution ou l’hypervisibilité qu’impliquent les cadres sociaux contemporains. Rempart contre la vie moderne, il enseigne alors à sa manière un art de la fugue qui est, en premier lieu, un art de la survie.
Loin d’être seulement un écho menaçant du passé, le spectre fait en quelque manière toujours trace. Il donne à voir et à lire ce qui, même dans son éclipse, tend à persister. De ce fait, les écritures spectrales contemporaines relèvent généralement de ce que l’autrice appelle une « esthétique du suaire » :
Une écriture qui, par son pouvoir d’incarnation, ne se contente pas de dire le deuil, mais fait véritablement « apparaître » le visage des morts comme par un processus de transsubstantiation littéraire, pour une représentation exaltée – mais funèbre et résignée – de la dynamique mémorielle. (p. 234)
L’essentiel est ici que l’histoire reste ouverte, qu’elle ne puisse « se réconcilier avec elle-même » (p. 170). Principe d’irrésolution, le spectre littéraire ruine toute téléologie et toute cohérence historique afin d’imaginer — sans espoir, mais avec ténacité — de nouvelles formes d’écriture de l’histoire où les marges et les ratures seraient enfin prises en compte.
À l’ombre du chamanisme, Donnarieix nous invite à parcourir un autre versant des fictions contemporaines du surnaturel, lequel engage cette fois une méditation sur le devenir humain à l’heure des catastrophes. Nulle forme d’idéalisme là encore : loin d’être le symptôme d’une aspiration à un nouveau surhomme, le chaman atteste plutôt d’une crise du sujet dans sa définition même.
Personnage interstitiel, le chaman incarne de façon privilégiée une logique non-binaire, susceptible de faire tenir ensemble les contraires : les esprits et les vivants, l’humain et l’animal, l’homme et la femme. Ce sont donc les contours de la notion d’humain et de nos cadres de pensée qui se trouvent avec lui irrémédiablement bouleversés.
Or il semble bien qu’un tel vertige soit la condition préalable à une authentique refonte du politique par les moyens propres à la littérature. Seules des mutations inquiétantes, une puissance continue de métamorphose, paraissent aptes à raconter la destitution de l’homme d’une place autrefois rêvée stable et hégémonique, dans le but d’initier de nouveaux rapports entre soi et l’autre, et peut-être plus largement avec tout le vivant.
Pour autant, Donnarieix prend soin de préciser combien une telle conception rencontre vite une limite chez nombre d’écrivains. Quels que soient leurs transmigrations corporelles et leurs bestiaires fantastiques, ceux-ci ne parlent de l’animal que pour parler de l’humain. Foncièrement anthropocentrés, leurs textes construisent rarement un rapport d’horizontalité avec l’animal, ni ne se tournent vers lui pour imaginer d’autres sensibilités, d’autres formes de vie et de relation.
Donnarieix n’oublie pas non plus de poser avec finesse la question de l’exotisme qu’entretient le chamanisme littéraire chez Christian Garcin et Antoine Volodine, entre banalisation et fascination. Peut-être passe-t-on néanmoins un peu trop rapidement sur les ambivalences de l’intersexuation et le mélange des genres que celui-ci implique également.
Faire figurer le personnage de la sorcière aux côtés du spectre et du chaman aurait assurément demandé un développement trop important, au sein d’un ouvrage déjà substantiel. Ce rapprochement reste toutefois à envisager dans le futur, d’une part en raison du succès croissant que la sorcière rencontre depuis les deux dernières décennies, d’autre part en tant qu’elle donne à réfléchir le problème du surnaturel précisément à l’intersection des enjeux du genre et de la corporéité.
Inquiéter, court-circuiter l’apparente clarté du réalisme littéraire d’aujourd’hui n’est pas le seul mérite de Puissances de l’ombre. Sa force tient également à « la visée mélancolique » (p. 313) qu’il dégage du régime contemporain de la fiction, lequel ne s’écrit désormais qu’« au plus proche du malaise » (p. 314) qui fait notre condition postmoderne. Que ce malaise soit de nature épistémologique, historique ou ontologique, l’important semble être surtout de ne rien résoudre, de laisser sa part à la nuit, en maintenant le geste littéraire sur ce fil paradoxal auquel Donnarieix donne le nom de « réenchantement critique » (p. 16).
Pour toutes ces raisons, il faut espérer que son livre saura susciter prolongements et réponses, tant la matière qu’il traite, à travers de subtils exercices de lecture et un art véritable de la synthèse, intéresse à plus d’un titre les questions esthétiques et politiques que la littérature d’aujourd’hui nous pose, notamment quant à sa fonction même.
Ce que portent les écritures contemporaines du surnaturel, c’est une réflexion aiguë parce qu’inquiète sur les pouvoirs et les limites de la littérature, laquelle renvoie bien sûr à l’hypothèse de sa transitivité. Une hypothèse que certains romans, comme ceux de Sylvie Germain, vont jusqu’à faire leur à même la langue, au moyen d’un « surnaturel scriptural » (p. 42), dont l’effet unheimlich tient parfois moins à son inscription dans la narration qu’à ce que produit le travail verbal : incandescence des mots, ordre désarçonnant des scènes, expressionnisme des visions.
Ici encore, nous ne sommes toutefois pas ou dans la célébration, ou dans la condamnation. La voie empruntée est résolument critique, oscillant sans cesse entre la déploration et l’émerveillement, l’ironie et la nostalgie. Avec elle, il ne s’agit jamais en tout cas de « réparer » (p. 314) le monde, comme le rappelle Donnarieix. Plus que la réparation ou la compassion, l’écriture du surnaturel relève d’une connaissance oblique et douloureuse, consciente d’elle-même et de ce qui lui fera continuellement défaut. Son inquiétude est pourtant moins ce qui l’inhibe que ce qui la relance du lieu même de sa déprise. Exercice d’ordre pascalien, cette écriture est celle qui choisit d’habiter l’inconfort pour se mesurer à l’inouï du monde.
Dans ce vaste chantier d’une inquiétude littéraire, où les codes et les formes trahissent un rapport malaisé, mais obstiné à l’écriture et à ses possibles, la thèse de Donnarieix apporte donc une contribution réellement stimulante, en particulier parce qu’elle nuance toute lecture par trop figée d’une littérature postmoderne portée uniquement par l’idée de sa vacuité ou de sa fin.
Toujours dans cette perspective, il serait possible de s’intéresser aux propres conceptions que les écrivains se font de la transitivité de la littérature (louvoyant souvent du côté de l’infrasensible ou de la magie), quand il ne s’agit pas, comme chez Volodine, d’une authentique théorie déclinée au fil de l’œuvre. Ce sont en effet souvent de telles conceptions et théories qui nourrissent, au sein même de la fiction, des imaginaires du littéraire dont la polysémie des textes garantit la profondeur tout comme elle en refonde l’inaltérable mystère.
par , le 15 mars 2023
Martin Hervé, « L’inquiétude de la littérature », La Vie des idées , 15 mars 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Donnarieix-Puissances-de-l-ombre
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[1] Cf. Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008 [2004].
[2] Cf. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1985.
[3] Cf. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la raison, trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974 [1944].
[4] Cf. notamment : Jutta Fortin et Jean-Bernard Vray (dir.), L’imaginaire spectral de la littérature narrative française contemporaine, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2013.