Brisant sans ambages avec tout orientalisme condescendant, Christian Jambet montre qu’il existe une véritable philosophie en terre d’Islam, entre sagesse religieuse et théologie politique.
A propos de : Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, Folio Gallimard
Brisant sans ambages avec tout orientalisme condescendant, Christian Jambet montre qu’il existe une véritable philosophie en terre d’Islam, entre sagesse religieuse et théologie politique.
La nature et les caractéristiques de la philosophie islamique (ou de la philosophie en Islam) semblent être une source intarissable de questionnements qui intriguent, au moins depuis le XIXe siècle, les penseurs et les spécialistes du domaine musulman. Elles ne cessent encore aujourd’hui de motiver les chercheurs soucieux d’apporter une autre réponse à cette question familière : « qu’est-ce que la philosophie islamique ? » Ainsi les problématiques vont de la justesse même de cette appellation de « philosophie islamique, arabe ou en Islam », jusqu’aux pratiquants et exerçants de cette science/activité, les philosophes, les mystiques et les sages, en passant par les contenus que l’on peut classer sous une telle rubrique.
Christian Jambet, dans ce livre dense, essaye de donner une analyse de ce qui constitue, selon lui, la nature et la spécificité de la philosophie islamique, en insistant sur ce qui fait son caractère religieux. Plutôt qu’une nouvelle histoire de la philosophie en terre d’Islam, ce livre, qui se revendique de l’héritage intellectuel de Henry Corbin, propose une relecture analytique des masses abondantes de traditions intellectuelles se voulant philosophiques et qui s’étendent sur un territoire géographique très vaste, du Maghreb et de l’Andalousie jusqu’à la province iranienne de Khorâsân et l’Asie centrale.
Le livre de Ch. Jambet s’inscrit dans cette longue tradition spécialiste qui, depuis l’orientalisme du XIXe siècle jusqu’à nos jours a travaillé et remodelé les concepts fondamentaux qui ont servi de base à l’édification du domaine islamique. Les méthodes d’analyse et les approches adoptées pour étudier cette tradition, — cristallisées d’ailleurs dans les trois noms donnés à cette philosophie [1] —, ont subi des évolutions et des changements au cours de l’histoire de sorte que nous pouvons y repérer des tendances et des approches distinctes [2]. Il y a d’abord la tendance orientaliste, représentée surtout par le travail d’Ernest Renan qui a essayé de minimiser le rôle éminent joué par la philosophie arabe. Ainsi la thèse du philosophe allemand Hegel, ou celle du médiéviste français Etienne Gilson, qui ont abordé le chapitre arabe de l’histoire de la philosophie comme une période passagère et transitoire entre la philosophie grecque et la scolastique latine, ne sont qu’un reflet de cette attitude orientaliste vis-à-vis de l’histoire mondiale de la science (p. 54-62). Pour les tenants de cette tendance, la philosophie est morte en terre d’islam, sous les attaques d’Abû Hâmid al-Ghazâlî (m.1111), le fameux Algazel des textes médiévaux qui, dans son Tahâfut al-falâsifa (L’incohérence des philosophes) accuse les philosophes d’hérésie parce qu’ils soutiennent trois thèses, incompatibles avec les fondements de l’islam. D’après la tendance orientaliste même Averroès (m.1198), — qu’elle considère comme le dernier philosophe arabe —, ne fut pas capable de redresser le statut de la philosophie en islam [3].
À l’opposé de cette tendance, on trouve les travaux d’Henry Corbin, le maître de Christian Jambet, qui, par une série d’éditions et de publications des textes en arabe et en persan, a réhabilité le rôle et la place de la philosophie islamique. Corbin a contribué à bouleverser ces préjugés en insistant sur la continuité de la philosophie islamique après Averroès, sous la forme de la philosophie dite « illuminative » (îshrâqî), notamment en Iran et dans l’est de la contrée islamique. Ainsi, la philosophie n’est nullement morte, mais a seulement changé d’orientation, de terminologie et de généalogie. Corbin a remplacé l’épithète « arabe » par l’épithète « islamique ». Cette philosophie n’est pas l’œuvre particulière de l’ethnie arabe, mais elle est le fruit des élaborations intellectuelles des ethnies et des races diverses, arabes, turques, andalouses, persanes, etc. Écartant donc le facteur racial, Henry Corbin met l’accent sur le fait que tous ces peuples qui ont contribué à l’histoire de la philosophie étaient rassemblés sous l’égide de l’islam, comme le seul élément qui était commun à tous. Jambet réaffirme le choix de Corbin. Cela faisant, l’épithète « islamique », ainsi vidée de la connotation orientaliste charriée par l’adjectif « arabe » se révèle un choix terminologique scientifiquement plus neutre.
L’auteur justifie son choix en ces termes : « La dénomination “philosophie arabe” désigne les philosophies médiévales de langue arabe. Elle ne recouvre pas les ouvrages qui ont été rédigés en persan » (p. 60). La philosophie « arabe » serait une expression correcte si l’on considérait seulement la langue arabe, idiome savant des pays musulmans dans laquelle les philosophes se sont exprimés. Cela serait la perspective de l’historien de la pensée médiévale dont l’histoire de la philosophie arabe est une partie. Mais ce n’est pas ce que Jambet envisage, car « si l’on s’interroge sur ce qui fait la spécificité de la philosophie islamique, la perspective est différente » (p. 60). L’auteur n’entend donc pas examiner la philosophie islamique comme l’une des branches de la philosophie médiévale. Au lieu de cela, il entreprend de comprendre et d’élucider « le sens de la courbe complète du philosopher en islam, laquelle se poursuit bien après le Moyen Âge, et d’élucider les significations des systèmes de pensée qui, en islam, ont produit l’ontologie, l’éthique et la sotériologie philosophique de l’islam » (p. 60). Le choix est significatif et le champ de recherche tout en étant très large est limité. Les philosophes chrétiens et juifs sont exclus de ce projet et l’accent est mis sur la primauté de l’ontologie, de la théologie et de l’eschatologie.
C’est sur ce point que Christian Jambet, comme tout autre penseur influencé par la tendance de Henry Corbin, s’écarte des autres spécialistes contemporains de philosophie en Islam qui suivent l’approche historiciste, concevant la philosophie islamique comme une des philosophies du monde médiéval [4]. Selon ces derniers, l’épithète « islamique » a une connotation culturelle et non pas uniquement religieuse, alors que selon Jambet les philosophes « n’ont pas été philosophes malgré l’islam, mais à partir de lui, avec lui et en lui » (p. 62).
Ce cadre théorique de l’étude n’est pas sans conséquence sur la définition que l’auteur donne de la notion même de philosophie, ainsi que du contenu que l’on peut aborder comme philosophique : « la philosophie est une méthode de pensée et de connaissance parce qu’elle est le guide d’un voyage, d’une pérégrination de l’âme, éloignant des régions obscures, qui sont l’enfer des passions et des illusions, rapprochant des régions lumineuses, qui sont le paradis de la science et de la réalité » (p. 13). La première partie de cette définition n’a rien de surprenant : la philosophie est une méthode, un ensemble ordonné et rationnel d’étapes pour atteindre un résultat : la connaissance. Mais c’est la deuxième partie qui nous oriente vers la vision particulière de l’auteur : la philosophie est un « voyage de l’âme » depuis l’obscurité des passions (corporelles) vers la luminosité de la science et de la réalité. Le vocabulaire, — par l’emploi de la thématique du voyage ainsi que des symboles de la lumière et des ténèbres —, est une réminiscence de la terminologie suhrawardienne, et nous pouvons y déceler l’aspect mystique qui s’allie, dans l’approche de l’auteur, à la spéculation philosophique. Et c’est dans ce cadre que l’auteur explore les limites de son projet : « si nous devions nous justifier, nous dirions que nous ne nous proposons pas ici de résumer (comment serait-ce possible ?) le contenu des sciences philosophiques telles qu’elles furent et sont en terre d’islam, mais d’examiner le lien prédicatif entre « philosophie » et « islam » dans l’expression usuelle « philosophie islamique » (p. 19). Il s’ensuit que la philosophie est entendue dans le sens large du terme. Le contenu philosophique n’est pas exclusivement l’œuvre de la falsafa, la philosophie péripatéticienne. La philosophie, dans le sens large du terme, peut être islamique et c’est à l’exploration de cette caractéristique que l’auteur a consacré son ouvrage.
L’un des points essentiels de divergence entre l’approche herméneutique de Corbin et les tenants de l’approche historiciste concerne les limites de la définition même du mot « philosophe » en terre d’Islam. Selon l’approche de Corbin, la philosophie en Islam élargit ses cadres : elle peut être « une forme spécifique de la philosophie qui est désignée sous le nom de l’irfân » (p. 41). De la même manière, le philosophe n’est pas seulement le fameux faylasuf, celui qui suit une démarche péripatéticienne néoplatonisante pour aborder les sujets du savoir, mais le terme recouvre aussi les soufis, les ârifûn, c’est-à-dire les mystiques musulmans. Le rapprochement entre l’expérience mystique et la science déductive s’opère à des moments repérables de l’histoire de la pensée islamique : les derniers chapitres d’al-Ishârât wa t-tanbîhât (Livre des directives et remarques) d’Avicenne (m.1037) traitant de la question de l’expérience mystique, l’œuvre colossale d’Ibn ‘Arabî (m.1240) le mystique andalou qui élabore une sorte de science mystique spéculative, et la méthode illuminative de Suhrawardî (m.1191), qui introduit l’expérience mystique dans l’intellection philosophique. Les courants tardifs de la philosophie opèrent une harmonisation du savoir spéculatif et de l’expérience mystique ; pour reprendre les termes de l’auteur, « l’irfân, ou sagesse et science intégrale, sera la philosophie spéculative qui aura pour ambition d’unifier tout ou partie de ses apports théoriques en une synthèse qui enveloppera le legs de la falsafa, celui de la hikma, et spécialement de la philosophie « illuminative », l’ontologie et l’anthropologie mystique d’Ibn ‘Arabî, ainsi que son mode d’exégèse du Coran, enfin, le système de correspondance établi entre le monde du Livre divin, le monde de l’homme et le Cosmos » (p. 41-42).
Dans ce contexte, l’emploi du mot « ésotérique » par l’auteur pour décrire l’activité philosophique peut avoir deux sens : 1) elle peut être ésotérique parce que le philosophe écrit dans un style codé, par l’emploi de symboles cryptés afin de cacher des vérités qui sont considérées comme subversives par les non-initiés [5] ; 2) elle peut l’être parce que le discours du philosophe interprète des « données révélées » ou « des concepts rationnels » sur plusieurs échelles d’exégèse et selon plusieurs niveaux de compréhension (p. 110). Ainsi la métaphysique d’Avicenne est ésotérique, non pas parce qu’elle renferme des réalités cachées, mais parce qu’elle est réservée à l’élite des savants et que sa compréhension est dérobée aux masses non-initiés, alors que les traités symboliques d’Avicenne ou de Suhrawardî sont « doublement » ésotériques. Pour Jambet l’activité philosophique est dans tous les cas de figure « ésotérique » puisqu’elle peut être classée selon le premier ou le deuxième sens du mot (p. 111). De la même manière, la religion aussi peut être ésotérique. Et c’est de la religion ésotérique visant la vérité cachée du message prophétique que les philosophes se réclament. Dans ce climat d’ésotérisme, la philosophie (la falsafa) prend graduellement la forme de la sagesse, la hikma dont les motifs principaux sont : la permanence de la métaphysique, et de l’eschatologie, la compréhension philosophique du message prophétique contenu dans le Coran, la valorisation d’une connaissance spéciale, al-ma’rifa, la connaissance spirituelle, ou al-‘irfân, la science intégrale du divin.
La falsafa devient la hikma parce qu’elle prend pour sujet le plus noble la théologie (p. 257). Ainsi toute la métaphysique peut être résumée en théologie. Visant cette perspective, la philosophie possède donc deux destinations, l’une théorétique et l’autre pratique. D’un côté il s’agit de connaître la vérité « pour obtenir la perfection de l’intelligence » et de l’autre côté il faut « savoir comment bien agir pour mériter le bonheur » (p. 166). Nous avons donc dans la hikma le couple indissociable de vérité/vertu : l’activité théorétique a pour but la connaissance du vrai qui est accessible à l’intelligence et non pas aux sens ; l’activité pratique a comme finalité l’obtention de la vertu par le biais de « l’assimilation à Dieu » (p. 167).
Ainsi la philosophie est un art de vivre. Jambet insiste sur la présence de ce concept favori de Pierre Hadot dans la pensée islamique. Le philosophe conçu sous cet angle est un vrai ascète qui cherche, à travers la réflexion intellective et les exercices spirituels, la « divinisation de soi ». Le mouvement de cet élan vers la divinisation est circulaire : ascendant et descendant (p. 164). Il fait d’abord un mouvement ascendant jusqu’au « principe inconditionné » dont le but est l’assimilation à Dieu. Il y a ensuite le mouvement descendant pour devenir un maître qui « enseigne à ses disciples le modèle de la Cité parfaite » (p. 165). L’assimilation à Dieu serait insuffisante sans le perfectionnement moral de soi et des autres. Dans ce mouvement le philosophe n’est pas seulement occupé par son salut personnel, il s’inquiète aussi pour le salut des autres. Selon l’enseignement de la philosophie grecque adopté par les philosophes musulmans tels que Fârâbî, le rôle de philosophe est celui de prophète et de nomothète. Cela nous conduit au lien complexe que la philosophie et la politique entretiennent.
L’accent mis sur le facteur religieux dans l’élaboration de la philosophie islamique mène à un examen minutieux du rôle de la philosophie dans le domaine politique. La place que la métaphysique occupe dans ce contexte est primordiale. La science pratique, politique et morale s’instruisent de la métaphysique (p. 331). Ce n’est donc pas la politique qui gère l’orientation de la métaphysique mais bien l’inverse. L’islam veut l’installation des souverains qui puissent assurer, mieux que quiconque, le bonheur mondain et ultra-mondain des fidèles. Il met en place non pas des rois philosophes, mais le prophète et le calife, dans la branche sunnite, et le prophète et l’Imâm, dans la branche shî’ite. Partie intégrante de la métaphysique, la politique est considérée divine sous deux modes différents : le mode néoplatonicien qui privilégie la vision ontologique et suppose que la souveraineté de Dieu est absolue puisqu’Il est la seule source donatrice de l’existence. Ainsi tout essai de politisation est inutile et tout gouvernement humain est inférieur au gouvernement de Dieu. Le second mode, aristotélicien, postule que la gestion est déléguée par Dieu à l’homme et que cette délégation du pouvoir peut être rationalisée par les théories de prophétologie. Ainsi l’État islamique peut être constitué et le juriste peut prendre la place du roi philosophe.
Selon cette vision des choses, la métaphysique devient limitée à la théologie (p. 255). L’effet de la métaphysique se résumant à la théologie conduit d’abord à un effort de légitimation de l’activité philosophique dans les premiers temps de l’islam. La falsafa veut se faire une place dans un système monothéiste où le tawhîd (le principe de l’unicité divine) gère tant sur le plan politique que sur le plan doctrinal, l’homogénéité et l’unité de la société musulmane. L’autre effet est qu’on a un modèle de sagesse qui, à côté de la falsafa, propose un autre exemple de la souveraineté qui est la dominance spirituelle.
L’évolution de cette théologie politique connaît des tournants majeurs. Premièrement, il y a altération de la valeur accordée à l’ontologie dans la métaphysique post-avicennienne. L’ordre établi par l’école d’Aristote et entretenu par les philosophes musulmans est légèrement changé par les philosophes de l’école d’Ispahan qui était active en Iran pendant la période safavide. Comme l’a repéré l’auteur, la logique perd encore plus de son poids au profit de l’ontologie. C’est ainsi qu’un commentateur du XVIIe siècle en Iran peut suggérer que la philosophie entendue au sens de hikma valorise l’activité métaphysique et la sépare de l’activité logicienne. Les intelligibles seconds, le sujet de la logique, ne sont pas traités en tant qu’ils sont des objets de la logique, mais en tant qu’ils sont des existants (p. 365). Il faut reconnaître que cette évolution est le fruit d’un changement encore plus grand, opéré par Mullâ Sadrâ (m.1636). Ce dernier, le plus important des philosophes de cette école, apporte une grande réforme à cette science : il propose la primauté de l’existence (asala al-wujûd) et substitue « à la seule recherche des catégories de l’être la recherche de l’existence effective, conçue, non comme catégorie de l’existant, mais comme présence effective, acte d’exister » (p. 359-360). D’ailleurs, le fait que les modalités de l’être sont des concepts métaphysiques et non plus logiques induit que « l’Être nécessaire est non seulement l’objet, le but, mais le sujet de l’ontologie » (p. 366). La métaphysique de l’être est une pure théologie où c’est la question de la souveraineté divine qui est en jeu. Outre cet arrière-plan ontologique, nécessaire au redressement d’une théorie de la théologie politique, la philosophie intègre les problèmes du Kalâm, la théologie islamique. Il y a finalement, dans ce lent processus, rapprochement du rôle du philosophe et de celui de l’Imâm, le guide spirituel.
La philosophie illuminative a néanmoins un autre impact sur le domaine politique. Selon sa théorie cognitive, on ne peut pas garantir qu’une proposition universelle, qui doit être nécessaire et toujours vraie, ne soit pas renversée, dans un temps quelconque, par la découverte d’exceptions. Cette contingence ou la possibilité de l’avenir mettent en cause la validité de la loi. C’est pourquoi la science acquise par la « présence » à un moment donné, par laquelle le sujet connaissant voit l’objet de la connaissance, est la seule science certaine dont la validité ne peut être suspendue. Cette science immédiate et intuitive sert de fondement aux lois. Mais comme ces lois sont renouvelées dans l’avenir, il y a toujours besoin d’un philosophe qui puisse guider la société par sa connaissance immédiate. La théologie politique qui, auparavant, était l’œuvre d’une désacralisation de l’imâmat par la falsafa, devient une théorie de la souveraineté divine qui ne distingue plus le philosophe de l’Imâm. Les saluts moral et philosophique ne diffèrent pas de l’imamat politique. Cela favorise évidemment le surgissement de la théorie politique shî’ite, et entraîne l’entrée en scène de la figure du juriste (faqîh). En l’absence de l’Imâm, le juriste se considère comme l’autorité la plus haute en matière de science divine et se substitue au philosophe. Ainsi s’opère « cette substitution du savant juriste au philosophe, en une place qui n’est plus celle du juriste mais du nomothète, qui vaudra à l’irfân, résistant à cette lente rationalisation et à cette politisation de la philosophie, tracas et persécutions, et à la philosophie l’ambigüité de son statut institutionnel » (p. 371). L’auteur termine son livre en s’interrogeant sur la légitimité de la place occupée par le juriste dans la société musulmane moderne et sur l’enjeu de la liberté, non pas dans une telle société, mais dans la philosophie islamique inaltérée par l’intervention du faqîh [6].
Le livre de Ch. Jambet offre une vision détaillée et vaste de l’aspect islamique de la philosophie en terre d’islam. Malgré les difficultés qu’offre ce choix, il réussit à dépasser l’approche purement herméneutique de Corbin et réalise un développement englobant la majorité des événements et des figures remarquables qui ont formé l’aspect islamique de cette philosophie. Cela se marque notamment dans la mise en valeur de la nature pratique et sotériologique de la philosophie et compte parmi ses représentants notamment les philosophes shî’ites et les courants mystiques. Le fait que le livre soit écrit pour un public premièrement non-spécialiste conduit parfois à des généralisations d’ordre historique qui n’échapperont pas à l’œil d’un spécialiste. Malgré cela, l’ouvrage ouvre la voie d’une meilleure appréhension de l’esprit islamique sans souscrire aux préjugés qui hantent la conscience de l’homme moderne occidental vis-à-vis de ce phénomène étrange et prolifique qu’est la philosophie islamique.
par , le 20 août 2012
Salimeh Maghsoudlou, « Du religieux au politique : la philosophie islamique », La Vie des idées , 20 août 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Du-religieux-au-politique-la
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[1] Pour un aperçu des opinions des spécialistes de ce domaine sur les noms par lesquels on peut et on doit appeler la philosophie en terre d’Islam cf. G. C. Anawati, « Philosophie médiévale en terre d’Islam », MIDEO, N° 5, 1958, p. 181-192.
[2] Pour une étude succincte de ces tendances cf. Dimitri Gutas « The Study of Arabic Philosophy in the Twentieth Century : An Essay on the Historiography of Arabic Philosophy », British Journal of Middle Eastern Studies, Vol. 29, n° 1, 2002, p. 5-25.
[3] On peut constater la survivance de la tendance orientaliste, transformée en islamophobie savante en France, dans le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel, Paris, Seuil, 2008. L’ouvrage a fait l’objet d’une vaste critique, notamment dans l’ouvrage collectif Les Grecs, les Arabes et nous, Ph. Büttgen, A. De Libera, M. Rashed, I. Rosier-Catach (éd.), Paris, Fayard, 2009. Voir la recension sur la Vie des idées .
[4] À la tête de cette tendance nous pouvons compter Dimitri Gutas. Pour son analyse de la « philosophie islamique » cf. Dimitri Gutas, « Certainty, Doubt, Error : Comments on the Epistemological Foundations of Medieval Arabic Science », Early Science and Medicine, Vol., 7, n° 3, 2002, p. 276.
[5] C’est l’approche de Leo Strauss qui considère que toute la philosophie arabe est modelée par le conflit entre la religion et la philosophie. Selon Strauss les philosophes arabes, par peur des persécutions, ont écrit de façon cryptée et n’ont pas dit explicitement ce qu’ils voulaient dire. Pour une meilleure compréhension de son approche cf. Rémi Brague « Leo Strauss et Maimonide » in S. Pines ans Y. Yovel (eds.) Maimonides and Philosophy, Dordrecht and Boston, 1986, p. 246-268.
[6] Pour avoir une vision plus claire de l’évolution de la théorie politique du shî’isme cf. M.-A. Amir-Moezzi et Ch. Jambet, Qu’est-ce que le Shî’isme ?, Paris, Fayard, 2004 ; et aussi Ch. Jambet, « Les conditions religieuses et philosophiques de la révolution islamiques », Rue Descartes, n° 4, Le théologico-politique, Avril 1992, p. 121-139.